Angleterre 16

Darras tome 23 p. 217

 

  92. « Le roi se rendit à Windsor, in villam suam quae   Windlesora vocatur. Là il fit venir Anselme, et tant par lui que par des intermédiaires, le circonvint pour obtenir son acquiescement à l'élection primatiale, mais à la condition d'abandonner définitivement, par amour pour le roi, les terres que celui-ci avait détachées depuis la mort de Lanfranc dû domaine ecclésiastique de Cantorbéry, et don­nées à

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1.Ibid. col. 371.

2. M. de Rémusat. Saint Anselme de Cantorbéry, p. 143. Cf. Huntingdon. De contempiu mundi; Anglia Sacra, t. il, p. 607.

3. Vermntamen dekis aliis credam tibi, sicut debeo. M. de Rémusat qui se sert ici de la troisième personne ne nous semble point avoir rendu la force de ce passage en disant: « Mais que, sur ce point ainsi que tout autre, il agirait comme il le devrait. »

4.Eadmer, loc, cit. col. 371.

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titre héréditaire à quelques serviteurs fidèles.» Cette préten­tion de Guillaume le Roux fut le point de départ d'une série de luttes entre les rois d'Angleterre et les primats de Cantorbéry, qui se prolongea durant des siècles. « Anselme s'indigna  à la  pensée de ratifier d'avance la spoliation d'une église dont il n'avait pas même encore occepté la charge, et il refusa péremptoirement. Sa joie  fut grande alors, parce qu'il espérait que les négociations allaient être définitivement rompues, et que d'autre part il recevait la nouvelle que les religieux du Bec venaient d'élire à sa place un nouvel abbé en la personne de Guillaume de Monfort, d'une famille alliée aux puis­sants seigneurs de Beaumont et qui possédait le vieux château de Montfort-sur-Risle 1. « L'homme de Dieu se félicitait, poursuit l'ha­giographie, d'être à la fois déchargé de ses fonctions abbatiales et repoussé du siège de Gantorbéry. Le roi, en effet,  maintenait réso­lument ses exigences et ne semblait pas devoir céder.  Mais la cla­meur universelle qui s'éleva contre lui, l'accusant de ruiner toutes les églises, le força à changer d'attitude. Dans une assemblée de la noblesse qu'il tint à Winchester, il manda saint Anselme et lui fit de si belles promesses touchant les biens ecclésiastiques et le service de Dieu, qu'il le détermina enfin à accepter le siège primatial d'Angleterre. Suivant donc l'exemple de son prédécesseur, Anselme se déclara, quant à l'usufruit des biens féodaux, homme du roi, c'est-à-dire qu'il rendit hommage pour le   domaine  temporel ; en   même temps Guillaume donnait ordre de le  mettre en pos­session de tous les biens de l’archevéché, tels que Lanfranc les avait possédés. Le sacre d'Anselme se fit alors, le 4  déembre 1093,  au milieu de l'enthousiasme universel, dans la cathédrale de Cantorbéry par le métropolitain d'York Thomas, en présence de tous les évêques de la Grande-Bretagne, sauf ceux de Worcester et d'Exeter qui retenus par la maladie s'étaient fait représenter par une déléga­tion officielle. Mais Guillaume le  Roux, « ce perfide

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1 De cette famille devait sortir un jour Simon de Montfort, le héros de la croisade contre les Albigeois. Bertrade femme de Foulques d'Anjou et épouse adultère de Philippe I était de cette maison, très-puissante alors en Norman­die. Cette circonstance explique sans la justifier la faiblesse de l'archevêque de Rouen qui assiste au mariage sacrilège.

