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IV. Prise de Rome par Alaric.
23. Le rempart des Gaules contre les barbares, durant la triste période qui ouvre le Ve siècle, fut uniquement la sainteté des évêques. Stilicon, après l'inutile tentative de Sarus contre l'usurpateur Constantin, avait complètement détourné ses regards des vastes et riches provinces qui, depuis les Alpes jusqu'au Rhin, formaient le plus beau fleuron de la couronne de son maître. Constantin mit à profit cette inconcevable négligence. Il avait deux fils: l'aîné, Constant, avait embrassé la vie monastique; le second, nommé Julien, sortait à peine de l'adolescence et fut
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1. Greg. Turon., De Glor. ennfess., cap. xlv.
2. Il est remarquable en effet que Grégoire de Tours, parlant, deux « lignes plus bas, de la mort de saint Severinus à Burdigala, ne meutionne nullement une réélection épiscopale pour restaurer saint Amand sur son siège; il se contente de dire : Amandus reprit sa place, » recepit suum locum; ce qui, à notre sens, indique que le siège matériel, le trône d'honneur de l'évêque, avait été cédé par Amandus à saint Seurin, dans un sentiment d'humilité personnelle et de vénération pour son hôte.
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créé Nobilissime. Constant fut arraché au cloître, marié à une patricienne, décoré du titre de César, et envoyé à la tête d'une armée pour conquérir l'Espagne. Le moine, transformé en général, montra une véritable capacité militaire, Il franchit les Pyrénées, tailla en pièces les troupes commandées par Didyme et Vérinien, parents d'Honorius, s'empara même de la personne de ces deux chefs, et les envoya chargés de chaînes à son père Constantin, qui les mit à mort. Le midi de l'Espagne était défendu par deux autres généraux de la race impériale, nommés Theodosiolus et Lagodius. Plus heureux que les premiers, ils purent échapper à la servitude, mais ce fut en abandonnant tout le pays au vainqueur. Maître de la péninsule Ibérique, Constant, pour récompenser la bravoure de ses soldats, leur permit le pillage de la ville et du territoire de Palencia, aujourd'hui l'une des cinq intendances de la ville de Léon. Il établit sa femme et sa cour à Cœsar-Augusta (Saragosse), remit à Géronce son lieutenant le commandement militaire, et revint à Arles, où son père lui accorda les honneurs du triomphe, le titre d'Auguste et l'empire d'Espagne.
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33. Elle sonna enfin, l'heure fatale où la reine des nations allait succomber aux mains des barbares. Il y avait onze cent soixante-quatre ans que Rome poursuivait sa carrière de domination et de gloire. Babylone avait régné durant une période de même étendue. On allait dire de la ville des Césars, comme de la cité de Sémiramis : « Les captifs enchaîneront leurs vainqueurs et subjugueront leurs maîtres 1. » La nuit du 24 août 410, la porte Salaria 2 fut ouverte aux guerriers d'Alaric par la main d'un traître. Les Goths prétendirent que leur roi s'était ménagé des intelligences dans la place ; qu'il avait envoyé de jeunes soldats déguisés en esclaves, comme un présent offert aux principaux sénateurs. Ces jeunes gens devaient attendre que leurs nouveaux maîtres fussent plongés, dans le sommeil et livrer la ville aux barbares. Les païens imaginèrent une fable qui faisait retomber l'odieux de la trahison sur la noble chrétienne Faltonia Proba, de la famille sénatoriale des Anicii, celle dont le tombeau richement décoré fait aujourd'hui l'un des plus beaux ornements du musée de Latran. « Ne pouvant, disent-ils, supporter plus longtemps l'affreux spectacle d'une population qui mourait de faim, elle détermina ses serviteurs à ouvrir les portes de la cité au roi des Goths 3. » Ni l'un ni l'autre de ces récits n'a été confirmé par l'histoire. Ce qui est certain, c'est qu'à minuit les soldats d'Alaric entrèrent par la porte Salaria et mirent le feu à tout le quartier environnant. Le premier édifice ravagé par les flammes fut la maison de Salluste. A la lueur de l'incendie, les Romains apprirent qu'ils étaient la proie des barbares. Le massacre, le pillage commencèrent; ils durèrent trois jours. Il
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1 Erunt capientes eot qui se ceperant, et suhjicient exnclores suos. (Isa., siv, 2.)
