Pascal II et Henri IV 4

Darras tome 25 p. 335


14. Tel est ce manifeste de l'église de Liège. On dirait l'eauvre de quelque protestant anticipé, écrivant au douzième siècle le programme que Luther devait adopter au seizième. Fleury, sans aller jusqu'à une approbation explicite qui eût été par trop compromettante, ne dissimule cependant guère la sympathie qu'il éprouve pour « cette apologie écrite au nom de tous ceux qui reconnaissent Henri IV comme empereur légitime.» — «Dès le titre, dit cet historien, ils se déclarent catholiques et attachés inviolablement à l'unité de l'Église; et ils le montrent encore mieux dans le corps de la pièce, où ils nomment l'Église romaine leur mère, le pape Pascal leur père, l'apostolique,  l'évêque des  évêques, l'ange et l'oint (Christus) du Seigneur, à qui appartient la sollicitude de toutes les églises. Ils reconnaissent aussi pour vrai pape Hildebrand  ou Grégoire VII, et déclarent qu'ils n'adhérèrent jamais à aucun antipape ; ainsi il n'y a aucun sujet de les traiter de schismatiques 2. »

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' Mich. III, 5. Labbe, Concil. t. X. col. G30 — 642.

2 Fleury, Hist. ecclés., I. LXV, tom. XIV, éd. in-12, p. 74. Cette appréciation de Fleury se retrouve intégralement dans la Defensio Declar. cleri Gallicani, où on peut la lire en latin (Bossuet, Œuvres compl. tom. XXI, p. 412, édit. Lâchât.) Nous ne savons si Bossuet a copié Fleury, ou si Fleury a copié Bossuet dans ce passage. Il y a pourtant une légère variante, qui donnerait l'antériorité à Fleury. Celui-ci dit que les clercs de Liège « déclarent qu'ils n'adhérèrent jamais à aucun antipape.» Or, cette déclaration n'existe point dans leur mani-

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Hélas! pourrions-nous dire, Tertullien devenu montaniste avait donné au pape saint Zéphyrin et dans le même sens, les titres que Fleury se félicite de trouver sous la plume de l'apologiste de Liège. « J'apprends, disait Tertullien, qu'un édit a été rendu, édit pé-remptoire. Le souverain pontife, l'évêque des évêques y parle en ces termes : Je remets le péché d'adultère et de fornication à ceux qui font pénitence. 0 apostolique ! on t'appelle bon pasteur, pape béni ; exhibe-moi donc tes prophétiques oracles 1. » Quelle édifiante reconnaissance de la légitime autorité de Hildebrand et d'Odoard (car jamais l'apologiste de Liège ne daigne rappeler les noms pontificaux de Grégoire VII et d'Urbain II), quand il fait cette déclaration formelle : «Nous rejetons absolument les décrets d'excommunication lancés par Odoard et Hildebrand ! » Quelle soumission respectueuse à l'apostolique Pascal, « leur père, l'évêque des évêques, l'ange et l'oint du Seigneur, » quand les clercs de Liège comparent ses lettres pontificales, « aux propos de vieilles femmes filant leur quenouille, » et s'indignent de ne pas le voir «passer en jugement pour les crimes dont il s'est rendu coupable ! » Quelle tendresse filiale pour l'Église romaine, quand ils lui reprochent d'avoir,

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feste, et nous l'y avons vainement cherchée. La Defensio, pour ne pas tomber dans cette erreur de fait, se borne à tirer, de la prétendue reconnaissance par les clercs de Liège de la légitimité de Hildebrand et de Pascal II, une conclusion ainsi formulée : «Jam ergo constat eos non adhxsisse aniipapx, neque a ceroponlifice recessise. » Quant à la doctrine du manifeste, la Defensio l'approuve presque sans réserve. Voici ses paroles : «Toute l'église de Liège, si profondément versée dans la connaissance des divines Écritures, affirmait donc, malgré son respect pour le siège apostolique et pour les pontifes romains, qu'un décret du pape ne pouvait la délier de son obligation d'obéissance envers les rois. Qu'on ne nous objecte pas que les clercs de Liège, sous l'empire d'une violente émotion, dépassent plus d'une fois les bornes. Nous ne les approuvons point en cela; mais que nous importe leur émotion, bien naturelle d'ailleurs, quand on les menaçait du fer et du feu? Ce qui nous importe, c'est de constater qu'ils professaient la véritable doctrine relativement au pouvoir des papes et des rois... Leur épitre reste donc comme un témoin de l'antique tradition sur la majesté inviolable des rois, contrairement aux prétentions de Grégoire VII, prétentions auxquelles cette lettre inflige la note de nouveauté, et personne ne saurait nier la justesse d'une telle note.» Manet ergo Epistola autiqux doctrinx deinviolabili regum mojestate testis, adversus Gregorii VII novitatem, quam distincte notât; neque quisquam eamnotam eluit. (Bossuet, tom. cit. p. 415.) 1 Cf. tom. VII de cette Histoire, p. 665.

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durant prés de sept siècles, depuis saint Sylvestre 1 (333) jusqu’à Hildehrand (1073), donné au monde le scandale d'une série ininterrompue de pseudo-papes, d'avoir foulé aux pieds la tradition des Pères, de ne savoir plus user discrètement du pouvoir de lier et de délier, d'envoyer ses légats comme des proconsuls pour ruiner les provinces et massacrer les populations chrétiennes. Mais ce ne sont point ces injures, dont l'exagération même suffit à prouver le peu de fondement, qui doivent le plus étonner un lecteur impartial. Tout ce que le manifeste de Liège proclame sur l'indépendance absolue de César, lequel, y est-il dit, ne relève que de Dieu seul, et par conséquent ne peut être excommunié par un pape; sur l'étendue de
l'immunité royale telle que le monarque , fût-il le plus abominable tyran, doit être obéi, respecté et servi dans toute la sincérité du cœur; tout ce que ce manifeste affirme parallèlement de la dépendance absolue des papes vis-à-vis de la puissance de César, sont les idées que le paganisme se faisait de la monarchie idolâtrique. Nous les avons retrouvées sous la plume du pseudo
cardinal Bennon, et du Tyrtée henricien Benzo. Ces schismatiques se refusaient à comprendre que le jour où les rois s’étaient faits chrétiens, ils s'étaient volontairement soumis à la juridiction spirituelle de Jésus-Christ et des papes ses vicaires. Ils ne
voulaient pas se souvenir que la restauration de l'empire d'Occident en la personne de Charlemagne avait été l'œuvre exclusive de la papauté, que les papes seuls conféraient le titre d'empereur, que par conséquent un prince révolté contre l'Église catholique et excommunié par les papes cessait d'être empereur par le fait même de son apostasie, ou n'était qu'un pseudo-empereur s'il prenait le titre impérial sans avoir été sacré par un pape légitime. Ce dernier cas était précisément celui de Henri IV. On a pu remarquer la singulière prétention employée par l'auteur du manifeste pour éviter de se prononcer sur la valeur morale du Néron de la Germanie. La théorie de la souveraineté païenne revient ici dans toute sa crudité. « En supposant, dit-il, que notre empereur fut réellement hérétique, ce qu'à Dieu ne plaise ! nous n'aurions autre chose à faire qu'à prier pour lui, et le pape n'aurait pas lui-
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même d'autre devoir à son égard. » On ne saurait méconnaître plus absolument l'origine, le caractère et le but de l'empire chrétien, institué par les papes pour la défense de la sainte Église catholique. Le manifeste, qui se tait sur les crimes de Henri IV, garde respectueusement le même silence sur ceux de l'intrus Otbert. Pas un mot des scandales donnés par cet ancien prévôt de Sainte-Croix, déposé canoniquement du sacerdoce par sentence canonique, puis transformé en évêque par une investiture impériale achetée au poids de l'or. Pas un mot de la terrible sentence fulminée par Urbain II, contre « cet envahisseur de Liège, ce loup dévorant, ce voleur, introduit de vive force dans le bercail de Jésus-Christ 1. » Tout au plus pourrait-on y découvrir une allusion très-voilée dans cette déclaration générale du manifeste : « Nous rejetons absolument les anathèmes prononcés par Hildebrand et par Odoard (Urbain II). » Pas un mot enfin de la dévastation des abbayes de Saint-Laurent et de Saint-Hubert par cet exécuteur des hautes œuvres impériales déguisé en évêque. Le manifeste parle au contraire de la paix profonde, de la double prospérité temporelle et spirituelle dont Otbert fait jouir ses heureux diocésains, ce qui n'empêcha point la noblesse et le peuple de Liège de se soulever contre sa tyrannie, et de le contraindre à rappeler après un exil de dix ans les abbés et les religieux fidèles. 


   13. Ce fameux manifeste, dont  la Defensio declaralionis cleri Gallicani osa dire : « L’ Epitre de l’église de Liège reste comme un témoin de l'antique tradition relative à l'inviolabilité de la majesté royale 2, » n est en somme qu’un tissu d invectives, de mensonges et de calomnies. Jusqu'à ces derniers temps il passait pour l'œuvre collective de tout le clergé de Liège, ce qui faisait dire à l'auteur de la Defensio: «Toute l'église de Liège, si profondément versée dans la science des divines Écritures, affirmait donc qu'un décret du pape ne pouvait la délier de l'obligation d'obéir au roi3. » Mais, grâce aux

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1 Cf. n° 12 de ce présent chapitre.

2 Nous avons cité ce texte de la Defensio dans une note précédente.

3 Patet ergo Henrici IV tempore fuisse mullos qui, cum sedem aposlolicam

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récentes découvertes paléographiques de M. Pertz, nous savons aujourd'hui que le factum de Liège n'avait nullement le caractère ni l'importance d'un document synodal, émané d'une réunion officielle du clergé de cette ville. L'auteur si longtemps oublié de ce manifeste est un moine : on aurait pu le conjecturer par le fait seul du silence approbateur qu'il garde si soigneusement sur les attentats commis par Otbert contre les deux abbayes catholiques de Saint-Laurent et de Saint-Hubert. Il y a là,  comme un sentiment de rivalité jalouse, qui dénonce un compétiteur. Malheureusement le nom de ce moine schismatique est celui d'un chroniqueur célèbre, qui, sous d'autres rapports, s'est acquis des titres sérieux à l'estime de la postérité. Ses travaux historiques ont une valeur considérable et nous avons fréquemment eu l'occasion de les citer nous-même. Aussi n'est-ce pas sans un profond regret que, séparant le chroniqueur du théologien, nous avons à constater ici que l'auteur de cette violente diatribe était Sigebert, moine de Gemblours, dont l'érudition est attestée par une Chronique universellement connue. Sa piété nous a laissé entre autres monuments les « "Vies de saint Wibert fondateur de Gemblours 1; du vénérable Déodéric (Thierry I) évêque de Metz (964-984)2; du saint roi Sigebert d'Austrasie (629-658) 3 ; de saint Malo [Maclovius sive Machutius) évêque d'Aleth ou Dol en Bretagne (500-565) 4; de saint Théodard évêque de Macstrichl (600-669)s; de saint Lambert 6 « le glorieux martyr de Maëstricht » (708), dont les reliques transférées par saint Hubert son successeur dans la villa de Leodium devinrent un centre de pèlerinage si fréquenté qu'il donna naissance à l'opulente cité de Liège. Ainsi ni la science ecclésiastique, ni la profession religieuse sous la règle bénédictine, ni la régularité d'une vie occupée à ces édifiants travaux ne purent

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eique présidentes Romanos pontifices cotèrent, intérim a regum obedienlia pontificiis decretis abduci se posse pernegabant. Tota enim Leodiensis ecclesia, divinis eloquiis erudita, eam doctrinam tuebalur. (Bossuet, Defens. cl. Gatl., tom. XXI, édit. Lâchât, p. 413.)

1 Sigebert. Gemblac. Vil. S. Wicbert. Patr. lai., tom. CLX, col. 662-690.

2 Ibid. col. 694-725. —3.  Ibid. col. 726-729. 4.  <• Ibid. col. 730, 746.
5 Ibid. col. 747-758. — 6.  Ibid. col. 759-810.

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sauver de l'erreur césarienne et schismatique un homme du mérite de Sigebert de Gemblours. Né vers l'an 1030 dans la Gaule Belgique, il fut élevé dès sa plus tendre enfance et fit plus tard ses vœux solennels au monastère de Gemblours (Gemblacum aujourd'hui Gembloux, dans la province belge de Namur). Son amour pour l'étude et la vivacité de son intelligence le firent bientôt remarquer. A vingt-cinq ans, les religieux de Saint-Vincent de Metz le demandèrent pour écolâtre. Sigebert acquit dans cette charge une réputation d'éloquence et de savoir justifiée par le concours de disciples qui affluaient de toutes parts à ses leçons. Il renonça pourtant en 1071 à un ministère si honoré et revint s'ensevelir dans sa première retraite de Gemblours, « comme une abeille très-prudente aime à revenir à sa ruche 1,» disent ses biographes. Là, il partagea son temps entre la prière, l'étude et la prédication 2. Bien que son expérience l'eut rendu très-propre à l'administration des affaires publiques, il ne voulut jamais y intervenir, consacrant exclusivement ses efforts et sa sollicitude à ce qui pouvait intéresser la prospérité du monastère où s'écoula sa vieillesse. Les plus illustres personnages de la ville de Liège avaient recours à ses lumières, et ne prenaient aucune mesure importante sans ses conseils. L'archidiacre Henri, doyen de la cathédrale de Saint-Lambert, était le plus assidu de ses visiteurs. Cet archidiacre, créature d'Otbert, fut heureux de trouver dans l'illustre moine un champion du parti césarien et schismatique. « Ce fut à la prière de l'archidiacre, que je composai, dit Sigebert de Gemblours lui-même, une réponse à la lettre du pape Pascal, enjoignant au comte Robert de Flandre d'entamer contre l'église de Liège une guerre d'extermination pareille à celle qui venait d'avoir lieu à Cambrai3. » Cette déclara-

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1 Ut apis prudentissima, ad monasterii sui alvearia regredi. (Vita Sigebert Gemblac. Tatr. lai., tom. CLX, col. 10.)

2.  Les sermons de Sigebert de Gemblours ne nous ont point été conservés. Il ne nous reste qu'un fragment d'un panégyrique De sancta Lucia (sainte Luce) Pair, lat., tom. CLX, col. 811-814.

3 Ipso Henrico archidiacono el decano ecclesix Sannti-Lamberti rogante, respondi epistolx Paschalis papx, qui Leodiensem ecclesiam, œque ut Came-racensem, a Itoberto Flandrensium comité jubebat perdilum iri. (Sigebert, Gemblac. De scriptoribus ecclesiasticis, Pair, lat., tom. cil, col. 16 et 587.)

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tion formelle fut insérée clans l'autobiographie par laquelle Sigebert de Gemblours termina son « Livre des écrivains ecclésiastiques. » Elle lève complètement le voile de l'anonyme qui couvrait depuis tant de siècles l'auteur du manifeste de Liège. Elle ne permet plus d'attribuer un caractère collectif et en quelque sorte synodal à une pièce qui fut publiée sans nom d'auteur, et écrite à la requête personnelle d'un archidiacre tenant sa dignité et ses fonctions de l'intrus Olbert. Nous sommes donc en face d'une œuvre directement émanée de l'initiative schismatique ; il n'est plus possible de la considérer comme l'expression officielle de la croyance et des sentiments unanimes de l'église de Liège. Elle n'est pas d'ailleurs le seul pamphlet de ce genre produit par Sigebert de Gemblours, ainsi que lui-même prend la peine de nous l'apprendre dans son autobiographie. «Ce fut également à la prière de l'archidiacre Henri, dit-il, qu'en m'appuyant sur les témoignages les plus concluants des saints Pères, j'écrivis une réfutation de la lettre calomnieuse du pape Hildebrand (Grégoire VII) à l'évêque de Metz Hérimann, contre le pouvoir royal1. » — « J'ai de plus, ajoute-t-il , adressé au même archidiacre Henri une apologie des messes célébrées par les prêtres mariés, pour répondre aux calomniateurs qui les proscrivent 2. » Ainsi, de son propre aveu, Sigebert de Gemblours mit son talent et sa plume à trois reprises différentes au service des schismatiques. C'est peut-être là ce que sous-entendait son disciple et biographe, en parlant des travaux accomplis par cet illustre vieillard « pour assurer la prospérité du monastère de Gemblours 3. » L'intrus Olbert et la faction césarienne de Liège devaient en effet combler de faveurs un établissement où ils possédaient un si fervent apologiste. Mais,

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1 Rogalu etiam prxdicli viri validis Palrum argumentis respondi epistolx Eildebrandi papx, quam scripsit ad Eerimannum Mctensem episcopum in po-testatis regix calumniam. (Sigebert. Gemblac. De scriplor. eccles. tom. cit., col.lG et 087.) La lettre de S. Grégoire VII à Hérimann, dont il est ici question, a été reproduite au tom. XXII de cette Histoire, p. 119-124.