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roi d'Albion,» ainsi que le nomme Ordéric Vital1, n'avait nullement renoncé à  ses revendications. Le jour même où Anselme fit son  entrée  solennelle à Cantorbéry, Rannulf en  qualité de grand  exécuteur des mandats royaux intenta contre lui une action, et  se  présentant  en pleine rue au milieu du cortège, cita l'archevêque à comparaître de­vant le roi pour y répondre au sujet des domaines revendiqués  sur la couronne. Des violences atroces eurent lieu à cette occasion   con­tre plusieurs clercs. « L'indignation fut générale, dit l'hagiographe. Tous pleuraient en voyant traiter ainsi un homme de Dieu, un saint dont le mérite et les vertus étaient en bénédiction. Anselme se tut ; il comprit dès lors ce qu'il allait avoir à souffrir durant son pontifi­cat 1. »

 

   93. La lutte ne tarda point à s'accentuer. « En ce temps, reprend l'hagiographe, le roi travaillait de tout sonpouvoir à dépouiller son frère Robert du duché de Normandie. Il dépensait dans ce but des sommes immenses ; tous les grands vassaux durent concourir par des offrandes plus ou moins volontaires aux frais de l'expédition projetée. Anselme, malgré la pénurie où se trouvait son église après une dilapidation qui avait duré quatre années consécutives, offrit cinq cents livres (375,000 fr. valeur actuelle)3. Quand cette proposi­tion parvint à la cour, quelques conseillers malveillants dirent au roi : « Vous avez honoré, enrichi,  exalté ce moine au-dessus de tous les princes d'Angleterre. Deux mille livres, ou du moins un millier, n'eussent pas été trop pour vous prouver sa reconnaissance. Il vous en offre dérisoirement cinq cents ; refusez-les, témoignez-lui votre indignation ; et la terreur le forcera bientôt à en ajouter cinq cents autres. » On vint donc avertir Anselme que son offrande était

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1. Guille/mus liufus rex Albionis (Hist.   eccles.,   Hb.  vin). C'est   la  première fois que nous rencontrons dans les  chroniques de  ce temps le nom aujour­d'hui si populaire d'Albion.

2. Eadmer, col. 372.

3.   « La livre anglo-saxonne, dit M. de Rémusat, contenait 48 sols d’argent et le sol 5 deniers ; le denier, penny, valait 3 pence actuels, 31 centimes. Selon Lingard, une livre équivalait alors en poids à 3 pounds, et la valeur de
l'argent était dix fois plus grande qu'aujourd'hui. Mille livres représentaient donc près de 750,000 francs de notre monnaie. » Saint Anselme de Cantor-
béry,
p. 159).

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 rejetée. Fort étonné, l'archevêque se rendit près  de Guillaume. « Est-il vrai, lui dit-il, que le seigneur roi refuse notre don ? » Sur la réponse affirmative de Guillaume le Roux : «Je vous prie, ajouta-t-il, ne nous faites point cette injure. Quoique ce soit la première offrande que puisse en ce moment vous faire l'archevêque de Cantorbéry, ce ne sera point la dernière. Il sera pour vous plus utile de recevoir, et pour moi plus honorable de vous offrir de bonne amitié des sommes moins considérables mais fréquemment renouvelées. Dans ce libre et amical commerce vous me trouverez, moi et tout ce que je possède, à votre entière disposition ; mais si vous préten­dez agir en exacteur, vous n'aurez ni moi ni rien de ce qui m'ap­partient.» Guillaume se levant en fureur lui repartit : «Gardez votre argent et vos remontrances. Ce que j'ai me suffit. Adieu. » Anselme se retira. Il lui souvint alors de la parole du Sauveur : «Nul ne peut servir deux maîtres1. » C'était l'évangile qu'on avait chanté le jour où il avait pris possession du siège de Gantorbéry. Puis il dit : « Béni soit le Seigneur Dieu tout-puissant. Si le roi eût gracieu­sement accueilli mon offrande, les méchants n'auraient pas manqué de dire que c'était de la simonie après coup, et que je payais ainsi l'investiture de mon archevêché. L'argent dont il ne veut point, je vais le distribuer pour la rédemption de son âme aux pauvres de Jésus-Christ2. » Quelques semaines après, par ordre de Guillaume tous les évêques et princes d'Angleterre furent convoqués à Hastings, où le roi devait s'embarquer avec l'armée d'expédition (février 1094). Le vénérable Anselme s'y rendit afin de présider aux prières solen­nelles faites pour le succès de l'entreprise. Les vents contraires re­tinrent durant un mois la flotte anglaise au port. Durant l'intervalle, Anselme sacra Robert Bloët, nommé par le roi au siège épiscopal de Lincoln, et lui fit jurer obéissance à l'église primatiale de Cantor-béry. Cet acte de juridiction privilégiée fournit aux mécontents un prétexte pour l'accuser encore. Mais cette fois Guillaume dont le nouvel évêque possédait toute la faveur imposa silence aux courti­sans. « Je ne veux pas, dit-il, que la primatie de Cantorbéry ait à

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1 Matt. vi, 24.

