Daras tome 27
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CHAPITRE VII.
Nous concevons et nous enfantons un verbe intérieur à la vue des choses dans l'éternelle vérité.
12. C'est donc dans l'éternelle vérité de qui tout a été fait, que nous voyons de l'œil de l'âme la forme selon laquelle nous sommes et d'après laquelle nous faisons tout ce que nous faisons en nous ou dans les corps avec la droite et vraie raison; conservant ainsi une notion vraie des choses, nous avons une sorte de verbe au dedans de nous, et en le prononçant intérieurement nous l'enfantons, mais il ne s'éloigne pas de nous en naissant. Lorsque nous parlons à d'autres, nous mettons au service du verbe qui demeure en nous le ministère de notre voix ou de quelque signe corporel, afin de produire, dans l'esprit de l'auditeur, par une sorte de commémoration sensible, quelque chose de tout pareil à ce qui ne s'éloigne point de notre esprit quand nous parlons. Nous ne faisons donc rien,
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par les membres de notre corps, dans les paroles et dans les actes, par lesquels nous approuvons ou désapprouvons les mœurs des hommes que nous ne devancions par notre verbe intérieur; car il n'est personne qui, agissant avec volonté, fasse quelque chose que ce soit, qu'il ne l'ait parlée auparavant dans son cœur.
13. Or, ce verbe est conçu par l'amour soit du Créateur soit de la créature, je veux dire de l'immuable vérité ou de la changeante nature.
CHAPITRE VIII.
En quoi la cupidité et la charité diffèrent.
Il est donc conçu ou par la cupidité ou par la charité; ce n'est point à dire qu'on ne doive point aimer la créature; mais si l'amour dont on l'aime est rapporté au Créateur, ce n'est plus de la cupidité, c'est de la charité; car il n'y a cupidité que lorsqu'on aime la créature pour elle‑même. Alors elle n'aide point celui qui se sert d'elle, mais elle le corrompt par la jouissance. Puis donc que la créature est ou égale ou inférieure à nous, si elle est inférieure nous devons nous en servir pour aller à Dieu, si elle est égale à nous, nons devons en jouir, mais seulement en Dieu. Car de même que vous ne devez point jouir même de vous en vous, mais en Dieu, ainsi en est‑il de celui que vous aimez comme vous‑même. Jouissons donc de nous et de nos frères, mais dans le Seigneur, et n'ayons point l'audace de nous détacher de lui pour nous renvoyer à nous‑même, et de nous relâcher en quelque sorte pour descendre. Quant au verbe, il naît quand une fois pensé il nous plaît soit pour pécher soit pour bien faire. Il y a donc une sorte d'amour mitoyen qui unit notre verbe et notre âme d'où il naît, et qui se lie lui‑même avec eux sans aucune confusion, lui troisième, dans un embrassement incorporel.
CHAPITRE IX.
Dans l'amour des choses spirituelles, le verbe nait là où il est concu, ce qui n’a point lieu dans l'amour des choses charnelles.
14. Or, pour le verbe, être conçu et naître, c'est une seule et même chose, puisque la volonté se repose dans la notion même; c'est ce qui a lieu dans l'amour des choses spirituelles. En effet, quiconque connaît parfaitement et aime parfaitement la justice est déjà juste, quand bien même il n'y aurait pour lui aucune nécessité d'agir au dehors d'après cette justice, par les membres du corps. Au contraire, dans l'amour des choses charnelles et temporelles, de même que dans les produits des accouplements d'animaux, autre chose est la conception du verbe, autre chose son enfantement. En effet, dans cet ordre de choses, ce qui se conçoit par la concupiscence naît par l'acquisition, parce
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qu'il ne suffit point à l'avarice de connaître et d'aimer l'or, si elle ne le possède; de même qu'il ne suffit point de savoir, d'aimer se nourrir ou avoir des rapports avec un autre sexe si on ne le fait point; non plus que de connaître et d'aimer les honneurs et les empires s'ils ne viennent point. Mais toutes ces choses, même quand on les possède, ne suffisent point encore. Il est dit : «Quiconque boira de cette eau aura encore soif, » (Jean, IV, 13) et, dans un psaume : « Il a conçu la douleur et il a enfanté l'iniquité. » (Ps. VII, 15.) Le Psalmiste dit que l'on conçoit la douleur, ou le travail, quand on conçoit qu'il ne suffit pas de connaître et de vouloir; mais la privation consume l'âme et la rend malade tant qu'elle n'est point arrivée à ces choses et qu'elle ne les a pas comme enfantées. Aussi le latin, se sert‑il élégamment pour exprimer que les choses sont enfantées, trouvées ou comprises, de mots qui ont pour racine commune l’expression enfantement. C'est parce que « lorsque la concupiscence a conçu, elle enfante le péché. » (Jacq., I, 15.) Aussi le Seigneur s'écrie‑t‑il : « Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés, » (Matth., XI, 28) et, dans un autre endroit : «Malheur aux femmes enceintes ou nourrices dans ces jours‑là.» (Matth., XXIV, 19.) Aussi comme il rapportait à l'enfantement du verbe toutes les actions bonnes ou mauvaises, il dit : « Vous êtes jugé par votre bouche et condamné par vos propres lèvres. » (Matth., XII, 37) voulant faire entendre par ces mots, votre bouche, non‑seulement la bouche visible du corps, mais encore la bouche intérieure de la pensée et du cœur.
CHAPITRE X.
N’y a‑t‑il que la notion qu'on aime qui soit le verbe de l'âme?
15. On se demande donc avec raison si toute notion est verbe ou s'il n'y a que la notion qu'on aime qui le soit. En effet, nous connaissons aussi les choses que nous haïssons; mais on ne peut pas dire qu'elles aient été ni conçues ni enfantées par l'esprit, quand elles nous déplaisent; attendu que le mot concevoir ne convient pas à toutes les choses qui nous touchent, de quelque manière qu'elles nous touchent. Mais il y en a qui n'étant que connues ne sont pas appelées verbes; telles sont celles dont nous parlons en ce moment. En effet, en même temps que c'est dans un sens que sont appelées verbes les paroles qui occupent un certain espace de temps par les syllabes dont ils sont composés, qu'on les articule à haute voix ou qu'on se contente de les penser, c'est dans un sens tout autre que tout ce qui nous est connu, est appelé un verbe imprimé dans notre âme, tant qu'il peut être tiré de la mémoire et défini, quoique la chose même qu'exprime le mot nous déplaise,
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et c'est encore dans un autre sens qu'il est employé lorsque ce que l'esprit a conçu lui plaît. C'est de ce genre de verbe qu'il faut entendre ces paroles de l'Apôtre : « Personne ne dit: Seigneur Jésus, si ce n'est dans le Saint‑Esprit, » (1 Cor., XII, 3) bien que, selon l'autre notion du mot verbe, ceux même dont le Seigneur a dit : « Tous ceux qui disent: Seigneur, Seigneur, n'entreront point dans le royaume des cieux, » (Matth., VII, 21) le disent. Cependant quand les choses que nous haïssons nous déplaisent avec raison, et sont improuvées de nous justement, cette improbation est approuvée, elle plait, et elle est un verbe, car ce n'est point la notion du vice qui nous déplaît, mais c'est le vice même. En effet, de savoir et de définir ce que c'est que l'intempérance, me plaît, et c'est le verbe de ce vice. C'est ainsi que dans les arts il y a des vices qui sont connus, dont la connaissance est justement louée, quand le connaisseur discerne la présence et l'absence de la vertu, comme le oui et le non, l'être et le non être; cependant être privé de la vertu et tomber dans le vice, est chose condamnable. Définir la tempérance et en prononcer le mot, cela a rapport à la morale; mais être intempérant, cela a rapport à ce qui est condamné par la morale. De même que savoir et définir ce que c'est qu'un solécisme est du ressort de l'art de parler, mais commettre cette faute, cela se rapporte à ce que ce même art condamne. Le verbe, tel que nous voulons en ce moment le discerner et le faire comprendre, est donc une connaissance avec amour. Par conséquent, lorsque l'âme se connaît et s'aime, son verbe lui est uni par l'amour, et comme elle aime sa connaissance et connaît son amour; son verbe est dans l'amour, son amour dans son verbe et tous les deux sont en même temps dans l'âme aimant et disant.
16. Mais toute connaissance conforme à l'idée est semblable à la chose qu'elle connaît. Or, il y a aussi une autre connaissance au point de vue privatif, que nous articulons aussi lorsque nous improuvons cet état privatif ; cette improbation du privatif est l'approbation de l'idée, et voilà pourquoi elle est applaudie elle‑même.
CHAPITRE XI.
Quand l'âme se connaît elle‑même, son image ou son verbe est égale à elle.
L'esprit a donc un certain portrait de l'idée qu'il connaît, soit que cette idée lui plaise, soit que l'absence de cette idée lui déplaise. Voilà pourquoi en tant que nous connaissons Dieu, nous lui sommes semblables; mais nous ne lui ressemblons point d'une ressemblance adéquate, attendu que nous ne le connaissons point autant qu'il se connaît lui‑même. Et de même que, lorsque par les sens du corps nous apprenons à
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connaître le corps, il s'en fait dans notre esprit une sorte de représentation qu'on appelle conception de la mémoire, car ce ne sont point les mêmes, mais leur ressemblance, qui sont dans notre esprit quand nous pensons à eux, aussi quand nous louons les unes pour les autres nous trompons‑nous, puisque c'est se tromper que louer l'un pour l'autre, cependant l'imagination d'un corps dans notre âme est meilleure que cette espèce même de corps, en tant qu'elle se trouve dans une nature meilleure, je veux dire dans la substance vitale, telle qu'est notre âme. Ainsi quand nous connaissons Dieu, quoique nous soyons rendus meilleurs que nous n'étions avant de le connaître, et surtout que cette connaissance, si elle nous plait et si elle est aimée de nous comme elle mérite de l'être, est un verbe et devient même une sorte d’image de Dieu, cependant elle est inférieure parce qu’elle se trouve dans une nature inférieure, puisque l’âme est une créature et que Dieu est le créateur. D'où on conclut que, lorsque l'âme se connaît et s'approuve, là connaissance qu'elle a d'elle‑même est tellement son verbe, qu'il lui est absolument égal et semblable, c'est quelque chose d'identique avec elle; attendu que cette connaissance n'est point d'une essence inférieure comme le corps, ni d'une essence supérieure comme Dieu; et comme cette connaissance a quelque rapport de ressemblance avec la chose qu'elle connaît, c’est‑à‑dire dont elle est la connaissance, elle l'a parfaite et égale à ce qu'est l'âme même connaissant et connue. Par conséquent elle en est en même temps l'image et le verbe, attendu que c'est d'elle qu'elle vient quand elle la connaît d'une manière adéquate, et ce qui est engendré se trouve égal à ce qui l'engendre.
CHAPITRE XII.
Pourquoi, tandis que la connaissance de l'âme est fille de l'âme son amour n'est‑il point également son fils?
17. Que dire donc de l'amour? ne sera‑t‑il point une image? ne sera‑t‑il point un verbe ? ne sera‑t‑il point engendré? En effet, pourquoi l'âme engendre‑t‑elle sa connaissance, quand elle se connaît, et n'engendrerait‑elle point son amour, quand elle s'aime? Car si c'est parce qu'elle est cognoscible qu'elle est la cause de sa connaissance, elle doit être la cause de son amour parce qu'elle est aimable. Pourquoi donc n'a‑telle point engendré l'une et l'autre, c'est ce qu'il est difficile de dire. En effet, cette même question en ce qui touche la souveraine Trinité elle‑même, le Dieu créateur tout‑puissant, à l'image de qui l'homme a été créé, fait ordinairement difficulté aussi pour ceux même que la vérité de Dieu invite à la foi par le ministère de la parole humaine, à savoir pourquoi le Saint-
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Esprit n'est pas également entendu et cru engendré de Dieu le Père, en sorte qu'on l'appelle aussi Fils? C'est ce que nous essayons de rechercher, du mieux que nous pouvons, dans l'âme humaine, afin de diriger, par la vue d'une image inférieure dans laquelle notre nature elle‑même nous répond d'une manière plus familière, comme si elle était interrogée, l'œil de notre âme que l'exercice a fortifié, de la créature illuminée à la lumière immuable; si toutefois c'est la vérité même qui nous a appris que, de même que le Verbe de Dieu est Fils, ce dont nul chrétien ne doute, ainsi le Saint‑Esprit est charité. Revenons donc à cette image qui est une créature, c'est‑à‑dire à l'âme raisonnable que nous devons interroger et considérer avec soin, et dans laquelle se trouve existant une connaissance temporelle de certaines choses qui n'existaient point auparavant, et un amour de certains objets qui n'étaient point aimés auparavant, connaissance et amour qui nous découvriront plus distinctement ce que nous devons dire, attendu que pour expliquer notre pensée, les choses prises dans l'ordre des temps offrent plus de facilité pour diriger notre discours.