2.  Scripsi ad ipsum Heinricum apologiam contra tos qui calumniantur mis-sas conjugatorum sacerdotum. (Id. ibid.)

3 Vnice internsc monasterii satuti intentus,pro quo ne senex quldem labores subire declinavit. (Vit. Sigebert Gemblac. tom. cit., col. 10.)

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quel que fût l'attachement de l'ancien écolâtre aux erreurs schismatiques, il importe de noter le soin avec lequel il évita de mettre son nom aux trois pamphlets écrits pour leur défense. Sa réponse au pape Pascal II portait, nous l'avons vu, le titre apocryphe de « Lettre de l'église de Liège. » M. Pertz a retrouvé à la bibliothèque royale de Bruxelles, dans un manuscrit du commencement du XIIe siècle, le texte qu'on croyait à jamais perdu de la diatribe de Sigebert de Gemblours contre la magnifique lettre pontificale adressée par saint Grégoire VII à l'évêque de Metz Hérimann. L'écrivain s'est également abstenu d'y mettre son nom. Il l'intitule modestement : « Réflexions d'un particulier sur la discorde survenue entre le pape et le roi, jugée d'après les exemples des anciens 1.» La lettre apologétique en faveur des clérogames, pour engager le peuple fidèle à entendre dévotieusement la messe célébrée par ces misérables, porte un intitulé non moins timide. L'auteur s'y cache avec le même soin et offre simplement au public une «Épître d'un particulier en réponse aux calomnies des laïques contre les prêtres mariés2. » Cette réticence trois fois renouvelée fut évidemment un fait voulu et calculé. Serait-elle l'indice, chez Sigebert de Gemblours, d'une sorte de pudeur révoltée, qui se refusait à donner à de tels pamphlets la signature autorisée d'un écolâtre célèbre, d'un chroniqueur justement estimé? Plaise à Dieu qu'il en ait été ainsi ! Des pamphlets anonymes se sont produits à toutes les époques de l'histoire, mais à toutes les époques ils furent accueillis par la défiance générale. Un auteur qui invective sous le masque et n'ose pas signer son œuvre, se rend d'avance suspect de lâcheté

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1 Dicta cujusdam de discordia papx el régis, priorum rcprehensa exemplis.
(Pertz, Monurn. Gerrn. Hisl. Scriplor., tom. V, p. 268.) — Cf. Pair. Int.,
tom. CLX, col. 16, not. 40.

2 Epistola cujusdam adversus laicorum in presbyleros conjugales calumniam. Cette épitre a été publiée en 1717 par Dom Martène, dans le Thésaurus novus anecdoiorum, tom. I, p. 230. L'illustre bénédictin et son collaborateur
Dom Ursin Durand l'attribuaient à un schismatique césarien du XIe siècle nommé Wenric, probablement parce que le manuscrit d'où ils l'avaient tirée portait la
mention de l'archidiacre de Liège Henri, auquel Sigebert de Gemblours nous apprend lui-même qu'il l'avait adressée. Le W flamand avait pris la place, sous la plume de quelque copiste plus moderne, de l'initiale H du nom latin Henricus.

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ou de mauvaise foi1. Nous souhaiterions que Sigebert de Gemblours à l'approche de la mort se fût rétracté. Mais il n'y a guère lieu de le croire quand nous le voyons revendiquer dans son autobiographie, probablement le dernier écrit tombé de sa plume, la paternité des trois opuscules schismatiques qui chargent sa mémoire d'une tache ineffaçable. Il mourut à l'âge de plus de quatre-vingts ans, le 3 octobre 1112. L'abbé de Gemblours Liéthard et les autres religieux auraient voulu inhumer dans l'intérieur de leur église un homme qui avait illustré leur monastère. Mais avant de rendre le dernier soupir, Sigebert témoigna le désir d'être enseveli comme le plus obscur des frères dans le cimetière commun. On respecta la volonté suprême du mourant. Puisse cet acte d'humilité lui avoir obtenu grâce et miséricorde, au tribunal du souverain juge des vivants et des morts !


16. Ces apologies de Henri IV répandues à profusion dans toutes les provinces de l'empire, semaient la division parmi les fidèles et exaltaient les espérances du parti césarien. Encouragé par ces manifestations favorables, le pseudo-empereur lui-même put croire à  un retour prochain de fortune. Il ne par la plus de réconciliation avec le saint-siége, ni d'abdication, ni de pèlerinage expiatoire en Terre Sainte. De nouveau, il fit garder plus sévèrement que jamais les défilés des Alpes, pour empêcher toutes les communications des fidèles avec le siège apostolique. L'élu de Bamberg, saint Otton, se trouva dès lors dans l'impossibilité d'effectuer son voyage à Rome. Henri IV ne voulait plus d'évêques catholiques en Germanie. La métropole de Mayence, dont l'évêché de Bamberg était suffragant, était depuis plus de huit ans séparée de son légitime pasteur, Ruthard, chassé de son siège et exilé en Thuringe. Marquard, évêque d'Osnabriick, auparavant abbé de Corbie et zélé catholique, venait

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1.  Par une délicatesse qui l'honore, le regrettable éditeur de la « Patrologie » n'a pas voulu reproduire, dans sa collection désormais immortelle, les trois pamphlets de Sigebert de Gemblours, « à cause de l'acharnement avec lequel l'auteur attaque le saint-siége, » propter infensiorem quo in sanctam sedem invehitur animum, dare supersedimus. {Pair, lai., tom. CLX, col. 830.) Nous n'aurions probablement pas été si scrupuleux. Les exagérations du pamphlétaire suffiraient à tout lecteur impartial pour rendre cette reproduction inoffensive-

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En ll02 d'avoir le même sort. En 1103, quelques semaines seulement après les hypocrites protestations de repentir faites à la diète de Mayence par le pseudo-empereur, une nouvelle expulsion de ce genre avait lieu et souleva l'indignation universelle. Le saint et courageux Gébéhard, l'ancien moine de Hirschau, promu au siège de Constance par saint Grégoire VII, investi par Urbain II du titre et des pouvoirs de légat apostolique en Germanie et continué dans ces hautes fonctions par Pascal II, était arraché de son église par les soldats de Henri IV et remplacé par un intrus, Arnold, moine de Saint-Gall1. Cette usurpation sacrilège était depuis longtemps préparée. Arnold en effet avait été, dès l'an 1091, sacré à Rome par l'antipape Clément III (Wibert de Ravenne), sous le titre d'évêque de Constance, avec l'intention de le substituer à Gébéhard. Mais les habitants de Constance défendirent énergiquement leur saint évêque. Ce ne fut que le 2 février 1103, le jour même où Otton entrait pieds nus dans la cathédrale de Bamberg, qu'à l'aide d'une surprise nocturne, la soldatesque de Henri IV s'introduisit dans la ville, chassa Gébéhard 2 3et fit asseoir l'intrus Arnold sur un siège qu'il profanait. En quelques jours la nouvelle de cet attentat contre le légat apostolique de Germanie parvint à Rome. Dès le 10 février, le pape Pascal II adressait « au duc Welf de Bavière et à son frère Henri 4, au duc Berthold5

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1. M. de Montalembert fait remarquer, à cette occasion, que Saint-Gall était du petit nombre des abbayes entachées de schisme, et que Hirschau était, au contraire, le foyer de l'orthodoxie en Allemagne. L'inféodation du monastère de Saint-Gall au parti césarien datait de la promotion de son abbé Udalric au patriarcat d'Aquilée, faite par le pseudo-empereur. Cf. Moines d'Occident, tom, VII, p. 361, not. 2.

2 Gébéhard appartenait à la célèbre famille allemande des comtes de Zashringen, issue de Gontram-le-Riche comte de Brisgau, qui vivait vers 930 et descendait d'Ethico I duc d'Alsace au VIIe siècle. Gontram eut deux fils : l'un fonda
la maison de Hapsbourg; l'autre Berthold I devint la tige des comtes, puis ducs de Zœhringen, dont une branche cadette subsiste encore aujourd'hui et forme
la dynastie grand-ducale de Bade.

3 Arnold était fils du comte de Heiligenberg.

4.  Welf V de Bavière et Henri le Noir son frère étaient tous deux fils de Welf IV, dont la puissance avait jadis contrebalancé celle du pseudo-empereur. Welf V avait été longtemps l'époux nominal de la grande comtesse Mathilde, dont il s'était séparé, en 1093, pour embrasser le parti de Henri IV.

5 Berthold II, duc de Zachringen, était le frère aîné de Géhébard, l'héroïque évêque de Constance.

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et à son neveu Hérimann 1, ainsi qu'aux autres princes et seigneurs de Souabe, » la lettre suivante : « Quel que soit, depuis si longtemps que vous êtes retournés au parti de Satan, l'oubli profond de votre salut dans lequel vous vivez, nous ne saurions, sans manquer au devoir de notre charge apostolique, ne pas nous souvenir de vous. Ces présentes lettres ont pour but de vous faire sortir enfin de votre sommeil de mort. La patience de Dieu vous a attendus jusqu'à ce jour, pendant que vous amassiez sur votre tête des trésors de colère, pendant que, membres retranchés de l'unité catholique, attachés à la fortune d'un prince excommunié, chef du schisme et auteur de toutes les calamités qui désolent votre patrie, vous ne songiez qu'à outrager la sainte Église votre mère. Il y eut un temps où cette épouse de Jésus-Christ, qui vous a engendrés à la foi, vous comptait parmi ses plus illustres défenseurs. Elle vous tend aujourd'hui les bras : revenez à elle et elle vous rétablira en grande allégresse au nombre de ses fils. Vous avez près de vous, en la personne de notre frère et coévêque Géhébard, un représentant de l'autorité apostolique. Je dirais volontiers qu'il est l'œil de l'Église, oculum Ecclesiœ. Il a tout pouvoir pour accomplir parmi vous l'œuvre de salut et de résurrection spirituelle qui vous fera passer des ténèbres à la lumière. Recourez à sa direction paternelle, écoutez ses conseils, obéissez à sa voix comme à celle du bienheureux apôtre Pierre lui-même. En agissant ainsi, vous obtiendrez l'absolution des anathêmes qui pèsent sur vous. Quant à l'intrus de Constance, Arnold, sachez que l'Église romaine l'a excommunié, et retranché comme un membre pourri de la grande société catholique. Fuyez-le à l'égal d'un empoisonneur public et évitez toute espèce de rapports avec lui2. » Le jour même où Pascal II dictait cette lettre aux princes allemands, il en adressait une autre à l'abbé et aux religieux du monastère de Hirschau 5, où Gébéhard s'était provisoire-

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1. Hermann ou Hérimann II, dont il est ici question, était fils de Hermann I margrave de Bade, marchio Badensis, lequel, troisième frère de Berthold II de Zaehringen et de Gébéhard, avait embrassé la vie monastique à Cluny, où il était mort en 1074.

2.Pascal. II, Epist. cm; Pair, lai., tom. CLXIII, col. 121.

3 H. ibid., Epist. eu.

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ment réfugié après son expulsion de Constance. « Mes bien-aimés, leur disait-il, le monde sévit plus que jamais contre vous, les persécutions s'accroissent, elles montent comme les flots d'une mer en furie. Mais notre Seigneur Jésus foula jadis d'un pied vainqueur les flots de la mer de Galilée. Sa puissance n'est pas diminuée, il est toujours le Dieu des merveilles dans les hauteurs des cieux. Je vous en conjure donc, ne perdez point courage au milieu de vos tribulations : elles sont votre gloire. La  tristesse présente sera changée en joie. Bientôt, nous l'espérons dans le Seigneur et avec la confiance que nous inspire la protection des saints apôtres, bientôt un terme sera mis à vos persécutions par Celui qui a dit : « J'ai vaincu le monde1. » 

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