2. La porte Salaria se nommait aussi porta Collina. C'est par elle que déjà, l'an de Rome 378, les Gaulois étaient entrés. — » Procop., D? Bello vandalico, lib. I, cap. Il; Hist. Byzantinœ, édit. de Venise, H39, tûm. I, col. 46.
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y eut d'indescriptibles horreurs, et des actes de vertu héroïque. « Un chef des Goths, écrit Sozomène, saisit une femme chrétienne dont l'éclatante beauté avait séduit ce cœur farouche. Il ne put vaincre sa résistance. Tirant alors son glaive, il lui effleura la gorge, qui se teignit de sang. La chrétienne, s'agenouillant, lui dit : Frappez, vous ferez une martyre! — Touché de sa vertu, le barbare la conduisit lui-même à la basilique de Saint-Pierre, la recommanda aux gardiens, et, remettant une pièce d'or pour sa nourriture, leur fit jurer de rendre l'héroïne à son époux 1. La vénérable Marcella, l'amie de saint Jérôme, vivait dans une maison retirée, avec Principia, jeune et noble patricienne, qui s'était mise sous sa direction. Les Goths envahirent cette demeure, et sans pitié pour l'âge de Marcella, lui infligèrent la torture de la flagellation. Ils voulaient savoir où étaient cachés ses trésors. — Mes trésors! dit-elle. Si vous parlez des richesses de ce monde, il y a longtemps que je les ai distribuées aux pauvre». Mon seul trésor, c'est la vertu de cette jeune fille. — Tombant alors aux pieds des bourreaux, elle les conjura avec larmes de respecter une servante de Jésus-Christ. Les soldats se laissèrent fléchir. Ils prirent dans leurs bras leur victime ensanglantée, et escortant respectueusement Principia, les conduisirent toutes deux à la basilique de Saint-Paul. Quelques jours après, Marcella rendit l'esprit entre les baisers et les larmes de sa fille spirituelle, dit saint Jérôme. Un dernier sourire errait sur ses lèvres, tant il y avait de calme pour sa conscience dans le souvenir de sa vie, tant son âme était heureuse de voir approcher les joies du ciel! — « Par un sentiment de religion bien inattendu, dit Orose, Alaric, en accordant à ses guerriers trois jours de pillage, avait donné l'ordre exprès d'épargner tous ceux qui se réfugieraient dans les églises consacrées au Seigneur, et spécialement dans les deux basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul. De plus, en permettant aux soldats de se gorger de butin, il leur avait recommandé d'éviter autant que possible, l'effusion du sang. Dieu prenait soin d'incliner de la sorte le cœur du roi barbare à une clémence relative, en
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i Sozomen., Hitt. eecles., lib. IX, cap. x.
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même temps qu'il épargnait au très-bienheureux pontife Innocent la douleur d'assister au cruel châtiment qui frappait son troupeau. Les événements, en effet, n'avaient point permis au pape de quitter Ravenne. Or, pendant que le torrent barbare se répandait dans les rues de Rome, un chef visigoth pénétra avec sa troupe dans une maison appartenant à l'église de Saint-Pierre et habitée par une vierge consacrée à Dieu, et d'un âge avancé. Le chef barbare l’invita, mais sans violence, à livrer l'argent et l'or qu'elle pouvait avoir à sa disposition. — J'en ai beaucoup plus que vous ne pensez, répondit-elle; je vais vous le faire voir. — En parlant ainsi, elle ouvrait des rangs d'armoires, garnies entièrement de vases d'argent et d'or de la plus grande magnificence. — D'où peuvent venir ces trésors sans prix? demanda le Visigoth. — Ce sont, dit-elle, les vases sacrés de la basilique de Saint-Pierre. Prenez-les, si vous l'osez. Je ne suis qu'une faible femme et ne peux les défendre ; mais songez que l'Apôtre est plus puissant que moi. —Le chef barbare expédia immédiatement un message à Alaric, pour le prévenir de la découverte et prendre ses ordres. • La réponse du roi fut celle-ci : Faites immédiatement transporter tous les vases sacrés dans la basilique de Saint-Pierre. La vierge chrétienne qui en avait la garde les accompagnera : tous les chrétiens qui voudront se joindre au cortège et chercher un refuge dans le temple en auront la faculté. — Or, la maison dépositaire du pieux trésor était à une grande distance de la basilique. Ce fut donc un merveilleux spectacle de voir les soldats goths, rangés deux à deux, portant sur leur tête les vases d'or et d'argent, traverser près de la moitié de la ville, au milieu d'une escorte qui les suivait de chaque côté, le glaive nu. Les chrétiens, se mêlant à cette pompe religieuse, chantaient au Seigneur des hymnes que les barbares répétaient eux-mêmes. Les louanges du Christ, comme une trompette de salut, dominaient les clameurs d'une ville au pillage. Sur le parcours, les Romains étonnés sortaient de leurs retraites. On accourait autour des vases de l'apôtre Pierre, comme au refuge le plus assuré. Les païens, se couvrant de la protection du Christ, s'introduisaient parmi les fidèles. Plus le cercle des réfugiés s'a-
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grandissait, plus les soldats d'AIaric ouvraient leurs rangs pour les recevoir. Ce fut ainsi qu'on parvint aux portes de la basilique1. » — « Avait-on rien vu de semblable dans l'antiquité païenne? s'écrie saint Augustin. Priam fut massacré aux pieds de ses dieux domestiques : à Rome, les barbares ont choisi les plus vastes églises pour y mettre un plus grand nombre de têtes à l'abri de leurs cruautés. Non-seulement Alaric a voulu qu'on n'en exclût et qu'on n'y tuât personne, mais il donna l'ordre à ses propres soldats d'y conduire eux-mêmes des milliers d'infortunés, afin de les arracher à la mort2. » Toutefois le nombre des victimes fut immense, mais faut savoir gré au génie barbare d'AIaric de n'avoir pas laissé l'incendie et le pillage durer plus de trois jours. On ne se fait pas d'ordinaire une juste idée du nombre des monuments qui enrichissaient alors la ville éternelle. En trois jours, les Goths ne purent tout détruire. C'est ainsi qu'après l'incendie et le pillage restèrent debout quarante-trois temples idolâtriques et deux cent quatre-vingts édicules du même genre. Le colosse du soleil, haut de cent pieds, s'élevait encore près du Colysée où avait fumé le sang des martyrs. Les statues d'Apollon, d'Hercule, de Minerve, décoraient les places et les quadrivium. Les fontaines continuaient de couler sous la protection des nymphes de marbre, d'airain et de bronze. Cependant la nouvelle de la grande catastrophe retentit comme un coup de foudre, d'un bout de l'univers à l'autre. Saint Jérôme à Bethléem, saint Augustin à Hippone, voyaient affluer des fugitifs qui s'étaient embarqués à Ostie, à la lueur des flammes embrasant la ville éternelle. Faltonia Proba fut du nombre de ces proscrits volontaires, et c'est la meilleure preuve qu'elle était complètement étrangère à la trahison de la porte Salaria. La stupeur d'abord, l'exaspération ensuite, éclatèrent dans le cœur des païens. Pour eux, le Christ était responsable de ce malheur sans précédent. Les chrétiens, de leur côté, voyaient dans cette chute terrible l'accomplissement des prophéties de l'Apocalypse. «Venez, avait écrit saint Jean, je vous montrerai la condamnation de la grande prosti-
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1. Oros., lib. Vit, c.ip. xxxix. —2. S. Augustin., De Civit. Dei lih. , cap. l,. chap. i.
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tuée, avec laquelle ont péché les rois de la terre. Assise sur sept collines, vêtue de pourpre et d'écarlate, resplendissante de diamants et de perles, elle tenait à la main une coupe d'or; elle versait sur le monde le vin de la prévarication, l'ivresse du crime et de l'ignominie. C'est la grande Babylone, la mère des fornications et des infamies, ivre du sang des saints, du sang des martyrs de Jésus. Elle est tombée, la grande Babylone, elle est tombée 1 ! ».
34. Alaric ne se préoccupait ni des colères de l'idolâtrie ni des exégèses chrétiennes. Il allait en avant, toujours poussé par la voix mystérieuse qui lui criait : Marche ! Après trois jours et trois nuits de pillage, il donna le signal du départ. Les bagages de son armée étaient pleins d'un butin immense, dont il est souvent mention dans l'histoire. Alaric pour sa part obtint les objets les plus précieux, qui composèrent après lui le trésor des rois visi-goths. Entre autres choses curieuses, on signale un vase étincelant de pierreries, dépouille lui-même d'une autre ville fameuse, rapporté de Jérusalem par l'empereur Titus, et ayant appartenu, selon la légende, au roi Salomon. Mais la conquête la plus chère à ses yeux était la jeune sœur d'Honorius, la princesse Placidie, qu'il avait trouvée à Rome, et dont la beauté l'avait séduit, comme elle devait charmer plus tard le cœur d'Ataülf, son frère. Emmenant cette captive qui captivait son vainqueur, il s'avança dans la direction de la Sicile. Son intention était d'aller, avec ses farouches guerriers, faire la conquête de l'Afrique. Sur sa route, il dévasta la Campanie. A Nole, les soldats chargèrent de chaînes l'évêque saint Paulin, menaçant de le traîner en captivité dans l'espoir d'en obtenir une plus forte rançon. L'homme de Dieu se mit à genoux et pria ainsi à haute voix : « Seigneur, ne permettez pas qu'on me tourmente davantage pour de l'or et de l'argent. Tous savez, que j'ai tout donné à vos amis les pauvres. » — Cette parole éclaira les barbares; ils laissèrent le vénérable évêque pleurer sur les ruines de sa ville dévastée. La Lucanie, les Calabres, eurent le même sort. Rhegium (Reggio)
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1 Ajiocalyps., cap xvu et xvill passim.
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lut livrée aux flamines. Sur la côte, une immense flottille avait été réunie. Alaric présida à l'embarquement. On devait aborder à Messine, traverser toute l'antique Trinacrie, puis faire voile pour Carthage et couronner le pillage de Rome par celui du grenier d'abondance de l'empire romain. Les barques n'étaient pas en assez grand nombre pour transporter d'une seule fois la multitude infinie des Goths. Alaric comptait, au moyen de voyages réitérés d'une rive à l'autre du détroit, effectuer ce passage. Le premier convoi leva l'ancre. Mais soudain, une tempête s'éleva, violente, irrésistible ; elle submergea navires et guerriers. L'onde eut la meilleure part des trésors enlevés à la capitale de l'univers. Du haut des rochers de Scylla, qui dominent Rhegium, Alaric contemplait cet irréparable désastre. Avec le reste de son armée, il revint sur ses pas, et s'arrêta dans une vallée des Abruzzes, à Consentia, aujourd'hui Cosenza. Le désespoir était entré dans son âme. Il se crut maudit du ciel, et mourut quelques jours après (410). Les Goths firent détourner par leurs captifs le lit du Buxeutum, petite rivière de Lucanie aujourd'hui nommée Bussento. Au milieu du lit mis à sec, une fosse fut creusée ; on y déposa le corps d'Alaric avec une partie du trésor royal. On rendit ensuite les eaux à leur cours naturel : les captifs qui avaient servi au travail furent égorgés, afin que nul ne pût révéler le secret du tombeau d'Alaric, et que les restes mortels du « ravisseur de Rome » fussent à l'abri d'une violation vengeresse (410).
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45. Il était nécessaire de donner de suite le précis des révolutions politiques dont l'Occident fut le théâtre, pendant la dernière période du pontificat de saint Innocent. L'histoire de l'Église est intimement liée à celle des empires ou des royaumes de ce monde. Vouloir l'en séparer ne serait pas moins absurde que d'isoler l'âme du corps. La barrière qu'on prétendrait poser entre l'Église et l'État ne tiendra jamais debout. Au Ve siècle, on ne songeait point encore à de pareilles théories. L'Église ne rejetait pas le concours de l'État, malgré les inconvénients qui naissaient souvent pour elle de la tyrannie de quelques princes. L'État invoquait le concours de l'Église, sans redouter les envahissements du cléricalisme, comme on parle de nos jours ; et l'État s'en trouvait bien. Ainsi ce fut une joie immense dans tout l'empire d'apprendre la conversion au catholicisme de la nation des Burgondes. Voici comment l'historien Socrate raconte cet événement : « Au delà du Rhin, la tribu des Burgondes s'était établie depuis longues années. Elle se distinguait des autres barbares en ce sens qu'elle avait une résidence fixe, et qu'elle préférait les travaux paisibles au mouvement et à l'inquiétude guerrières. Habiles à travailler le bois et à le façonner pour tous les usages, les Burgondes trouvaient dans cette industrie un salaire rémunérateur, qui suffisait à nourrir leurs familles. L'arrivée des Huns sur les frontières septentrionales vint troubler leur tranquille existence (413). Les Huns entraient à chaque instant sur leur territoire, dévastant les campagnes, mettant tout à feu et à sang. Impuissants contre ces hordes formidables, les Burgondes, dans une délibération nationale, convinrent de chercher au ciel un secours qu'ils ne pouvaient attendre des hommes. Ils avaient remarqué en diverses circonstances, que le Dieu des Romains étendait sur tous ses adorateurs une protection efficace, et les couvrait
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comme d'un rempart inexpugnable. Unanimement ils résolurent d'embrasser la foi du Christ. Soudain, ils se transportèrent dans le voisinage d’une ville gauloise, demandant à l'évêque de les baptiser1. L'évêque les soumit à un jeûne qui dura sept jours. Dans l'intervalle, il les instruisit des rudiments de la foi. Le huitième jour, il leur conféra le baptême, et les renvoya dans leur pays. Fortifiés par la grâce céleste, les Burgondes s'avancèrent courageusement contre les Huns. Leur confiance ne fut pas trompée. Le roi des Huns, Uptar 2, mourut subitement pendant une nuit de débauche. Les Burgondes profitèrent de cet incident pour se jeter sur l'ennemi. Malgré leur petit nombre, ils remportèrent une victoire complète. Trois mille Burgondes taillèrent en pièces dix mille soldats huns. Depuis ce jour, la nation bourguignonne est demeurée invinciblement fidèle au Christ3. »Socrate écrivait ces lignes à Constantinople, à une distance de cinq cents lieues du théâtre des événements. Il pourrait donc s'être glissé sous sa plume quelque erreur de date ou de localité. Dans le fait, la tradition de l'antique Séquanie plaçait le baptême des Burgondes dans la cité gauloise des Cabillommi (Chalon-sur-Saône). D'un autre côté, Paul Orose semblerait assigner à la conversion des Burgondes une époque différente de quelques années de celle dont parle Socrate. Mais en dehors de ces divergences fort peu importantes, et sur le fond même de la question, l'auteur byzantin et Paul 0rose sont complètement d'accord. Voici les paroles de ce dernier: «La tribu
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1. On croit que l'évêque auquel s'adressèrent les Burgondes était saint Severus de Trêves. (Cf. Am. Thierry, Attila, tom. I, pag. 44.) Les anciens historiens de la Gaule avaient cru devoir transporter le théâtre de cet événement à Châlons-sur-Saône. (Cf. P. Perry, Histoire de Chûlons.) Mais le texte de l'historien Socrate ne se prête point à ce système. "EO^o; est! pip6a?ov, tiéorv toù itoTanoû l'r.voû lym oïxv;<7(v. (SocraL, Hist. cccles., lib. VII, cap. xxx; Pair, grœc, tom. LXVII, col. 80C.)
2. Outrapos. Ce roi est nommé Subtharus dans la vie latine d'Attila, compilée au XIe siècle, d'après d'anciens matériaux et d'antiques traditions, par le dalmate Juvencus Cœlius Calanus. Le nom véritable, dégagé des formes latines, était Octur. (Cf. Jornandès, De Gothor. origin., cap. xxxv; l'alrol. lai. tom. LX1X, col. 1276.)
3. Socrat., Hist. eccles., loc. cit.
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des Burgondes avait été régulièrement établie, au nombre de quatre-vingt mille guerriers, sur les bords du Rhin, dès le temps de Drusus et de Tibère, fils adoptifs d'Auguste. Depuis lors elle ne cessa de s'accroître, en sorte qu'elle forme maintenant un grand peuple. Son nom lui vient du mot burg (burgum, bourg), par lequel elle désigne les nombreux villages qu'elle crée dans les campagnes. Les Gaules savent aujourd'hui combien cette nation est vaillante et brave. Elle s'y est constituée définitivement par la conquête. Mais, grâce à la providence de Dieu, les Burgondes aujourd'hui sont tous non-seulement chrétiens, mais catholiques. Ils ont accueilli les clercs qui furent envoyés pour les évangéliser ; ils vivent sous leurs lois en toute innocence, paix et douceur. Les Gaulois qu'ils ont soumis sont maintenant pour eux de véritables frères en Jésus-Christ1. » Les divergences entre Orose et Socrate ne tombent, on le voit, que sur des détails que la critique moderne a parfaitement élucidés. Le voisinage des Huns sur leurs frontières, les dévastations à peine interrompues par la mort subite du roi Octar, déterminèrent les Burgondes déjà chrétiens à se joindre à l'expédition de Jovinus. Après la fin tragique de ce dernier, ils s'établirent avec ceux de leurs frères déjà maîtres de la Transjurane et d'une partie de l'Helvélie, dans le pays qu'ils ont illustré sous le nom de Bourgogne. Prédécesseurs et futurs alliés des Francs sur la terre des Gaules, les Burgondes furent les premiers nés de la fille aînée de l'Église. Malgré les défaillances que l'arianisme des Visigothos, leurs voisins, produisit plus tard parmi eux, ils demeurèrent en majorité fidèles au drapeau du Christ. Il ne faudrait pourtant pas, sur la foi de Socrate et d'Orose, se faire une idée trop exagérée du degré de leur civilisation, au Ve siècle. Sidoine Apollinaire, qui les visitait vers l'an 425, en parle ainsi à son
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1 Paul. Oros., Hist., lib. VII, cap. ixxm. Paul Orose intercale ce récit au milieu du règne de Valentinien II (S92). Mais la teneur même du texte ne permet pas d'en tirer d'autre indication chronologique que celle du temps même où écrivait l'historien. Or Paul Orose termina son histoire en 411, à la mort d'Honorius. Nous croyons donc pouvoir fixer approximativement la conversion des Burgoudes à l'an 413, date certaine de la mort du roi des Huns, Octar, oncle d'Attila.
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ami Catullinus : « Tu me demandes des vers, comme s'il était possible de parler poésie à un homme qui vit au milieu des hordes à longue crinière, les oreilles assourdies par le jargon germanique. On me force d'applaudir les chansons de table que vocifère un burgonde gorgé de viandes, aux cheveux pommadés de beurre rance. Ma lyre s'est brisée au contact des plectres barbares. Que veux-tu que je dise, devant des amphytrions de sept pieds de haut? Bienheureuses tes paupières, tes oreilles et tes narines ! Tu n'as pas vu, tu n'as pas entendu ces barbares. Tu n'as pas senti l'ail et l'ognon qui infectent les dix ou douze plats dont se compose le repas de ces géants, véritable cuisine d'Alcinoüs 1. » Tels étaient les Burgondes du Ve siècle. La grossièreté de leurs appétits et de leurs habitudes barbares révoltait la délicatesse des nobles Gallo- Romains, mais leur docilité aux enseignements du catholicisme réjouissait le cœur des évêques. Sidoine Apollinaire ne l'était pas encore, au moment où il envoyait cette boutade poétique à son ami Catullinus. Cependant il éprouva une sorte de scrupule et craignit d'avoir trop chargé le tableau. « Je me tais, ajoute-t-il, et si j'ai laissé ma muse badiner avec toi dans ces quelques hendécasyllabes, je vais maintenant lui serrer les freins. Je ne veux donner à personne l'occasion de croire que je prends goût à la satire2.»