Alexandre VI (Borgia) 6

Darras tome 332 p. 241

 

Ni  le dépérissement  de la foi.

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1 Bullar. lib. LIV, pag. 262.

» Poltd. Virgil. Hist. Angl. lib. XXVI. — Gmcc. Hist. liai. lib. IV. — Michov. De reb. Polon. iv, 79. — Tritheim. Chronic. Spanh. xxvn, 7, et inulti alii.

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qui signale notre époque, ni la dépravation des mœurs n'empê­chent la vérité de cette divine parole : « Je me suis réservé, dit le Seigneur, sept mille hommes qui n'ont pas ployé le genou devant l'idole de Baal 1 . » Nous lisons ailleurs dans l'Ecriture : « Si le Sei­gneur des armées ne nous eût pas laissé de postérité, nous serions devenus comme Sodome, le sort de Gomorrhe serait maintenant no­tre sort2. » Le bien dépasse toutes nos espérances. Béni soit Dieu, qui manifeste ainsi sa gloire, produit et fait mûrir une si riche moisson, réhabilite l'honneur de son Eglise, renouvelle à nos yeux les prodiges des anciens jours3. » Alexandre envoya des inter­nonces chez toutes les nations porter à ceux qui ne pou-vaient ac­complir le saint pèlerinage, la grâce du jubilé. D'autres délégués les accompagnaient pour recueillir les aumônes, celles-là destinées à la guerre contre les Turcs.

 

   48. Depuis tantôt un siècle, c'était l'une des grandes préoccupations de la papauté, le point culminant de sa mission civilisatrice, à considérer le gouvernement  extérieur  et la haute direction des choses humaines. Nous avons dit, nous avons même vu que le Pape actuel ne répudiait nullement cette onéreuse portion de l'héri­tage. Le moment aurait du reste été mal choisi : Zizim n'étant plus là comme obstacle ou comme menace, Bajazet II avait pleinement repris ses ambitieux desseins ; il attaquait Venise sur plusieurs points à la fois, aux bords de l'Adriatique et dans les champs de la Morée4. Les places chrétiennes tombaient l'une après l'autre en son pouvoir ; l'esclavage et l'apostasie suivaient ses pas. Après une héroïque résistance, Modon succombait, Nauplie n'allait pas tarder sans doute. Le mercredi 11 mars, Alexandre tint un consistoire, que Burchard appelle secret, auquel cependant, selon lui-même, étaient convoqués tous les ambassadeurs étrangers alors présents à Rome. On y voyait ceux de Maximilien, de Louis XII, de Phili­bert le Beau, duc de  Savoie,   des rois  d'Angleterre, d'Espagne et

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1 Rom. ii, i.

2. Rom. ix, 29.

3.P. Di.LPniNi, Epist. vi, 26.

4. Turcog. Hisl. Mb. I.

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de Sicile, des Vénitiens et des Florentins1. Dans une chaleureuse allocution, le Pontife exposa les pressants dangers qui menaçaient la république chrétienne et la nécessité d'y parer sans retard. L'entente et l'action s'imposaient plus que jamais aux puissances européennes. Récemment encore il les avait conjurées, mais en vain, de s'unir au chef de l'Eglise, d'assembler leurs conseils et de combiner leurs forces, pour le salut commun. Se rendraient-elles à ses dernières instances? Un boulevard restait à peine debout en face des Musulmans, la république de Venise : attendait-on qu'il fût entièrement démoli? Ce serait de la démence. En quelques traits, Alexandre indique la marche d'une sérieuse expédition, le plan de la guerre sainte: les Polonais, les Hongrois et les Bohé­miens doivent immédiatement envahir la Thrace ; les Français et les Espagnols gagner l'Attique et le Péloponèse; les vaisseaux an­glais ralliant ceux de l'Italie se porter directement sur Constantinople. On ne pouvait contester la grandeur de l'inspiration ; mais ce n'était guère là qu'un brillant anachronisme, un éclair dans la nuit. Les ambassadeurs de France et d'Allemagne prononcèrent de fort beaux discours à la louange de leurs souverains respectifs, princes également dévoués à l'Eglise et vaillants dans les combats; ils oublièrent seulement de conclure, ou mieux ils concluaient à l'inaction. Celui d'Espagne fut moins pompeux et plus catégori­que ; il mérita l'entière approbation du Vicaire de Jésus-Christ2. Celui de Naples se répandit en violentes récriminations sur les at­taques réitérées dont son maître était l'objet. Par son intempestive harangue, il s'attira la plus rude leçon. Comment Frédéric osait-il se plaindre, quand il venait de faire alliance avec Bajazet, à l'exem­ple de Ludovic le More?