18. Avant tout il doit donc être manifeste qu'il peut y avoir des choses cognoscibles, c'est-à‑dire pouvant être connues, qui cependant ne le sont point, tandis qu'il est impossible qu'on sache quelque chose qui ne soit point cognoscible. De là il suit clairement qu'on doit tenir pour certain que toute chose que nous connaissons engendre en nous une connaissance d'elle-même. Or, toute connaissance est engendrée par le connaissant et le connu. Par conséquent, lorsque l'âme se connaît elle‑même, elle seule engendre sa connaissance, puisque alors le connaissant et le connu ne sont autres qu'elle‑même. Or, elle était cognoscible pour elle‑même, avant même qu'elle se connût, mais sa connaissance n'était pas en elle puisqu'elle ne se connaissait point elle‑même. Si donc elle se connaît, elle engendre une connaissance d'elle‑même égale à elle‑même; car elle ne se connaît pas moins qu'elle n'existe, et la connaissance qu'elle a d'elle‑même n'est pas d'une autre essence qu'elle, non‑seulement parce que c'est elle qui se connaît, mais encore parce que ce qu'elle connaît c'est elle‑même, comme je l'ai dit plus haut. Que dirons‑nous donc de son amour, pourquoi ne paraîtra‑t‑il point aussi, quand elle s'aime elle‑même, qu'elle a également engendré l'amour qu'elle a pour elle? En effet, elle était aimable pour elle, avant même qu'elle s'aimât, parce qu'elle pouvait s'aimer, de même qu'elle était cognoscible pour elle, avant même qu'elle se connût, parce qu'elle pouvait se connaître. En effet, si elle n'eût point été cognoscible pour elle, jamais elle n'eût pu se connaître; de même si elle n'avait point été aimable pour elle‑même,
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jamais elle n'aurait pu s'aimer. Pourquoi donc ne dit‑on point aussi qu'en s'aimant elle‑même elle a engendré son amour, comme on dit qu'en se connaissant elle a engendré sa connaissance ? Ne serait‑ce point pour montrer manifestement que le principe de l'amour est ce dont il procède; car il procède de l'âme même qui est aimable pour elle avant même qu'elle s'aime, et qui est ainsi le principe de son amour par lequel elle s'aime? Mais si on ne dit point qu'il est engendré par elle, comme on le dit de la connaissance par laquelle elle se connaît, n'est‑ce point parce que la connaissance a déjà découvert ce qu'on appelle engendré ou trouvé et qui souvent précède la recherche qui doit se reposer en cela comme en sa fin? En effet, la recherche est un appétit de découvrir ou, en d'autres termes, de trouver. Or, ce qu'on trouve est comme enfanté; mais où est‑ce semblable à ce qui est enfanté, sinon dans la connaissance elle‑même? C'est là, en effet, que cela se trouvant comme exprimé est formé. En effet, bien que les choses qu'on trouve en cherchant existent avant qu'on les cherche, la connaissance que nous regardons comme le produit d'un enfantement n'existait point auparavant. Or, l'appétit qui se trouve dans la recherche procède du chercheur, et en dépend en quelque sorte, et ne se repose point dans le terme où il tend, aussi longtemps que ce qu'on cherche, une fois trouvé, n'est point uni au chercheur. Cet appétit, je veux dire cette recherche, bien qu'il ne semble point être de l'amour, n'en est pas moins aimé par le fait même qu'il est connu, car ce qui se fait alors a pour but de le faire connaître; cependant c'est quelque chose du même genre. On ne peut pas l'appeler volonté, attendu que quiconque cherche veut trouver, et si ce qu'on cherche se rapporte à la connaissance, quiconque cherche veut connaître. S'il le veut ardemment et instamment, on dit qu'il en a le plus grand désir, (studet), expression dont on se sert ordinairement pour rendre l'ardeur avec laquelle on poursuit l'étude et l'acquisition de certaines doctrines. Il y a donc un certain appétit qui précède l'enfantement de l'âme, duquel, par la recherche et la trouvaille de ce que nous voulons savoir, naît un fruit qui est la connaissance même, et par suite si l'appétit par lequel est conçue et enfantée la connaissance ne saurait être appelé avec justesse enfantement et fils, le même appétit par lequel on soupire après la connaissance d'une chose, devient l'amour de la chose connue, quand il tient et embrasse le fruit paisible de son sein, je veux parler de la connaissance, et l'unit à ce qui lui a donné naissance. C'est une sorte d'image de la Trinité que l'âme même, sa connaissance qui est son enfantement et son verbe, et l'amour qui vient en troisième lieu; ces trois choses ne font qu'une et sont une seule et même substance. L'enfante-
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ment n'est pas moindre que l'âme, pourvu qu'elle se connaisse autant qu'elle est, et l'amour n'est pas moindre non plus, pourvu que l'âme s'aime autant qu'elle se connaît et autant qu'elle est.