2. Eadœer, loc. cit. col. 374.

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souffrir de mes querelles avec le primat. » Le jour des Cendres (22 février) l'archevêque de Cantorbéry prononça devant toute la cour une allocution pleine d'éloquence et de vigueur contre le luxe effé­miné de la jeune noblesse. Sa parole fut efficace : le lendemain les longs cheveux que les courtisans portaient divisés sur le front, flot­tant en boucles sur les épaules et rattachés par des bandelettes d'or, furent coupés. Anselme méditait bien d'autres réformes. Un jour que Guillaume s'entretenait avV allez, ô roi mon seigneur, traverser la mer pour aller conquérir la Normandie. Le meilleur moyen d'attirer sur vos armes la bénédiction divine serait de rétablir la religion dans votre royaume d'Angleterre, où elle a presque entièrement disparu. — Quel re­mède y puis-je donc apporter? demanda le roi. — Rendez aux évoêques, reprit Anselme, la liberté de se réunir en un concile sous ma présidence. Depuis votre avènement au trône, vous ne leur avez permis de tenir aucune assemblée de ce genre. — C'est mon affaire et non la vôtre ! interrompit Guillaume. J'ai le temps d'y penser. » Puis il ajouta en ricanant : « D'ailleurs de quoi parleriez-vous dans ce concile ? — Seigneur, répondit Anselme, le cri qui s'éleva jadis contre Sodome et provoqua la vengeance céleste, peut aujourd'hui se répéter contre le royaume d'Angleterre. Tous les crimes y ont pullulé, la sainteté des mariages y est publiquement outragée, tou­tes les lois de Dieu et de l'Eglise y sont foulées aux pieds. Si vous n'y mettez ordre, si la discipline ecclésiastique n'est remise en hon­neur ; la corruption deviendra incurable. Unissons donc nos efforts, vous avec votre puissance royale, moi avec mon autorité spirituelle, pour régénérer les mœurs publiques. — Mais que gagnerez-vous à cela? demanda Guillaume. — Rien pour moi, répondit Anselme; tout pour Dieu et pour vous-même. — 11 suffit, reprit le roi. Je ne veux pas en entendre parlerdavantage. «L'archevêque demeura quel­que temps en silence, puis changeant de sujet : « J'aurais, dit-il, à appeler votre attention sur d'autres objets non moins importants. Un grand nombre de monastères sont en ce moment sans abbés. Les moines livrés à eux-mêmes, sans direction aucune, s'abandon­nent à tous les désordres. » A ces mots, le roi ne put comprimer davantage sa colère. « Qu'avez-vous à y voir? dit-il. Est-

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ce que les abbayes ne sont pas à moi? Vous faites ce que vous voulez de vos métairies, je fais ce que je veux de mes monastères. — Les abbayes sont à vous, reprit doucement l'homme de Dieu, dans le sens que vous en êtes l’advocatus, l'avoué et le protecteur, mais non pour que vous y portiez le ravage et la dévastation. » Guillaume l'inter­rompant aussitôt : « Vous n'avez jamais à me dire que des choses désagréables ! s'écria-t-il. Votre prédécesseur n'eût point osé parler ainsi à mon père. Je ne ferai jamais rien pour vous. » La rupture était consommée. Le roi d'Angleterre mit à la voile, sa flotte tra­versa saine et sauve le détroit ; mais l'expédition n'eut pas le suc­cès qu'il en espérait. Après avoir ravagé inutilement quelques points du territoire normand, il dut revenir à l'automne suivant dans son royaume. Cependant l'Europe entière s'ébranlait pour une expédi­tion qui devait changer la face du monde, et laisser dans l'histoire des souvenirs immortels.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon