Darras tome 40 p. 207
Le sacre eut lieu à Notre-Dame le 2 décembre 1804, en grande pompe. Thiers a décrit avec exactitude la physionomie générale de la cérémonie, nous n'en retiendrons que les particularités intéressantes pour la doctrine et le droit. Quand le Pape demanda à Napoléon s'il promettait de maintenir la paix dans l'Église de Dieur,Napoléon répondit d'une voix assurée : Profiteor. Celte promesse avait pour objet de rappeler les anciennes déclarations des droits de Dieu, des devoirs des rois, des garanties qu'ils doivent offrir à leur peuple. Ces mêmes devoirs étaient rappelés par la dalmatique, la tunique et le manteau royal, que Napoléon remplaça par des vêtements dont il était l'inventeur sans goût. Au moment du sacre, Napoléon, et Joséphine se mirent à genoux au pied de l'autel sur des carreaux ; le Pape fit les onctions avec le baume de la sainte ampoule et le chrême qui sert à l'onction des évêques. Le Pape récita ensuite l'oraison par laquelle il est demandé que l'empereur soit le protecteur des veuves et des orphelins, qu'il détruise l'infidélité qui se cache et celle qui se montre en haine du nom chrétien. Alors eut lieu la tradition des insignes : l'épée, emblème du pouvoir militaire ; l'anneau, marque d'alliance entre l'Empereur et l'Église ; le sceptre et la main de justice, emblèmes du gouvernement civil et militaire. Après l'oraison où il est dit : « Le sceptre de votre empire est un sceptre de droiture et d'équité, » Napoléon, d'un geste à la fois impérieux et calme, devançant Pie VII, saisit la couronne, la mit lui-même sur sa tête et revint couronner Joséphine à genoux. Cet acte avait été prémédité par Napoléon pour se venger des concessions qu'il avait dû faire ; mais il dérogeait à la fois aux conventions diplomatiques, aux rites de l'Église et au bon sens. D'aucuns ont vu, là, une marque de grandeur, une résolution de soustraire le pouvoir et le pays à l'autorité du Saint-Siège. Telle était, en effet, la pensée de Napoléon, mais alors pourquoi appeler un Pape inutile au service et odieux à l'ambition ? C'était, de plus, une maladresse insigne; Napoléon ne pouvait mieux faire voir qu'il prenait la couronne au lieu de la recevoir,
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que son pouvoir venait de lui-même, que son peuple était contre lui sans recours ; tranchons le mot, qu'il inaugurait un pouvoir sans limite et sans responsabilité. Un pouvoir irresponsable, c'est à cette monstruosité que tendent les pouvoirs civils depuis Luther ; Bonaparte, fils de la révolution, se montrait fidèle à ces inspirations du libre examen révolutionnaire, du despotisme césarien et de l'absolutisme de l'État, personnifié dans sa personne.
Le Pape, si modeste qu'il fût, souffrit de cette action imprévue et indécente de l'Empereur; il la ressentit non point comme un afiront fait à sa personne, mais comme une atteinte portée à sa dignité pontificale. Par amour de la paix, pour ne compliquer par aucune apparence de susceptibilité la situation déjà si tendue, décidé d'ailleurs à n'attacher de sérieuse importance qu'aux choses qui intéressaient directement la religion et l'état des âmes en France, Pie VII ne protesta point. Il prévint seulement que si, dans la relation officielle du Moniteur, des détails de la cérémonie de Notre-Dame étaient rapportés autrement qu'ils avaient été à l'avance tracés dans le cérémonial convenu entre les deux cours, il réclamerait et prendrait soin d'établir qu'il n'avait point librement et de plein gré consenti à aucun changement. De là cette circonstance singulière, fort remarquée dans le temps et jamais expliquée, du silence absolu gardé par le Moniteur sur la cérémonie dont la description remplissait toutes les feuilles publiques de la France et de l'étranger. On crut d'abord à un retard motivé par le besoin qu'éprouvait l'organe officiel du gouvernement d'être plus exact et plus complet que les journaux ordinaires. On attendit, puis l'attention se porta vite ailleurs, car elle avait alors de quoi se distraire, et bientôt l'on n'y pensa plus. On publia, mais un an après, à l'imprimerie impériale, un procès-verbal de la cérémonie du sacre et du couronnement de l'empereur Napoléon, encore le fit-on avec un parti pris d'infidélité. Ainsi le Profiteor était traduit par un je m'y engage de la manière qui me paraîtra la plus convenable, ce qui signifie : Je ne m'engage pas du tout. Déjà, à propos des bulles d'exécution du Concordat, le gouvernement avait publié, de ces pièces, des traductions fautives à dessin pour induire en erreur le
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lecteur inattentif ou ignare. On se figure difficilement des pouvoirs publics descendant à une telle bassesse de procédés.
22. Cependant la religion refleurissait en France. La masse de la nation n'avait été entamée ni par le philosophisme impie ni par le jacobinisme. Là où ces deux fléaux avaient exercé leurs ravages l'excès du mal ramenait au bien, et, sauf certains aveuglements incurables, il s'effectuait, vers la religion, un visible retour. La haute société, si cruellement éprouvée pour ses écarts du XVIIIe siècle, répudiait sur toute la ligne le rire spirituellement niais de l'école voltairienne. La littérature française se réveillait aux glorieux accents du Génie du christianisme, aux poésies de Fontanes, aux sentences de Joubert, aux élucubrations philosophiques du vicomte de Bonald. Le Concordat devait d'ailleurs porter d'heureux fruits. Le jubilé de 1804 ranimait partout des sentiments qu'on s'étonnait presque d'avoir conservés. Les séminaires s'ouvraient pour fournir partout, au vieux sacerdoce, de jeunes recrues. Le gouvernement lui-même favorisait les prêtres de la Mission, les frères des écoles chrétiennes et les Sœurs hospitalières de S. Vincent de Paul. Enfin le voyage du Pape et les cérémonies du sacre mêlaient, à toutes ces causes de renaissance, leur influence bénie. Sur les ruines, amoncelées par la main des hommes, s'épanouissait sous le souffle du ciel, la fleur, délicate encore, des grandes espérances.
Le
Pape put voir, de ses propres yeux, la première effloraison de cette renaissance. Durant un séjour de quatre mois qu'il fit à
Paris, il tint deux consistoires, visita
les églises et les hôpitaux, sans rien accorder, je ne dis pas aux jouissances
du luxe, mais aux agréments de la curiosité. La population catholique fit
partout, au
souverain pontife, cet accueil plein de respect et de dévotion qui ravivait la
foi et encourageait la vertu. Le gouvernement, comme il arrive assez souvent en
France, ne se tint pas à l'unisson des sentiments pieux du pays franc. La
pensée du pieux pontife était sans cesse tournée vers le but utile, le seul
vraiment important, du
voyage qu'il avait entrepris. S'il avait donné, au nouveau souverain de la
France, une marque si éclatante de considération publi-
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que et d'affection personnelle, il entendait en faire exclusivement profiter la cause sacrée dont il était le représentant et le défenseur. Lorsqu'il ouvrit la bouche sur ces sujets dont son cœur était plein, commencèrent pour lui les mécomptes et les déboires. Par une première ouverture, il donna l'attaque aux quatre articles de 1682: c'était prendre par les cornes le taureau gallican ; mais on ne pouvait lui rompre le cou avec des négociations amiables, et c'est seulement en 1870 qu'on devait le percer avec l'épée flamboyante d'un concile. Portalis et Napoléon répondirent sur ce sujet avec une obstination singulièrement fortifiée par l'ignorance ; ils confondaient tout, les actes et les personnes et s'imaginaient réfuter victorieusement quand ils se prenaient dans leurs propres filets. De leur part, c'était surtout une contradiction de venir à des doctrines qui détrônaient le Pape juste au moment où on l'appelait pour sacrer l'empereur, et au lendemain du jour où, par le Concordat, on avait si magnifiquement affirmé la plénitude de l'autorité apostolique.
Le Pape présenta ensuite un mémoire contenant onze demandes relatives à la discipline de l'Église. Par le premier article, il demandait la proscription du divorce, incompatible avec le dogme religieux de l'indissolubilité du mariage. Dans le second, il s'agit de conserver aux évêques l'inspection naturelle qui leur appartient sur les mœurs et la conduite des clercs soumis à leur sollicitude : ce point est accordé pour les délits purement ecclésiastiques, non pour les délits civils, où le prêtre ressort comme tout citoyen. L'article trois, demande pour les prêtres, des moyens d'existence décente ; il y fut pourvu par quelques augmentations de traitement et la présentation de tarifs qui furent homologués par le gouvernement. Les articles suivants se référaient au rétablissement des anciennes lois sur la célébration des dimanches et des fêtes à l'expulsion des prêtres mariés des établissements d'instruction publique ; au maintien de la paix religieuse ; à la restitution de Sainte-Geneviève au culte catholique ; aux anciens établissementsdes Irlandais, des missions étrangères, du séminaire du Saint Esprit et de la componende pour Saint-Jean de Latran. Sur toute
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ces questions, Napoléon accorda beaucoup moins qu'il n'avait promis et ne tint rien de ce qu'il avait permis d'espérer. Du moment que l'Empereur avait obtenu ce qu'il désirait, il se tenait quitte, en sa qualité de lion sacré et couronné. On devine ce qu'il répondit à la proposition de rendre les légations au Pape ; déjà Napoléon rêvait de la monarchie universelle. Sa réponse fut à peu près ceci: « Vous me demandez une restitution déjà faite par Charlemagne ; il y a bien quelque chose à faire, mais ce que Charlemagne a trouvé bon de rendre, il trouve bon de le garder : nous verrons plus tard. » Sur l'heure, il fit proposer au Pape d'habiter Avignon et d'accepter à Paris un palais papal, trois fois plus vaste que le Vatican. Pie VII répondit fort paisiblement que ses mesures étaient prises ; que le jour où il serait retenu en France, il aurait cessé d'être pape et qu'alors on n'aurait plus, entre les mains, qu'un pauvre moine, nommé Barnabo Chiaramonti. En présence de cette sublime réponse, Napoléon signa, le soir même, les ordres de départ ; lui-même partit avant le Pape et alla prendre, à Milan, la couronne de roi d'Italie. En la posant sur sa tête, il dit : «Dieu me la donne, malheur à qui y touchera ! »
Le Pape quitta donc la France après un séjour dont la touchante popularité avait excité la jalousie de Napoléon. Par un misérable ombrage, le glorieux vainqueur de tant de batailles, qui passait au champ de Mars des revues où courait avec ardeur la foule enthousiaste, n'avait pu prendre sur lui que le Pape officiât pontificale-ment à Notre-Dame. Quand vint le moment du départ, qui coïncida avec les solennités de la semaine sainte, il s'arrangea encore de manière à empêcher le Pape de célébrer dans une ville les fêtes de Pâques. Pie VII accepta ces petites mortifications, comme il avait accepté les affronts continuels dont l'avait poursivi son hôte trop impérial pour être royal ; s'il ne prévit pas tout de suite les excès auxquels allait se porter l'Empereur, il ne conserva, du moins, aucune illusion. De Parme, il écrivit pourtant à l'Empereur pour faire connaître les suites de son voyage. En arrivant à Rome, il se fit conduire à Saint-Pierre, où le reçut, malgré ses quatre-vingts ans, le cardinal d'Yvek. « La bénédiction terminée, dit
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Artaud de Montor, le Pontife s'approcha encore une fois de l'autel pour faire sa dernière prière avant de sortir. Il paraît que, lorsqu'il fut à genoux, alors comme une sorte d'extase s'empara de lui. L'idée de se retrouver dans le principal temple de sa capitale, cent quatre-vingt-cinq jours après un départ si douloureux, le souvenir des dangers qu'il avait courus, ou qu'il croyait avoir pu courir pendant un aussi long trajet, le préoccupaient tellement qu'il restait comme immobile au pied de l'autel. Cette extase se prolongeait ; l'église, où l'on était entré vers la fin du jour, et que l'on n'avait pas pensé à éclairer pour une cérémonie de nuit, commençait à s'assombrir. Plus de trente mille personnes, indécises au milieu de ce silence et de l'approche de l'obscurité, ne concevaient pas la cause de cet événement. Le cardinal Consalvi se leva doucement, s'approcha du Pape, lui toucha doucement le bras, et lui demanda s'il éprouvait quelque faiblesse. Le Pape serra la main du cardinal, le remercia, et lui expliqua que cette prolongation de sa prière était un effet de joie et de bonheur. On ramena le Pape dans sa chaise à porteurs. Il était très fatigué, et J'on exigea de lui qu'il se retirât en n'accordant aucune audience. Le soir il y eut une illumination générale dans les palais de Rome, et le Sénateur donna un ricevimento magnifique au Capitole, où se réunirent toute la noblesse romaine et le corps diplomatique » (1).