 

 49. Il ne pouvait rien résulter de semblables délibérations ; cha­cun le sentait en sortant du consistoire, et plusieurs le  voulaient ainsi. Alexandre n'abandonnait pas néanmoins sa généreuse entreprise. Au lendemain de cette assemblée, il lançait une Bulle pour

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1. Burchard, Diar. anno 1500. 1 Scan. Annal. Arag. n, 46.

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secouer de nouveau la torpeur des peuples et des rois. Son langage est vraiment admirable. Non content de parler, il met la main à l'œuvre, il aplanit les difficultés, il donne l'exemple de l'abnégation et du sacrifice. Que les guerriers viennent se ranger sous l'étendard de la Croix ; les mesures sont prises pour alimenter largement les armées expéditionnaires. Le trésor pontifical n'est pas ménagé ; le Pape expédie d'avance  quarante mille ducats au roi de Hongrie, dont la position commande des secours permanents. Tous les ecclé­siastiques, réguliers et séculiers, verseront pour l'expédition sainte la dime de leurs revenus, durant une période triennale, sous peine d'excommunication ; la même peine est décernée contre tous ceux qui, par un moyen quelconque, résisteraient à l'injonction ou frau­deraient sur le prix. Les dignitaires de l'Eglise Romaine, en com­mençant  par les cardinaux, sont soumis à la même taxe1. Un  cu­rieux document nous est resté concernant les membres du Sacré-Collège : c'est le relevé complet des revenus de chacun  et de  sa contribution proportionnelle. Dans l'impossibilité de le citer inté­gralement, nous choisissons des noms qui donneront l'exacte phy­sionomie de cette importante pièce : « Ascanio Sforza, le plus riche des cardinaux, ayant trente mille ducats de rente, en devait trois mille par an ; Julien de la Rovère, qui venait immédiatement après lui, deux  mille ; le cardinal de Rouen, Georges d'Amboise, neuf cents ; Alexandre Farnèse, deux cents à peine ; six cents, Jean de Médicis...» Sur cette liste figure le cardinal Cornaro comme ne possédant rien, et n'ayant dès lors rien à payer pour la croisade2. Cela n'empêchera pas les historiens que nous savons  d'attribuer à César, ou  même au Pape, le  dessein d'empoisonner ce prince de l'Eglise pour s'emparer de ses trésors. Furent exemptés aussi de toute redevance les cardinaux de Rhodes 3, de Pologne et de Strigonie, sur qui pesaient déjà par position les charges de la guerre.

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1 Alexajîd. Epist. lib. I, pag. 90.

2. « Qui nullos habet redditus. » Taxa reddituurn R. II. Cardin, apud Bcr-chard. in Alexand. VI, part, n, pag. 72.

3 Le Grand d'Aubusson. Pourquoi ne pas lui donner ce titre? Jamais héros l'a-t-il mieux mérité ?

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Dans un autre document, nous voyons qu'Alexandre imposa le ving­tième aux Juifs, en motivant ainsi cette mesure : «Ils vivent au milieu des chrétiens, participant à leur organisation sociale, éle­vant leurs enfants, exerçant le négoce sous la protection de nos lois, qui leur laissent même la liberté de leur culte ; nos revers retomberaient nécessairement sur eux : il n'est donc pas juste qu'ils soient entièrement exemptés des charges que nous supportons. » Dans la Bulle même, le Pontife semble se prémunir contre les in­ventions de la calomnie : « Pour la collecte et l'emploi des deniers publics, quelle qu'en soit la provenance, nos délégués auront soin de recourir à toutes les précautions et d'agir de telle sorte que le monde entier puisse aisément comprendre, ou mieux clairement voir que la plus minime somme n'est jamais détournée de sa desti­nation sacrée. »

 

50. Au milieu des soins que le Pontife s'imposait pour le salut, même temporel, de la société chrétienne, un terrible accident mit ses jours en péril. La Bulle principale est datée du 1er juin ; le 29, dans la fête de saint Pierre et de saint Paul, à l'issue des vêpres, le ciel s'obscurcit, une effroyable tourmente se déchaîna sur Rome. Bientôt la pluie tombait à torrents, mêlée d'une forte grêle et pous­sée par un vent impétueux. Auprès d'Alexandre, étaient en ce mo­ment l'un de ses camériers et le cardinal archevêque de Capoue. Ils coururent fermer les fenêtres ; leur empressement les sauva de la mort. Une énorme cheminée tombait sur la toiture, enfonçait l'étage supérieur, brisait une poutre au-dessus de la tête du Pape, et les débris roulaient dans l'appartement, entraînant dans l'hor­rible chute trois habitants du palais, dont l'un expira sur l'heure, les deux autres peu de temps après. Les uniques témoins de cette scène, revenant de leur stupeur, appelèrent les gardes. On crut le Pape mort, écrasé sous les décombres, et d'autant plus qu'il ne ré­pondait pas aux appels réitérés des assistants. On s'empresse, on s'efforce de le dégager avec précaution ; il est encore assis sur son trône, étourdi du coup, atteint de plusieurs blessures, mais toutes sans gravité. La poutre brisée, restant appuyée contre le mur, avait fait arc-boutant et protégé le siège du Pontife. Il eut la force de se

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lever et de marcher pour se rendre dans un appartement voisin. L'émotion passée, les blessures furent promptement guéries. Pour rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, Alexandre se rendit alors dans l'un des sanctuaires romains consacrés à la Sainte-Vierge, et déposa sur l'autel une riche coupe remplie de pièces d'or 1. A cette même occasion, il renouvela le décret par lequel son oncle le pape Calixte III avait ordonné de sonner les cloches en mé­moire de l'Incarnation, le matin, au milieu du jour et le soir, pour inviter les fidèles à se recueillir un instant, à réciter la Salutation Angélique, à demander au Seigneur le triomphe de son Église. Dans la primitive institution, c'est le danger des invasions otto­manes qu'on avait principalement en vue : le pieux usage se main­tint, en se dégageant des circonstances, dans un sens plus intime­ment chrétien. Que devient-il à notre époque, ou plutôt qu'est-il déjà devenu ? Encore une ruine morale, un souvenir, qui n'est pas même une leçon.


§. VII. CESAR ET LUCRECE BORGIA.

 

   31. César Borgia n'avait pas attendu la fin de l'année jubilaire pour reprendre le cours de ses expéditions. Il se dirigea d'abord sur Pesaro, l'ancien domaine de sa sœur Lucrèce. Là régnait Jean Sforza, dont la puissance, quoique violemment ébranlée, survivait à celle du More, son parent et depuis peu le chef réel de la dynas­tie. Le 11 octobre, avant même que le duc de Valentinois eût paru sous les murs de la place, la population se prononçait en sa faveur, puis l'accueillait avec enthousiasme, ce dont elle n'eut pas à se re­pentir, suivant l'ensemble des narrations contemporaines. Après avoir organisé le pouvoir pontifical dans cette facile conquête et soumis en courant plusieurs places voisines, César se porta sur Rimini, qui n'opposa pas plus de résistance. Depuis quelque temps déjà, les habitants avaient manifesté l'intention de rentrer sous l'au-

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1. BcacHABD. in Alexand. VI, part, il, pag. 83, 87.

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torité du Saint-Siège ; mais leurs tyrans, les deux frères Malatesta, les tenaient séparés de l'Église et courbés sous le joug. A l'ap­proche de César, ils se hâtèrent de prendre la fuite, et, comme Pesaro, Rimini acclamait l'heureux capitaine, arborait l'étendard romain 1. Faënza n'agit pas de même. Elle avait pour chef Astorre Manfredi, jeune homme de dix-huit ans à peine, mais déjà re­nommé dans les conseils et les combats. Chose rare à cette époque parmi les princes italiens, il avait gagné l'affection de son peuple et le dévouement de sa petite armée. En cela consistait sa puissance : il repoussa victorieusement les attaques réitérées de l'ennemi. Par l'ordre de Louis XII, dont les projets sur le royaume de Naples ré­clamaient l'adhésion ou même le concours d'Alexandre VI, Yves d'Allègre vint alors de nouveau joindre César, à la tête de ses vaillantes troupes. Le siège fut repris dans de meilleures condi­tions. Les habitants de Faënza perdirent courage, à l'arrivée des Français. Ils capitulèrent, sans encourir néanmoins l'ombre d'un déshonneur, en stipulant pour eux-mêmes l'intégrité de leurs biens, le respect des personnes, la conservation de leurs immunités, et, pour leur jeune maître, la liberté de se retirer en paix avec tous ceux qui désireraient l'accompagner dans sa retraite. Les engage­ments furent contractés: César Borgia se montra fidèle à sa parole envers les habitants2. Malheureusement pour sa réputation, il pa­raît bien l'avoir méconnue vis-à-vis du prince. Au lieu de le laisser librement partir pour l'exil, il l'aurait fait enchaîner et conduire à Rome, où le jeune héros serait mort bientôt après dans des circons­tances mystérieuses et tragiques. Naturellement, c'est toujours le Valentinois qu'on désigne comme l'auteur ou l'instigateur de cette tragédie, mais non avec une entière assurance; et nous savons pourtant si Burchard et les autres ont peur de semblables asser­tions.

 

52. A travers ces obscurs labyrinthes, ne pouvant saisir la réalité, l'histoire se contente de vagues rumeurs et de lugubres fan- 

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1. Gdicc. Hist. Ual. v, i.' 2 Nàrdj, Hist. fiorent. lib. IV, pag. 67-70. — Guicc. ubi supra.

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tômes. Elle est en droit d'affirmer, sur d'indubitables témoignages, et la douceur avec laquelle César traita ses nouveaux sujets, et les heureuses conséquences de cette modération. Il soumit sans coup férir la majeure partie de la province ; à la mort d'Alexandre VI, Faënza lui demeurera fidèle, quand de toutes parts chancellera sa domination improvisée. Instruit des rapides conquêtes de son gonfalonier, le Pape se hâta de le nommer duc de Romagne, par une Bulle datée du 1er juin 1501. Sur la tête d'un homme, il pensait af­fermir le pouvoir temporel et la tranquillité du Saint-Siège. Les cardinaux avaient donné leur plein consentement ; Rome donna le sien d'une manière éclatante, en décernant au nouveau duc un triomphe qui n'eut peut-être jamais son égal sous l'ancienne répu­blique. Au Pape remontaient les acclamations et les honneurs qu'il était venu recueillir dans la Ville Eternelle. Loin d'enchaîner son activité, de satisfaire son ambition, les applaudissements stimu­laient l'une et l'autre. Aussi ne tarda-t-il pas d'aller rejoindre ses légions, pour les diriger immédiatement sur Bologne, dont il vou­lait faire la capitale de son duché. Il avait des amis et comme des précurseurs dans la place ; mais Bentivoglio, qui la possédait, pre­nait ses mesures pour la conserver. César la trouva dans un respectable état de défense. Ses amis étaient tombés sous les coups du tyran. Il fallut commencer les lentes et régulières opérations d'un siège. II venait à peine d'établir ses positions, quand Louis XII lui fit intimer l'ordre de s'éloigner sur-le-champ, Bentivoglio s'étant mis à la complète dévotion du puissant monarque, et dès lors sous sa protection. La fortune de César rencontrait un obstacle, mais n'était nullement ébranlée : lui-même paraissait en état de proté­ger d'autres ambitions et de seconder d'autres espérances. Exilé depuis six ans, Pierre de Médicis, malgré ses vaines tentatives, n'avait jamais abandonné le dessein de rentrer dans sa patrie, de ressaisir la couronne ducale. Il eut recours à Borgia, son ancien compagnon d'études à l'université de Pise. Celui-ci n'était pas homme à manquer une occasion qui pouvait le dédommager amplement de sa récente déconvenue, en étendant le cercle de ses opé­rations. Au printemps de 1501, il marcha sur Florence ; le préten-

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dant se hâta de grossir son armée par l'adjonction d'une vaillante troupe d'exilés comme lui. La capitale de la Toscane fut dans le trouble et la consternation. Au lieu de combattre, elle né­gocia. César ne se montra pas insensible à ses offres : il consentit à devenir son allié, plus jaloux de ses propres avantages que du réta­blissement des Médicis 1. En le reconnaissant comme duc de Romagne, les Florentins lui garantissaient une pension de trente-six mille ducats el le concours de leurs armes ou de leur influence pour compléter et consolider son établissement.

