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30. Josèphe était du nombre. Une femme le trahit. Vespasien lui fit offrir sa grâce, s'il consentait à se livrer; mais les Juifs, au nombre de quarante, qui s'étaient réfugiés avec lui dans le souterrain, jurèrent de mourir tous plutôt que de se rendre, et le forcèrent, l'épée sur la gorge, de s'associer à leur serment. On tira au sort; le premier qui tomba fut tué par le second, le second par le troisième et ainsi de suite. Josèphe, gardé par la Providence, demeura seul avec un compagnon auquel il devait donner la mort. Le futur historien de la guerre de Judée était éloquent. Il mit en œuvres toutes ses ressources oratoires pour persuader à ce malheureux d'avoir le courage de vivre. Il y réussit, et, sortant ensemble de la caverne ensanglantée, les deux seuls guerriers survivants au siège de Jotapat furent présentés à Vespasien. « Avides de voir ie gouverneur de la Galilée, dit Josèphe, tous les Romains se pressaient autour de leur chef. Dans la foule, les uns criaient qu'il fallait le mettre à mort ; d'autres semblaient réfléchir aux vicissitudes des choses humaines, et paraissaient émus d'un sentiment de compassion. Titus surtout, frappé de la jeunesse du captif et de la force d'âme avec laquelle il supportait son malheur, rappelait les exploits de Josèphe pendant le siège ; il faisait observer que rien n'est plus inconstant que la fortune, et que la clémence est le plus
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bel ornement de la victoire. A sa voix, les sentiments d'hostilité s'éteignaient dans les cœurs. Vespasien parut touché lui-même. Cependant il donna l'ordre de faire enchaîner Josèphe et de le garder avec soin pour être envoyé en Sicile et présenté à César. Le captif, en entendant cet arrêt, pria le général de lui accorder la faveur de l'entretenir quelques instants en particulier. Vespasien donna l'ordre à ses officiers de s'éloigner et gardant seulement Titus et deux amis intimes, il écouta le captif. Croyez-vous, lui dit ce dernier, n'avoir entre vos mains qu'un prisonnier vulgaire, qui se nomme Josèphe? Si je n'étais que cela, je connaissais assez la loi juive pour savoir comment doit mourir un chef d'armée, et je ne serais pas ici; mais j'ai un message à vous transmettre de la part de Dieu. Vous voulez m'envoyer à Néron. Néron sera mort; ceux qui doivent lui succéder, jusqu'à vous, seront morts, avant mon arrivée en Italie. C'est vous, Vespasien, qui êtes en ce moment le véritable César, le véritable empereur. Titus, votre fils, le sera après vous. Maintenant faites-moi enchaîner, soumettez – moi à la surveillance la plus sévère, vous êtes César, et, comme tel, ce n'est pas seulement de moi que vous pouvez disposer, mais du monde entier dont vous êtes le maître. Si je vous trompe, si vous croyez que j'invente ce subterfuge pour les besoins de ma situation présente, vous pourrez, quand il vous conviendra, m'envoyer au supplice. —Vespasien hésitait d'abord à ajouter foi à ces paroles; il les croyait dictées par l'intérêt personnel du captif. Un des deux amis du général dit à Josèphe : Si vous aviez réellement la puissance de divination dont vous vous vantez, si tout cela n'était pas le rêve d'un cerveau en délire, comment n'avez-vous pas prédit leur sort aux habitants de Jotapat? Comment n'avez-vous pas prévu pour vous-même la captivité qui vous attendait?— J'ai prédit aux assiégés, répondit Josèphe, que leur ville succomberait, après une résistance de quarante-sept jours. Je leur ai prédit que je tomberais au pouvoir des Romains, et qu'ils me retiendraient captif, avec la vie sauve. — Vespasien s'enquit secrètement, près des autres prisonniers, de la vérité des assertions de Josèphe. Quand il eut appris de leur bouche que Josèphe avait réellement
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fait ces prédictions durant le siège, il commença à attacher plus d'importance à la prophétie qui le concernait lui-même. Cependant il continua à laisser Josèphe dans les fers, et ne fit rien relâcher de la rigueur de sa captivité. Seulement il lui envoyait des vêtements et d'autres présents de ce genre qui attestaient sa bienveillance 1. »
31. Josèphe fut-il, comme il le raconte, le dernier des prophètes ? Nous avons peine à le croire, malgré la solennité de son récit. Pendant le siège de Jotapat, les combattants avaient dû le retenir de force dans leurs murs, car il voulait profiter du sentier escarpé dont nous avons parlé plus haut, pour abandonner une situation qu'il regardait comme désespérée. Évidemment, s'il avait été chargé par Jéhovah d'une mission près de Vespasien, il n'eût pas fait tant d'efforts pour se soustraire par la fuite à l'obligation qui lui incombait. Reste la prédiction si positive de l'empire promis au généralissime des armées de Néron. Nous croyons qu'il la fit, non pas dans les termes explicites que son expérience rétrospective lui a certainement suggérés depuis. Ainsi il ignorait que trois empereurs passeraient successivement sur le trône avant Vespasien; mais il savait que Daniel avait annoncé « que le peuple qui détruirait Jérusalem serait commandé par son prince. » De plus, et en dehors de toute science prophétique ou divinatoire, il savait que Vindex se révoltait dans les Gaules, Boadicée dans la Grande-Bretagne et Galba en Ibérie. Il savait, et qui l'ignorait alors? Que Néron était abhorré de l'univers ; que contre sa tyrannie, le monde entier conspirait. Enfin il connaissait, car les Juifs avaient partout des espions et des émissaires, les circonstances de la nomination de Vespasien, comme généralissime en Judée ; il savait les précau-tions prises par Néron pour faire mentir les aspirations du monde qui attendait d'Orient un nouveau maître. Telles furent les données sur lesquelles Josèphe échafauda sa prétendue prophétie. Elle caressait l'ambition d'un soldat et la superstition d'un Romain, deux sentiments que Rome païenne poussa jusqu'au fanatisme. Au moment où il consigna ce récit dans son Histoire, Titus était empereur, et
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1. Joseph., de Bell, jud., lib. III, cap. xiv.
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une pareille légende, au Berceau de la famille des Flaviens, qui avait supplanté celle des Césars ne pouvait déplaire au vainqueur de Jérusalem.
32. La chute de Jotapat détermina la conquête de la Galilée, dont les différentes places tombèrent tour à tour au pouvoir de Vespasien et de ses lieutenants dans le cours de cette première campagne. J'oppé, Tarichée, Gamala, Tibériade rentrèrent sous le joug des Romains, et fournirent des milliers de captifs que Vespasien dirigeait sur la Grèce, pour aider aux travaux du percement de l'isthme de Corinthe. Les bandes galiléennes refoulées de leur territoire, se replièrent sur Jérusalem entraînant avec elles les populations épouvantées, que l'armée envahissante expulsait chaque jour des villes et des campagnes. Cette agglomération fut désas- treuse. Les chefs populaires des zélateurs en profitèrent pour massacrer en un seul jour toutes les personnes soupçonnées d'appar-tenir au parti modéré: Un véritable régime de terreur pesa sur la capitale de la Judée ; plusieurs batailles sanglantes se livrèrent dans les rues de la cité maudite ; la victoire resta définitivement aux fanatiques exaltés qui signalèrent leur triomphe par des excès dont la révolution de 1793 peut seule donner l'idée. Sur des flots de sang et des monceaux de cadavres apparurent les deux tyrans de Jérusalem, Simon ben Gioras et Jean de Giscala. Ils furent acclamés comme les libérateurs de leur patrie; ils n'en étaient que les bourreaux. Au mois de février de l'an 68, Vespasien commençait sa seconde campagne. Il franchit le Jourdain, soumit la Pérée, et revenant vers l'ouest, acheva la conquête de l'Idumée supérieure et celle du littoral méditerranéen jusqu'à Jamnia. Une garnison de six mille hommes demeura quelque temps à Emmaüs, aux avant-postes de Jérusalem; le territoire de Samarie fut entièrement conquis, et l'antique Sichem, relevée de ses ruines, devint une colonie militaire sous le nom de Neapolis (Naplouse). La seconde zone sep-tentrionale des défenses extérieures de la capitale juive était ainsi enlevée à l'insurrection. Vespasien poursuivait, sans défaillance, le plan qu'il s'était proposé d'abord. Aux officiers romains qui eussent préféré une attaque directe, et qui lui reprochaient la lenteur
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de ses. opérations, il rénondait.: « La science d'un général ne consiste pas seulement à faire manoeuvrer les soidats, mais à profiter des divisions intestines de ses ennemis. » Maître de lui-même et par conséquent assez fort pour dominer les empressements de son entourage, Vespasien termina sa seconde campagne, en juin 68, et revint à son quartier général de Ptolémaïs, où de graves nouvelles l'attendaient.
§.111. Galba. Othon. Vitellius.
33. Néron, vainqueur sur tous les théâtres de la Grèce, s'était embarqué pour l'Italie, chargé d'une moisson de poétiques lauriers. Il se trouvait à Naples lorsque, le jour anniversaire du meurtre d'Agrippine sa mère, un courrier lui apporta la nouvelle du soulèvement des Gaules. Le chef de l'insurrection s'appelait Vindex, nom de mauvais augure pour un tyran. Il était Gaulois de naissance, et devait aux Romains la dignité de propréteur qu'il exerçait dans sa patrie. Cent mille hommes s'étaient réunis a sa voix pour secouer le honteux despotisme dont rougissait l'univers. Vindex ne pouvait personnellement prétendre à l'empire. Cette pensée rassura Néron. Il accueillit la nouvelle avec tant de calme et d'indifférence, dit Suétone, qu'on le soupçonna d'être enchanté d'avoir un prétexte pour dépouiller militairement la riche province des Gaules. Il se rendit aussitôt au gymnase et prit le plus grand intérêt à voir lutter les athlètes. Son souper fut interrompu par l'arrivée de messages toujours plus inquiétants. Il n'y répondit que par une menace de mort contre tous les traîtres, et resta huit jours sans expédier ni courriers, ni instructions, ni ordres. Il espérait ensevelir cette affaire dans l'oubli. Cependant les proclamations de Vindex se répandaient dans toute l'Italie et parvenaient jusqu'à Rome. Le Gaulois appelait le monde à se soulever contre l'histrion sanguinaire et le mauvais joueur de guitare Ahenobarbus. Tel était en effet le nom patronymique de Néron. Celui-ci se détermina à revenir à Rome. A son arrivée, on lui apprit que l’Espagne avait tendu la main aux Gaules, et que le consul d'Ibérie, Galba, venait
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d'être proclamé empereur par ses légions. Vindex avait écrit à Galba : « Le genre humain vous veut à sa tête pour détrôner un monstre.» Éperdu à cette dernière nouvelle, Néron forma les projets les plus impossibles. Il songeait à partir pour la Judée et à se faire proclamer roi de l'Orient. Les imposteurs, astrologues, mages et devins qui l'accompagnaient, le berçaient du fol espoir de réaliser à son profit les prédictions qui circulaient à ce sujet parmi le peuple. Il rédigea dans ce sens un discours qu'il voulait lire au Forum, pour demander le gouvernement d'Alexandrie. Pendant qu'il perdait, dans cette élucubration ridicule, les heures de sa dernière nuit, la garde prétorienne l'abandonnait en silence. Au nom de Galba, Nymphidius, préfet du prétoire, avait promis trente mille sesterces à chacun des soldats.
34. Au lever de l'aurore, Néron était seul dans son palais désert. « Il voulut se jeter dans le Tibre, ajoute Suétone, mais la peur le retint. Phaon, l'un de ses affranchis, lui offrit comme retraite une maison qu'il possédait hors de la ville, entre la voie Salaria et la voie Nomentane, vers la quatrième colonne milliaire. Néron sortit du palais par une issue dérobée. Il était nu-pieds ; sur sa tunique il avait jeté une penula1 de couleur sombre, un mouchoir lui cachait la figure. Sous ce déguisement, il monta à cheval, accompagné seulement de quatre hommes, dont l'un était Sporus. Devant le camp des prétoriens, il entendit les soldats qui le maudissaient et acclamaient Galba. Hors de Rome, un passant demanda aux cavaliers : Qu'est devenu Néron? Un peu plus loin, un cadavre jeté sur la route effraya son cheval2. Ce mouvement découvrit la figure de l'ex-empereur, un ancien soldat du prétoire le reconnut et le salua. Parvenus à un sentier de traverse qui conduisait à la demeure de Phaon, ils abandonnèrent leurs chevaux dans les broussailles, et ce fut à grand-peine qu'au milieu des roseaux d'un marais et en étendant ses habits sous ses pieds, Néron put gagner le mur de clôture de la villa. En attendant qu'on lui procurât le moyen de pénétrer secrètement dans le jardin, Phaon
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1. Manteau à capuchon. — 2 C'était peut-être le cadavre d'un chrétien, martyrisé par les ordres de Néron.
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l'engagea à se cacher dans une arenaria l dont l'entrée était proche! Je ne veux pas m'enterrer vif, répondit-il. Il resta donc un certain temps dans cette situation, et puisant quelques gouttes d'eau dans le creux de sa main, il but en disant : Voilà désormais les breuvages de Néron ! Ensuite il se mit à arracher les épines qui s'étaient attachées à sa casaque. On avait cependant pratiqué à la muraille une étroite ouverture, par laquelle il se glissa en rampant sur les pieds et les mains. Il arriva ainsi à un pavillon écarté, où il s'éten- dit sur un lit garni d'un mauvais matelas et d'un vieux manteau pour couverture. Ses compagnons le pressèrent alors de s'arracher par le suicide aux outrages qui le menaçaient. Il fit creuser devant lui une fosse à sa mesure, et à chaque coup de pioche, il s'écriait en pleurant : Quel artiste va périr ! En ce moment, un des affidés que Phaon avait laissés à Rome pour être instruit de ce qui se passait, arriva, porteur d'un message. Néron saisit la dépêche ; il lut que le sénat l'avait déclaré ennemi de la patrie, et le faisait re-chercher pour le livrer au supplice prescrit en tel cas par les lois des aïeux. — En quoi consiste ce supplice? demanda Néron. — On lui dit que le condamné était dépouillé, qu'on lui passait le cou dans une fourche, et qu'on le battait de verges jusqu'à ce qu'il eût rendu l'âme. Épouvanté, Néron saisit deux poignards qu'il portait sur lui, en essaya la pointe et les remit dans leur gaîne, en disant: L'heure fatale n'est pas encore venue ! puis il demandait à Sporus de commencer les lamentations funèbres; ou bien il suppliait qu'un de ses compagnons lui donnât l'exemple du suicide. Parfois il se reprochait sa propre lâcheté : Quelle honte pour moi ! disait-il. Il me faut du courage ! Allons, réveille-toi, Néron ! — Enfin, on entendit un galop de cavaliers, envoyés à sa poursuite. Il voulut s'enfoncer le fer dans la gorge, mais sa main tremblait, il fallut que son secrétaire Épaphrodite l'aidât dans ce lâche suicide. Il res-
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1. Selon toute probabilité, cette arenaria située entre la voie Salaria et la voie Nomentane, était l'une des catacombes déjà fréquentées par les chrétiens, victimes de la fureur de Néron. Le cadavre rencontré sur le chemin y fut peut-être porté la nuit suivante par les pieuses mains qui donnaient la sé- pulture aux martyrs. Que fût-il advenu si le persécuteur eût accepté le refuge providentiel qui lui était offert parmi ses victimes?
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pirait encore quand le centurion qui venait le saisir pénétra dans l'appartement. Cet officier comprit que justice était faite, il feignit devant le moribond une compassion qu'il n'avait pas, et prit le pan de son manteau pour comprimer le sang qui jaillissait de la plaie béante. Il est trop tard ! bégaya Néron. Voilà donc la fidé- lité ! Et il expira. Les yeux lui sortaient de la tête, et leur fixité glaçait d'horreur les témoins de cette épouvantable scène1. » Telle fut la mort du prince qui signa le premier édit de persécution générale contre l'Église. Il n'avait que trente ans. Avec lui s'éteignait la descendance de César. Néron fut enterré près de la voie Flaminienne, en attendant que ses centres fussent jetées au vent pour faire place à une basilique de cette religion qu'il avait cru pouvoir étouffer et qui devait au contraire grandir par les supplices. Cette basilique est connue aujourd'hui sous le vocable de Sainte-Marie-du-Peuple. «C'est la première que l'on aperçoit en entrant dans Rome, avec ses bas-réliefs de Contucci, ses dessins du Pinturicchio, ses marbres, ses riches cénotaphes et son nom si doux, symbole de ce règne de paix et de justice qui prend soin des plus petits, et a détrôné pour jamais la tyrannie antique2. »
33. Le sénat promulgua à Rome l'avènement de Galba. Le nouvel empereur avait soixante-treize ans. Il était encore en Espagne quand son nom, acclamé du haut du Capitule, retentissait au milieu de l'enthousiasme et de l'allégresse universels. Vespasien, informé de ces événements à son quartier général de Ptolémaïs, s'était hâté de faire partir pour Rome son fils Titus et le roi Agrippa II, afin de porter l'adhésion et les hommages de l'armée d'Orient à l'élu du sénat et du peuple. Mais les événements allèrent plus vite que ses envoyés. Quand, après trois mois d'attente, on avait vu passer par la voie Flaminienne une litière contenant un vieillard perclus des pieds et des mains, alourdi encore par une tumeur au flanc droit, le désenchantement des Romains avait commencé. Le septuagénaire n'avait aucun des vices auquels Néron avait habitué la plèbe des sept collines. Économe des deniers publics, il refusa
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1. Sueton.,lNero, cap. XLVU-L.— -2 La Gournerie,.'Rome'Chrétienne, tom.il, pag.'20.
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péremptoirement de verser les sommes énormes promises en son nom aux gardes prétoriennes. «Je lève les soldats, disait-il, je ne les achète point. «Strict observateur de la discipline militaire, il prétendait maintenir la garnison romaine dans l'attitude rigoureuse et sévère d'un camp retranché. Une réaction de ce genre eût voulu, pour réussir, la main ferme et active d'un jeune homme. Le 15 jan-vier 69, Galba se vit entouré, au milieu du Forum, de prétoriens achetés chacun au prix de dix mille sesterces, par un concurrent à l'empire, nommé Othon. Ils lui mirent le poignard sur la gorge. « Si c'est pour le bien de la république, tuez-moi!» dit l’intrépide vieillard. Il tomba, et la foule acclama l'empire nouveau d'Othon. Dans le même temps, les légions de Germanie, jalouses de partager avec les prétoriens, le droit de distribuer des couronnes, proclamaient Vitellius, fils de l'ancien gouverneur de Syrie du même nom, qui avait jadis destitué Ponce-Pilate. Titus était à Corinthe, quand il apprit le meurtre de Galba et la double compétition d'Othon et de Vitellius. Il laissa le roi Agrippa II continuer seul son voyage sur Rome et revint promptement à Ptolémaïs. Si Vespasien avait un seul instant ajouté foi à la prétendue prophétie de Josèphe, les nouvelles que lui apportait son fils l'eussent certainement déterminé à profiter des circonstances pour mettre en avant sa candidature. Il n'en fit rien. Indifférent, du moins en apparence, à toutes ces révolutions lointaines, il les laissa se former, croître et s'évanouir, sans y prendre personnellement la moindre part. Othon, élevé dans les débauches du palais de Néron, époux déshonoré de Poppœa, patricien corrompu et criblé de dettes, avait acheté l'empire pour échapper à la prison dont le menaçaient ses créanciers. Il n'avait pas le goût du sang, et celui de Galba, versé par ses ordres, lui troublait l’âme. A peine il avait eu le temps de s'asseoir sur Je trône qu'il venait de conquérir par un crime, quand Cécina et Valens, lieutenants de Vitellius, franchirent les Alpes à la tête des légions de la Germanie et des Gaules. Othon se porta à leur rencontre jusqu'à Bédriac, près de Crémone. Il avait revêtu le casque et la cuirasse. Depuis Tibère, aucun des empereurs n'avait paru en cet équipage guerrier. Cependant on ne lui permit point de prendre part à l'ac-
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tion, sa dignité s'y opposait, dirent les courtisans. Il demeura donc à Brixellum, à trois ou quatre lieues du champ de bataille. Bientôt on vint lui apprendre que son armée était en pleine déroute, et Othon se plongea un poignard dans le cœur (avril 69). Quelques jours après, Vitellius parcourait le champ de Bédriac, couvert encore de cadavres en putréfaction. « Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon, dit-il, mais bien plus encore quand cet ennemi est un concitoyen. » Cette horrible parole ne peint qu'un des côtés du hideux caractère de Vitellius. Une gloutonnerie que le monde n'a jamais revue, et qui avait trouvé moyen de transformer la nuit et le jour en un festin sans cesse renouvelé, complète l'ensemble de cette physionomie impériale. Il mit quatre mois pour arriver à Rome, attendant à chaque relai les convois de vivres et les navires frétés pour sa cuisine, qu'on lui envoyait de toutes les provinces de l'univers.
§ IV. Avènement de Vespasien.
36. Les agents de Vitellius arrivèrent en Syrie dans les premiers jours de mai, pour faire prêter le serment de fidélité aux légions. Quand Vespasien eut prononcé à haute voix la formule d'obéissance militaire, le silence des soldats fut unanime. Aucun cri séditieux ne se fit entendre, mais aucune des acclamations accoutumées ne sortit des rangs. L'armée de Syrie voulait Vespasien pour empereur. Seul, Vespasien résistait. Sa prudence naturelle, son attachement aux règles de la discipline le faisaient rester étranger à ce qu'on tramait autour de lui. Aussitôt après la cérémonie du serment, il commença sa troisième campagne en Judée. Céréalis, son lieutenant, fut chargé de réduire l'Idumée, zone méridionale de Jérusalem. Hébron, l'antique séjour d'Abraham, fut emportée d'assaut, pillée par les soldats de Céréalis et réduite en cendres. Tous ses habitants furent égorgés. L'Idumée tout entière eut le même sort. Cependant Vespasien, après avoir forcé la petite division de l'Acrabatène et de Gophna, qui occupait directement la chaîne de montagnes placée sur le front septentrional de Jérusalem, entra dans
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les bourgs d'Éphrem et de Béthel, où il établit des garnisons romaines. Dès lors les conquérants furent maîtres de toute la Judée à l'exception des trois forteresses de Massada et d'Hérodion en deçà du Jourdain et de Macheronta, au delà de ce fleuve. Jérusalem, isolée sur ses montagnes, cernée par des forces ennemies, sans communication avec la campagne, était réduite à ses seules forces. «Et pourtant, dit Tacite, le siège de cette ville était une entreprise rude et difficile, moins encore par les ressources dont jouissaient ses défenseurs, que par la situation exceptionnelle de la cité, et l'opiniâtreté de sa superstition 1. » Vespasien rentra vainqueur à Ptolémaïs, dans le dessein de faire travailler immédiatement à la construction des machines qu'il comptait employer au siège de Jérusalem (juillet 69). Il y fut accueilli aux cris mille fois répétés de Vive l'Empereur! Le gouverneur d'Alexandrie, Tiberius Alexander, avait pris l'initiative en proclamant en Egypte l'avènement de Flavius Vespasien sur le trône des Césars. Toutes les légions de Syrie prêtèrent avec enthousiasme le serment de fidélité. Mucianus vint au-devant du nouvel empereur jusqu'à Bérythe. Là Vespasien se souvint de Josèphe. Il le manda en sa présence, et fit publiquement briser les chaînes que le captif avait portées jusqu'alors, pour lui rendre l'honneur avec la liberté. L'empereur et Mucianus se rendirent ensemble à Antioche, où les démonstrations d'enthousiasme redoublèrent. Mais elles n'étaient point partagées, on le conçoit facilement, par les populations juives fixées dans cette capitale de la Syrie. A aucun titre le vainqueur de la Judée ne pouvait leur être sympathique. Il ne devait sa couronne qu'à la destruction de leur nationalité. La haine qu'ils professaient contre l'impérial triomphateur s'exprima-t-elle par des complots incendiaires, ou fut-elle secrètement exhalée dans d'occultes réunions? Il n'est guère possible de le vérifier aujourd'hui.