23. Cette puissance grandissante de Napoléon alarma les puissances. L'Europe se leva en armes et, de 1804 à 1815, l'empire ne fut qu'une longue guerre. En raconter ici le détail triste pour l'humanité et glorieux pour la France nous mènerait trop loin , nous nous contenterons de dresser, des principales campagnes, un tableau sommaire. Cette continuité de combats met en relief le génie militaire de l'Empereur : sur cinquante et quelques batailles livrées, Napoléon n'en perdit qu'une ou deux, les dernières : ce résultat manifestement inévitable accuse l'infirmité de sa politique. Si Napoléon avait voulu se contenter de donner à la France ce qu'on peut appeler ses frontières naturelles, il lui eût créé, en Europe, une situation prépondérante, qu'elle eût pu garder long-
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(1) HUt.de Pie VII, t. II, p. 282.
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temps, peut-être toujours. En poussant les choses à l'extrême, il la laissa plus petite qu'il ne l'avait trouvée, épuisée d'hommes et d'argent, obligée, pour se refaire, de donner carte blanche aux peuples vaincus.
En 1804, coalition formée par le ministre Pitt, avec le concours de la Suède, de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie. Napoléon, avec la rapidité de l'aigle qu'il a pris pour emblème, parcourt la Bavière, descend dans le Tyrol, remonte vers le Nord, marque chaque jour d'un succès et couronne tous ses avantages partiels par la victoire légendaire d'Austerlitz. La paix est faite avec l'Autriche à Presbourg.
En 1806, l'empereur François se démet de l'empire et se contente de sa principauté sur l'Autriche-Hongrie. Napoléon ajoute à ses titres ceux de protecteur de la confédération germanique, médiateur de la confédération suisse, taille dans toute l'Allemagne des principautés pour ses frères, bat les Prussiens à Iéna et à Auërstadt, réduit la Prusse à rien et lui dicte la paix.
En 1807, guerre contre les Russes, batailles très meurtrières de Friedland et d'Eylau. Napoléon ordonne le blocus continental qui ferme l'Europe au commerce anglais et dicte à la Russie vaincue cette paix mémorable de Tilsitt, la plus glorieuse qu'ait jamais fait signer la France.
En 1807, 1808 et 1809, Junot chasse du Portugal la maison de Bragance ; l'Espagne, jusqu'ici alliée de Napoléon, est donnée à Joseph Bonaparte ; les armées françaises, aux prises avec un peuple mal gouverné, mais chrétien, livrent les plus sanglants combats et ne triomphent que pour se voir décimées par les guérillas.
En 1809, l'empereur d'Autriche viole la paix de Presbourg. Les victoires d'Eckmülh et de Wagram l'obligent à demander de nouveau la paix. Le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, en 1810, paraît promettre, à cette paix, quelque durée. En 1811, la naissance d'un prince impérial fait même espérer que les bénéfices de cette paix s'étendront aux autres puissances. Napoléon donne, à son fils, le titre malheureux de roi de Rome, vacant depuis Tarquin le Superbe.
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En 1812, l'empereur de Russie avait violé la paix de Tilsitt. Napoléon passe le Niémen avec sa grande armée, bat les Russes à Smolensk et à la Moskowa, prend Moscou, la vieille cité des csars, fait sauter le Kremlin, palladium de leur puissance. Rostopchine incendie Moscou occupé par les Français ; les Russes se retirent et mettent le désert entre eux et le vainqueur. Napoléon se décide à la retraite. Les éléments guerroient contre lui, un froid intense fait tomber les armes des mains de ses soldats. Cette retraite, de lugubre mémoire, dont le passage de la Bérésina n'est qu'un épisode, anéantit la grande armée.
Au printemps de 1813, Napoléon se voit encore à la tête de trois cent mille hommes. Suivant sa tactique ordinaire, il marche à l'ennemi ; le bat à Liitzen, Bautzen, Dresde ; perd, malgré de grands avantages, la bataille de Leipsick, par la trahison de l'armée saxonne ; se relève à Hanau par l'artillerie, et se voit bientôt débordé de toutes parts. L'année 1814, restée dans la mémoire effrayée de nos populations, voit l'ennemi, après vingt ans de guerre, entrer sur le territoire de France. Napoléon, grandi par le malheur, déploie un génie militaire qui étonne, même dans un si grand guerrier. Chaque combat est une victoire. Avec sa petite armée, qu'il manie comme la foudre, frappant tour à tour Blucher et Schwartzemberg, il anéantirait encore l'ennemi de la France, si la trahison, dit le peuple, ne lui arrachait le fruit de ses victoires. Enfin le génie cède à la force. Marmont livre Paris aux troupes étrangères. Le vainqueur de la Rothière, deBrienne, de Saint-Dizier, de Champaubert, de Montmirail, d'Arcis, de Méry-sur-Seine, abdique à Fontainebleau le 11 avril 1814, pendant que les chevaux des cosaques vont s'abreuver aux bassins de marbre des Tuileries.
24. Mais pourquoi Dieu déchaîne-t-il pendant quinze ans sur l'Europe cet orage de fer et de feu? Napoléon, si mal équilibré, si disproportionné comme homme, doit être considéré surtout comme un instrument de la Providence. C'est moins un guerrier dont le sens ordinaire du mot, que la formidable et mystérieuse figure de la guerre :
« Dans le milieu de la dernière moitié du XVIIIe siècle , dit
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Louis Veuillot, l'Europe tout entière n'offrait qu'un spectacle de scandale. Jamais, depuis que la société chrétienne avait une existence politique, la souveraineté ne s'était signalée par un pareil et plus unanime oubli de ses devoirs. Les noms des rois de cette époque sont autant de souvenirs de débauche, de frivolité, d'irréligion, de despotisme. Sous un vernis général de philosophie et de littérature, c'était partout le mépris de Dieu et le mépris de l'âme humaine poussé aussi loin qu'il peut aller.
« Il y avait quelque part un berceau qui contenait la vengeance de Dieu.
« Sur les grèves d'une île sans gloire, il y avait un enfant, non pas de race royale, non pas même de race illustre ; un enfant pauvre, presque un enfant du peuple, le fils d'un pauvre gentilhomme, le neveu d'un pauvre prêtre. Cet enfant, Dieu le gardait là pour châtier de son épée la félonie des rois, pour châtier de son bon sens l'orgueil des lettrés et des philosophes ; pour livrer les uns à ses soldats, les autres à sa police ; pour relever par un acte de sa volonté l'Église qu'ils s'étaient flattés d'avoir abattue.
« C'était en 1769, le jour de l'Assomption, que naissait à Ajaccio, et naissait Français, cet enfant dont je viens de parler, cet enfant qui fut Napoléon Bonaparte I
« Dés que Napoléon Bonaparte est né, dès que l'histoire a prononcé ce nom, toute la face des choses prend un autre aspect. La Révolution, si habilement préparée, si follement voulue, éclatera ; elle remplira sa mission de colère. Mais pour le spectateur, le bras de Dieu est présent. On sait ce qui devra périr et ce qui sera sauvé.
« Bonaparte est perdu dans la foule ; tout le monde l'attend et personne ne le voit ; il s'ignore lui-même ; il fait obscurément, comme mille autres, son métier militaire. Enfin Dieu l'appelle : il parait l'un des plus jeunes soldats de ces armées immenses, bientôt leur plus illustre général. Dieu le conduit partout où le soleil de la victoire jette de plus éblouissants rayons. Entre tant d'hommes de guerre, il n'est question que de lui ; entre tant de politiques, et lorsque toute cette race royale pour qui la Vendée a combattu
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est encore vivante et jeune, la France n'espère qu'en lui. Il revient d'Egypte seul, plus triomphant que s'il ramenait son armée. Une acclamation unanime le salue. Tout fut dit, tout fut fait ce jour-là. Toutes les férocités, toutes les rancunes, toutes les ambitions, tous les services, tous les droits, font place à l'Empereur. Il relève l'autorité, il impose la règle, il restaure la discipline, il rétablit le culte, il ramène le sentiment de la durée. On sent qu'il existe une tutelle sociale, on a un avenir. Dans les débris de l'ancienne société, Bonaparte trouve des courtisans ; la Vendée lui donne des soldats.
« Sans doute, l'Empire n'est qu'un camp ; il ne pouvait être autre chose. Mais dans ce camp, la science, les lettres, l'étude, ont leur quartier plein de privilèges. Il ne dépendait pas du maître tout seul d'y introduire et d'y faire régner la raison, et ce n'est pas uniquement sa faute si les lettres ont manqué à la vérité. « Tout homme qui peut espérer quelques lecteurs, disait alors Chateaubriand , rend un service à la société en tâchant de rallier les esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l'abîme. »
« La Révolution avait compté avec Bonaparte ; les monarchies comptent à leur tour. Un ouragan de fer et de feu se promène quinze ans à travers l'Europe. Dans cet écroulement des trônes, dans ces longs abaissements de toute l'aristocratie européenne décimée tant de fois, dans ces antiques fortunes ou radicalement anéanties ou terriblement humiliées, dans cette domesticité de vieux rois remplissant les antichambres du roi de la Révolution, vainqueur de la Révolution, aveugle qui ne veut pas voir la vengeance de Dieu ! Oui, ce sont des choses douloureuses et sanglantes ! Jamais Dieu n'avait ainsi traité la souveraineté, depuis que la Croix surmontait les couronnes. Mais pourquoi ces monarques avaient-ils abjuré la Croix? Pourquoi avaient-ils permis et trouvé bon qu'un ramas de scribes entreprissent de rendre méprisable l'emblème sacré qui est le double gage des peuples et des rois,
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garant à ceux-ci de leur puissance, à ceux-là de leur dignité ? Ces rois qui formaient la cour de Napoléon, qui venaient chercher ses ordres, qui loin de lui tremblaient devant ses ambassadeurs, ils avaient soudoyé les blasphèmes des disciples de Voltaire ; leurs pères ou eux-mêmes avaient refusé au vicaire de Jésus-Christ, non seulement leur obéissance en matière spirituelle, mais jusqu'aux égards extérieurs qu'on se doit entre souverains. Le Pape n'avait été pour eux qu'un prêtre, un homme de rien, un intrus qui déparait la famille des majestés humaines. Les voilà inclinés devant ce soldat de fortune qui ôte et donne les couronnes à qui lui plaît. Intelligite, reges! Vous avez si bien fait que le Pape n'est plus grand'chose sur la terre ; mais Dieu est au ciel ce qu'il a toujours été, et vous n'avez dans sa main que votre poids. Intelligite, comprenez, souvenez-vous, ne diminuez pas le nombre de ceux qui prient pour vous ! » (1)