 

53. Ce n'était pas le compte de Louis XII. Ayant alors reconquis le Milanais et préparant son expédition de Naples, il n'entendait nullement rencontrer César sur ses pas. Sa politique pouvait encore moins le tolérer à Florence qu'à Bologne. Stuart d'Aubigny eut donc mission d'expulser le Valentinois à la pointe de l'épée, s'il n'obéissait immédiatement à l'injonction royale. César n'était pas en mesure de désobéir, pas plus que dans l'intention ou la possibi­lité de rester immobile : il dirigea ses vues et porta ses armes sur la principauté de Piombino. L'espace qui le séparait de cette ville fut rapidement franchi ; les opérations du siège ne semblaient pas devoir traîner en longueur, malgré la force de la place et l'héroïque résolution des assiégés : c'est encore la France qui se mit en travers de l'aventureux capitaine, mais cette fois pour l'englober un instant dans ses propres destinées et l'entraîner à sa suite. En vertu d'un traité secret conclu l'année précédente, deux puissants rois, Louis de France et Ferdinand d'Aragon avaient résolu de spolier Frédéric de Naples et de se partager ses états. Au premier devaient appar­tenir la capitale, la terre de Labour et les Abruzzes ; au second la Pouille et la Calabre. Dans les derniers jours de mai, d'Aubigny, chargé de l'expédition, quittait la Lombardie pour s'acheminer vers le sud de la Péninsule. Il prit en passant César Borgia, qu'il décora d'un beau titre, celui de son lieutenant. La campagne était ouverte. Nous n'avons pas à la raconter ; pour notre tâche il suffit d'en in­diquer les points essentiels. Malgré leur puissance, les rois coalisés

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1. Guicc. Hist. Ital. v, 2.

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avaient jugé prudent d'obtenir l'investiture du Pape, au moment d'aborder la période d'action. La promesse qu'ils lui firent de mar­cher vers l'Orient, avec leurs flottes et leurs armées, dès qu'ils se­raient maîtres des Deux-Siciles, mit Alexandre dans leurs intérêts. A cette grave détermination ne contribua pas moins la faute com­mise par Frédéric en appelant Bajazet à son aide, bien que cet ap­pel fût resté sans effet. Ce malheureux prince était maintenant re­venu des terreurs qui le jetaient naguère dans cette coupable aber­ration : il se croyait garanti contre les attaques de la France par les nombreux soldats espagnols auxquels il avait imprudemment ouvert son royaume. Pris tout à coup entre deux ennemis, dont chacun pouvait aisément l'abattre, isolé dans ses états, trahi par ses compatriotes, dégoûté des grandeurs, il alla demander un asile à Louis XII 1. C'était la fin de sa dynastie ; ni lui ni ses enfants ne devaient remonter sur le trône. Il laissait aux spoliateurs, non une tranquille possession, mais un champ de bataille, où la droiture et la valeur allaient succomber sous l'intrigue et la ruse.

 

34. César Borgia n'avait pas attendu les complications ; les pres­sentant peut-être, il revint au siège de Piombino. Par ses seules forces, le seigneur Jacopo d'Appiano ne pouvait pas longtemps re­pousser cette seconde attaque. Il n'en était que trop persuadé. Quit­tant donc secrètement la place, il courut demander lui-même un nouveau secours à ce même roi de France dont la protection l'avait une première fois sauvé. Louis XII était assez occupé pour son propre compte ; il refusa d'intervenir dans les affaires d'autrui. Du reste, Piombino découragée avait capitulé le 3 septembre, pendant l'ab­sence de son seigneur. Encore ici nous sommes obligé de recon­naître, sur la foi des témoins les plus désintéressés, ou même les plus hostiles, que César usa de sa victoire avec une grande modé­ration et sut gagner l'estime du peuple conquis. Au commencement de l'année suivante, il s'emparait d'Urbin et de Camerino, par une double trahison, disent les chroniqueurs à gages2, en déjouant une

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1.  Scmmont. Hist. Napol. tom III, lib. VI. — Nakdi, Hist. forent, lib. IV, pag. 74 et seq. — P. Mabtyr. Epist. xiv, 219, et alii. 2.  Gdicc. Hist. Uni. y, i.

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double félonie, dirons-nous avec les pièces récemment découvertes et dont l'authenticité ne saurait être contestée. Dans l'une de ces villes, César est accueilli comme un libérateur; dans l'autre, le même accueil est fait à ses lieutenants. Les anciens maîtres se hâtent de prendre la fuite ou sont livrés par leurs sujets. Le doute à cet égard n'est pas possible ; on n'a que le choix des interpréta­tions. Une chose non moins certaine, c'est que les Romagnols, comme autrefois les Romains, virent renaître la sécurité, la justice, la liberté des transactions, l'ordre et l'abondance, sous la domina­tion des Borgia. César atteignait au faîte de sa puissance, lorsqu'il sentit le terrain miné sous ses pas. Plusieurs des capitaines qui marchaient sous ses drapeaux conspiraient sa perte, tout en conti­nuant à le servir. Les Ursins avaient abrité là leur haine hérédi­taire. Craignant d'être démasqués, tremblant devant leur idole, voulant à tout prix éviter le sort des Colonna, récemment écrasés à Capoue et foudroyés par le Pape, Paul Orsini et son frère le duc de Gravina s'étaient ligués avec leurs ennemis intimes, les redoutables condottieri Vitellozo Vitelli, Paolo Baglione, Petrucci de Sienne, Oliveretto de Fermo, tous fameux par leurs crimes autant que par leur audace, « une ligue de bandits, » comme parle Machiavel. On ne peut guère non plus révoquer en doute qu'un autre Orsini, le cardinal Jean, ne fût l'âme de la conspiration.

 

55. C'est à Sinigaglia, dont ils préparaient le siège, que les con­jurés devaient prendre le lion comme dans une fosse. C'est à Sini­gaglia qu'il les prendra lui-même, en se couvrant d'abord de la peau du renard. Par ses habiles manœuvres, feignant une complète réconciliation, une confiance sans bornes, il les endormit dans une fatale sécurité. C'est dans un mystérieux entretien avec le secrétaire de la république florentine, Nicole Machiavel, que César paraît avoir repris courage et fixé sa détermination. Ce noir génie l'accom­pagnait lors de son voyage à Sinigaglia, qui venait de se rendre. Des six principaux conspirateurs, quatre seulement avaient tenu parole ; Baglione et Petrucci s'étaient éloignés sous divers pré­textes, soupçonnant bien que le piège était éventé. Leurs malheu­reux complices n'avaient pas plutôt franchi le seuil du palais pré-

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paré pour le duc de Romagne, qu'ils furent entourés, séparés du cortège et renfermés dans un appartement où rien ne manquait pour en faire une solide prison. La nuit suivante, Oliveretto et Vitellozzo étaient étranglés. A peu de jours d'intervalle, les deux Orsini subissaient le même genre de mort. Sans prétendre atténuer comme représailles l'infâme guet-apens, nous pouvons dire sans crainte que ces hommes, les deux premiers surtout, avaient cent fois mérité le supplice. C'est par le poignard et dans des circons­tances plus odieuses encore, à la fin d'un repas fraternel, qu'Oliveretto s'était débarrassé de son oncle, juste un an auparavant, pour se substituer à sa place. On regardait Vitellozzo, non sans raison, comme son maître dans l'art de la guerre, des conspirations et du stylet 1. Illégale et cruelle, l'exécution des conspirateurs n'était donc pas absolument inique. Jusqu'à ces derniers temps, on pouvait les regarder comme d'innocentes victimes, et toutes les malédictions tombaient sur la tête de César. Le drame de son existence nous ap­paraît désormais sous un jour nouveau. Il est toujours permis de déplorer les perturbations et les mœurs de l'époque ; mais il ne l'est plus de voir dans l'homme le type exclusif du despotisme et de la perfidie. Après avoir occupé Sinigaglia, il soumettait en courant Pérouse et Sienne. Les vicariats indépendants, ce fléau séculaire de l'Église et de l'Italie, avaient reçu le coup de grâce. Alexandre VI inaugurait par anticipation le règne de son rival Jules II. L'instru­ment de sa politique aurait pu seul, par un excès d'ambition et de fortune, faire dévier sa pensée, ruiner le plan dont il posait les der­nières assises. Rien ne semblait l'empêcher de transformer sa cou­ronne ducale en diadème royal. Il n'est pas jusqu'au mariage de sa sœur Lucrèce qui ne secondât ses vues et ne concourût à son agran­dissement.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon