Croisades 22

Darras tome 23 p. 484

 

25. « Le premier acte de souveraineté qu'il exerça, continue le chroniqueur, lui fut demandé avec instance par ses nouveaux su­jets. Dans leur voisinage se trouvait, à quelques lieues au nord-est, l'antique cité de Samosate, capitale de la Comagène. Elle avait été conquise sur la province d'Édesse par l'émir Balduc [Baldonkh), vaillant guerrier, mais farouche et cruel, dont la tyrannie pesait odieusement sur la contrée. Il imposait aux citoyens d'Édesse, à raison des champs et des vignes que ceux-ci possédaient sur son territoire, des tributs exorbitants. Pour en assurer la recette exacte, il se faisait livrer en otages les enfants des principales familles, et les employait, comme des esclaves, à fabriquer des briques pour la construction de ses palais. Tout ce que la ville d'Édesse put fournir de soldats en infanterie et cavalerie se rangea sous les étendards de Baudoin, qui alla mettre le siège devant Samosate. L'émir Bal-doukh, impuissant à se défendre, voulut du moins sauver sa for­tune et sa vie. Il fit dire à Baudoin qu'il était prêt à rendre la place, moyennant une rançon dont il fixait le prix ; mais si son offre était rejetée, il ferait égorger tous les enfants d'Édesse ses otages, met­trait le feu à la ville et s'ensevelirait lui-même avec tous ses trésors sous les débris fumants de Samosate. Baudoin préféra payer la somme exigée, plutôt que d'exposer les jeunes otages à un massacre général. Samosate lui fut livrée par l'émir et les enfants d'Édesse furent rendus à leurs familles 1. » 26. «Dans l'intervalle, une révolution s'était accomplie à Édesse. Soit que le vieux Théodoros eût repris ses velléités d'indépendance personnelle, soit qu'en l'absence de Baudoin il eût voulu grossir ses propres revenus par des augmentations de taxes dont il se réservait de garder intégralement le produit, soit enfin qu'il eût noué des négociations secrètes avec les Turcs, ainsi qu'on l'en ac­cusa, l'irritation populaire contre l'ancien gouverneur fut poussée à

----------------------

1. Guillelm. Tyr., 1. III, cap. ni, col. 302.

2 Id., ibid., cap. iv.

=================================

 

p485  CHAP.   V.   — BAUDOIN   DE  BOULOGNE  COMTE  D'ÉDESSE.

 

 

l'extrême. Voici les faits, tels que les raconte Guillaume de Tyr : « Les citoyens d'Édesse se montraient de plus en plus dévoués à la personne de Baudoin, dont la vaillance et la modération étaient ré­compensées par d'éclatants succès. Ils s'indignaient de voir ce héros, leur libérateur et la terreur des Turcs, obligé de partager le pou­voir avec un vieillard malveillant et cupide. Ils appelèrent pour conférer sur la situation un Arménien noble et puissant, nommé Constantin, dont les domaines se trouvaient dans le voisinage. On le prit en quelque sorte comme arbitre. Théodoros était accusé de multiplier les exactions ; d'arracher de force aux citoyens l'or, l'ar­gent, les objets les plus précieux ; de dénoncer aux Turcs ceux qui résistaient à ses violences, pour faire incendier leurs maisons de campagne, dévaster leurs vignes, leurs jardins, leurs cultures, en­lever leurs troupeaux, enfin les ruiner toujours et parfois les vouer à une mort certaine. A tout prix ils voulaient se débarrasser du gouverneur, mais ils n'avaient point d'armes. Bien que Baudoin fût en ce moment à Edesse, où il était revenu chercher les sommes nécessaires à la rançon de Samosate, l'armée était restée sous les murs de cette dernière ville. Constantin leur prêta son concours, il amena ses vassaux, et avec ce renfort toute la population se rua sur la tour qui servait de résidence au gouverneur. Aux cris mille fois répétés de «Mort au traître ! » la foule commença à démolir les murailles. Théodoros éperdu appela Baudoin, mit aux pieds du héros tous ses trésors, le conjurant d'en user tant qu'il en serait besoin pour calmer la fureur du peuple. Le comte essaya de bonne foi ; il se présenta aux insurgés, leur jeta de l'or, leur fit toutes les promesses imaginables. Mais ni son ascendant moral ni ses lar­gesses ne réussirent à apaiser les esprits. La fureur du peuple s'exal­tait contre toute résistance, et Baudoin, revenant près du malheu­reux Théodoros, lui conseilla de s'enfuir au plus tôt pour échapper à la mort qui le menaçait. Le vieillard, croyant, dit le chroniqueur, trouver le salut où il n'était pas, se fît descendre avec une corde par une fenêtre de la tour, sur le côté opposé à la place publique. Mais les assaillants l'aperçurent, les archers dirigèrent sur lui leurs flèches, et l'infortuné gouverneur tomba sans vie à leurs pieds. Le len-

=================================

 

p486 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II  (4°  PÉRIODE   1088-1099).

 

demain les habitants se présentèrent à Baudoin pour lui offrir le commandement suprême ; ils l'acclamaient sous les noms de libéra­teur et de père: mais le héros refusa. La mort de Théodoros n'était pas en effet un précédent de nature encourageante. Plus on insistait, moins le comte se décidait à accepter. Enfin il fut pris de force et porté en triomphe à la cathédrale, où le peuple lui prêta le ser­ment solennel d'hommage et de fidélité. On le conduisit en grande pompe au palais, et il prit possession des immenses trésors que l'ava­rice de Théodoros y accumulait depuis plus de vingt-cinq ans1.» Le nouveau comte d'Edesse signala son avènement par une autre conquête, celle de la ville de Sérorge, la moderne Seroug, qu'il en­leva à l'émir Balac, et qui devint la frontière la plus avancée de ses forteresses au sud-est de l'Euphrate. Elle assurait les communica­tions entre Edesse et Antioche, et allait ainsi devenir pour la grande armée de la croisade un point stratégique de la plus haute impor­tance. La garde en fut confiée à Fulbert de Chartres, l'un des ba­rons qui avaient suivi l'expédition de Baudoin2. Comme étendue et comme richesse, la province désormais soumise à l'autorité du frère de Godefroi de Bouillon équivalait à un royaume. Située à la pointe septentrionale de la Mésopotamie, elle comprenait les pays placés à l'ouest de l'Euphrate jusqu'à la chaîne principale du Taurus au nord, jusqu'aux portes d'Alep au sud-ouest, et jusqu'à la province de Mossoul à l'est. Boulevard des croisés contre les armées musul­manes venues de l'extrême Orient, sa possession garantissait le succès définitif de l'expédition sainte. Aussi fut-il ordonné à Bau­doin d'y rester avec les guerriers qui l'avaient aidé à la conqué­rir.

 

IV. Siège d'Antioche par les Croisés.

 

27. La plupart des historiens modernes prétendent que Baudoin avait entrepris son expédition en Mésopotamie à l'insu de Godefroi de Bouillon et malgré ses défenses expresses. C'est une erreur dé-

---------------------------

1.Guillelm. Tyr., 1. III, cap. v.

2. Id., ibid., cap. vi. >Cf.  Alberic.  Aq., lib.   III,   cap.   xyiii-xiv ; Patr. lai., t. CLXVI, col. 443-453

=================================

 

p487  CHAP.   V.   — BAUDOIN   DE  BOULOGNE  COMTE  D'ÉDESSE.

 

mentie par toutes les chroniques contemporaines. Les mêmes criti­ques ne manquent pas de reprocher à Godefroi de Bouillon la prétendue intelligence avec laquelle, disent-ils, ce héros laissait der­rière lui ses conquêtes, sans les faire garder et sans assurer la liberté de ses communications avec l'Europe. Enfin, car il n'est pas un seul reproche, même le moins fondé, que la malveillance rétrospective des ennemis de la croix n'ait cherché à accréditer contre une expé­dition qui fut le triomphe de la croix et de la politique chrétienne, on trouvait exorbitant le droit que s'arrogeaient les croisés d'Occi­dent en dépossédant les Turcs, qui ne leur avaient jamais fait de mal. Or, dès que Godefroi de Bouillon eût pu se convaincre de la perfidie d'Alexis Comnène et de l'ineptie avec laquelle cet empereur, loin de profiter du secours des croisés, qu'il avait appelés lui-même en Orient, ne cherchait qu'à les trahir, son premier soin fut d'éta­blir sur sa route des postes fortifiés, dont il confia la garde aux che­valiers les plus braves. Ainsi Alfia et Plastentia, sur le versant sep­tentrional du Taurus, étaient devenus les premiers fiefs du royaume qu'on allait fonder au Saint-Sépulcre. Le comté d'Édesse, sous la puissante épée de Baudoin, formait la troisième institution féodale de ce genre. D'autres non moins importantes allaient être créées avant que l'armée eût atteint Jérusalem, terme de la grande expé­dition. Godefroi de Bouillon fit donc précisément tout ce que les modernes critiques lui reprochent de n'avoir point fait. Il n'y eut aucune inintelligence de sa part ; mais il faut convenir que ses dé­tracteurs font preuve d'une ignorance absolue ou d'une insigne mauvaise foi. Dans leur sollicitude pour les Turcs, ils s'indignent qu'on les ait, au mépris du droit des gens, attaqués et spoliés. Mais les croisés avaient été appelés par Alexis Comnène précisément pour combattre les Turcs ; l'expédition n'avait pris sa route par Constantinople que dans ce but. Les Turcs, qui venaient d'inonder comme un torrent les provinces chrétiennes de l'Asie et de les ravir à l'empire de Byzance, n'avaient pas plus droit sur elles que les Huns d'Attila n'en avaient sur les Gaules et l'Italie au temps d'Aélius et de Mérovée. Au fond, sous prétexte de cette étrange sympathie pour les Turcs, la critique moderne veut surtout atteindre la pa­pauté. C'était un pape, Urbain II,

=================================

 

p488 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II  (4°  PÉRIODE   1088-1099).

 

un pape français, joignant le génie à la sainteté, qui avait organisé la première croisade et sauvé l'Europe chrétienne d'une invasion autrement inévitable. Pour le rationalisme moderne, est-ce qu'un pape a le droit de sauver la civilisation et le monde? et, s'il l'a fait, ne convient-il pas d'étouf­fer un tel acte sous un monceau de calomnies, de vouer à l'exé­cration publique comme un hideux brigandage la guerre la plus juste, la plus sainte, la plus glorieuse, la plus nécessaire qui fût jamais?

 

28. La grande armée des croisés sous les ordres de Godefroi de Bouillon vint dresser ses tentes autour d'Antioche le 28 octobre  gouverneur d Antioche. Ruinée par un tremblement de terre sous le règne de Trajan; rebâtie par Justinien, qui lui avait donné le surnom de Théopolis (Ville de Dieu) ; prise et saccagée par l'armée persane de Sapor, conquise le 22 juillet 638 par le calife Omar, reprise dans la seconde moitié du Xe siècle par l'empereur Nicéphore Phocas, retombée bientôt après au pouvoir des califes fatimites du Caire, auxquels succédèrent en 1084 les Turcs Seldjoucides commandés par Soli­man I, la ville d'Antioche était alors gouvernée par l'émir Ak-Sian1 neveu du sultan de Bagdad. A l'approche des croisés, il avait fait d'immenses préparatifs de défense. Les restes de l'armée de Kilidji-Arslan et une foule d'émirs turcs chassés de l'Asie Mineure par les Francs étaient venus se placer sous ses ordres : il eut ainsi une gar­nison de vingt-sept mille hommes, dont sept mille cavaliers. Ses magasins regorgeaient d'approvisionnements et d'armes; la plupart des habitants du voisinage s'étaient enfermés dans la place avec leurs grains et leurs troupeaux. Bien que soumise à la domination musulmane, la population indigène n'en avait pas moins conservé la foi chrétienne et l'exercice plus ou moins libre de son culte. Les églises et chapelles d'Antioche étaient, dit-on, au nombre de plus de trois cents. Loin de les détruire ou de les transformer en mosquées, comme ils le faisaient ailleurs, les Turcs les conservèrent dans un but de spéculation. Après Rome, Jérusalem et Constantinople, An­tioche,

--------------------

1 Ce nom turc a pris, sous la plume des chroniqueurs latins d'Occident, les formes diverses d'Axianus, Cassianus, Gratianus, Darsianus. La Chanson d'An­tioche le traduit par le nom français Ansiaux ou Ansians.

================================

 

p489 CHAP.   V.   — BAUDOIN   DE  BOULOGNE  COMTE  D'ÉDESSE.

 

 

cette perle de l'Orient, ainsi qu'on la nommait en Syrie, était le pèlerinage le plus fréquenté du monde chrétien. Son pa­triarche avait juridiction sur vingt provinces ecclésiastiques, dont quatorze avaient chacune un métropolitain avec des évêques suffragants, et les six autres reconnaissaient l'autorité des deux primat, ayant également des métropolitains et des évêques suffragants1. On comprend donc l'intérêt puissant que trouvèrent les Seldjoucides à maintenir un état de choses qui assurait la prospérité commer­ciale d'Antioche, et devenait pour eux-mêmes une source intarissa­ble de revenus. Mais en présence d'une armée chrétienne qui venait leur disputer la possession de la grande cité, les Turcs ne pouvaient plus garder cette politique intéressée de ménagements et de tolé­rance. L'émir Ak-Sian expulsa donc de la ville un grand nombre de chrétiens, grecs, arméniens ou syriens, qui refusèrent d'apostasier, et notamment les prêtres, les diacres et les moines. Cependant il fit une glorieuse exception pour le patriarche, qui était alors Jean IV. « Celui-là est un saint, dit-il. Si nous le laissions sortir, il obtiendrait par l'efficacité de ses prières la victoire pour les ar­mées d'Occident et la prise d'Antioche2. » En conséquence le véné­rable pontife fut chargé de fers et jeté dans un cachot. Croyant ainsi avoir pourvu à toutes les mesures de défense intérieure, Ak-Sian s'était préoccupé de recruter dans les autres provinces musul­manes une armée de secours. Ses deux fils Schems-Eddaula3 et Mohammed furent envoyés en embassade auprès des sultans de Perse, de Damas et d'Alep, sollicitant des renforts.

 

   29. Par elle-même, grâce à sa position exceptionnelle et à un système de fortifications où l'art avait admirablement profité de toutes les ressources du terrain, si Antioche n'était pas imprenable, elle pouvait opposer une longue résistance même à une armée qui eût été le double de celle dont Godefroi de Bouillon avait le comman­dement. La ville couvrait le sommet et la pente occidentale d'un groupe de trois mamelons, compris dans une double enceinte de murailles,

--------------

1. Guillelm. Tyr., 1. IV, cap. H, col. 308.

2. Belli sacri historia, cap. xiiv.

3.Guillaume de Tyr l'appelle Saa)9adola.

=================================

 

p490 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN II   (4e PÉRIODE  1088-1099).

 

qui n'avaient pas moins de trois lieues de circuit. Au midi elle s'adossait au mont Oronte, au pied duquel se trouvait le bosquet de Daphné, célèbre dans l'antiquité païenne par sa fontaine et son oracle d'Apollon. A l'est s'élevait la montagne Noire, ainsi nommée à cause des sombres forêts dont elle était couronnée, le fleuve de l'Oronte, désignée par les Turcs sous le nom de Farfar ou Fer, formait à la ville comme une ceinture naturelle du côté de l'ouest. Elle avait cinq portes, dont deux parallèles l'une à l'autre et se correspondant de l'est à l'ouest, par une ligne qui traversait la cité dans sa plus grande largeur : la porte Saint-Georges à l'ouest, communiquant au bosquet de Daphné, et la porte Saint-Paul (Bab-Boulos) à l'est, du côté d'Alep, vers le bas de la montagne ; les trois autres regardaient le nord et donnaient accès du côté du fleuve. La plus orientale se nommait la porte du Chien ou de Warfaru1, comme l'appelle Albéric d'Aix ; elle s'ouvrait sur un pont de pierre, jeté à travers un marais qui touchait aux remparts et provenait d'une multitude de sources descendant de la montagne, notamment de la «fontaine Saint-Paul », qui jaillissait à l'intérieur de la ville. La seconde, qu'on appela plus tard porte du Duc, était, ainsi que la précédente, distante du fleuve de près d'un mille. La troisième en­fin, la plus occidentale, se nommait indifféremment porte du Pont ou porte Saint-Siméon, parce qu'elle s'ouvrait immédiatement sur un pont de pierre jeté sur l'Oronte, dit pont du Fer dans la nouvelle langue des Turcs, lequel donnait accès par une large chaussée au port Saint-Siméon, situé à l'embouchure du fleuve, à une distance d'environ dix milles2.

 

30. Comme à Nicée, la situation topographique d'Antioche ne  permettait point aux croises d’établir un blocus complet. L’Oronte, ou Fer, ainsi que l’appelaient les Turcs,  formait dans son cours  extra

-------------------

1 Alberic. Aquens., 1. Ht, c. xxxix; Pair, lai., t. CLXVI, col. 461. — Le nom de Warfaru est évidemment la corruption du nom de Farfar ou Fer que les indigènes donnaient au fleuve Oronte.

2 Malgré le soin que nous avons mis à donner la plus rigoureuse exacti­tude à ces renseignements topographiques, le lecteur est prié de les étudier sur la carte, afin de comprendre les opérations du siège.

=================================

 

p491  CHAP. V. — BAUDOIN DE BOULOGNE COMTE D'EDESSE.   

 

muros une ligne qui affectait avec les remparts du côté nord  la forme d'un triangle aigu, dont la base très-large à l'est venait à l'ouest se terminer en pointe à la porte du Pont. Ce fut dans cet espace triangulaire que les croisés s'établirent. Godefroi de Bouillon, toujours souffrant de la blessure qu'il avait reçue dans les forêts de Pisidie1, ne pouvait monter à cheval; il était obligé de se faire por­ter en litière, et, malgré son héroïque courage, malgré les efforts de son génie, il lui était impossible de prendre une part active aux combats. « Dans cette situation, l'armée des croisés ressemblait, disent les chroniqueurs, à un paralytique dont l'âme est encore vaillante, mais dont les membres sont impuissants2. » Au sein du conseil de guerre, Adhémar de Monteil et quelques autres chefs avaient été d'avis de suspendre les opérations, de remettre le siège d'Antioche au printemps prochain, et d'hiverner dans les riches vallées du voisinage. « Ils représentaient, dit Guillaume de Tyr, l'impossibilité de faire le blocus complet d'Antioche quand une par­tie de l'armée était occupée, soit à l'expédition de Baudoin sur l'Euphrate, soit à garder les places fortes de Tarse, de Mopsueste et autres villes récemment conquises dans la province de Gilicie. On ne pouvait espérer de ces détachements un concours utile avant le retour de la belle saison. D'autre part, des courriers arrivés de­puis quelques jours au camp annonçaient que l'empereur de Constantinople expédiait des renforts considérables. Cette nouvelle mé­ritait confirmation et l'on n'y ajoutait qu'une foi médiocre. Mais on signalait en même temps, et le fait était incontestable, des se­cours venus d'Occident et qui devaient arriver, les uns directement par la voie de mer, les autres par l'Asie Mineure. Il fallait donc les attendre et ne commencer les opérations du siège qu'avec des forces suffisantes pour les pousser rapidement. Après les fatigues d'une marche si pénible et si dangereuse, les soldats avaient besoin de repos : ils le trouveraient dans les quartiers d'hiver, qu'on pouvait grouper isolément dans les diverses forteresses dont on était maître, sans épuiser le pays et sans être

-------------------------

1 Cf. n° 16 de ce présent chapitre.

2. Cf. chap. précédent, n° 63.

=================================

 

p492       PONTIFICAT  DU   B.   URBAIN   II   (4"   PÉRIODE   1088-1099).

 

obligé de vivre sous la tente. Ainsi hommes et chevaux se trouveraient au printemps en état de repren­dre la campagne1. » 31. Ce langage était celui de la raison et du bon  sens.  Il ne fut  point écouté. « Les autres soutenaient, reprend le chroniqueur, qu’il n'y avait pas une minute à perdre ; qu'il fallait se hâter de prendre les positions de siège, de cerner la ville et de tracer les lignes de circonvallation : autrement les Turcs augmenteraient leurs fortifications dans une proportion démesurée et les armées de secours qu'ils attendaient de l'extrême Orient arriveraient en nombre formidable.» Cet avis prévalut, et il fut décidé que le siège commencerait sur-le champ. «Notre armée, ajoute Guillaume de Tyr, comptait trois cent mille hommes en état de porter les armes ; et cependant, avec un tel nombre de guerriers, on allait se trouver dans l'impossibilité absolue de faire l'investissement complet d'Antioche 2. » Dans cette mémorable délibération, qui devait avoir des résultats d'une im­mense gravité, nous ne savons quel fut le sentiment personnel de Godefroi de Bouillon. Peut-être, par une réserve pleine de délica­tesse, ne voulut-il pas émettre un avis contraire à celui de la majo­rité, dans la crainte de paraître se croire personnellement néces­saire, et d'empêcher les autres chefs de développer les ressources de leur mérite et de leur bravoure, pendant que lui-même se voyait réduit à un repos forcé. Mais Tancrède, qui venait de parcourir en vainqueur la province de Cilicie ; Boémond, qui se trouvait au cen­tre d'un pays où Alexis Comnène lui avait promis « une principauté de quinze jours de marche en longueur et en largeur3 ; » le sage Raymond de Saint-Gilles lui-même, jaloux peut-être de la prépondé­rance pourtant si méritée du généralissime, ne voulurent point en­tendre parler de délais. L'immense multitude des pèlerins avait hâte d'arriver à Jérusalem. Les soldats s'irritaient contre tout retard. Antioche ne leur parut pas plus difficile à conquérir que Nicée. L'abondance qui venait de succéder soudain aux privations dont ils avaient souffert en Cappadoce et dans la traversée de l'Anti-Taurus leur paraissait

--------------------

1 Guillelm. Tyr., 1. IV, cap. xn, col. 312.

2. Id4 id.

3. Cf. p. 416 de ce présent volume.

=================================

 

p493 CHAP.   V.   —  SIÈGE  D'ANTIOCHE PAR LES  CROISÉS.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

inépuisable. Il fallut donc céder à l'impatience générale. Sous prétexte de gagner du temps, on allait  perdre huit mois et sacrifier cent mille hommes. L'investissement partiel s'éta­blit dans l'ordre suivant : Godefroi de Bouillon avec son frère  Eustache de Boulogne, ses vassaux Baudoin comte de Mons, Renaud de Toul, Pierre de Stadenois (Stenay), Gonon de Montaigu, et les deux frères Godefroi et Henri d'Asche, occupa le sommet du triangle en­tre le fleuve et les remparts, depuis la porte du Pont jusqu'à celle du Duc, ayant en face de lui la ville basse  contenant le palais des empereurs, le seul des anciens quartiers d'Antioche qui subsiste dans l’Antakieh moderne. Le nom de Sedium [Seilunijeh place du  siège) conservé à ce campement atteste encore aujourd'hui  l'importance qui s'attachait dans le souvenir des populations au passage du grand chef de la croisade. A la gauche de Godefroi de Bouillon,  en  face de la porte du Chien, Raymond de Saint-Gilles et Adhémar de Monteil dressèrent leurs tentes avec les seigneurs de  leur suite, et la foule des Gascons, Provençaux et Bourguignons  attachés  à leurs bannières sous le nom générique de Gothi (Langue Gotha-Langue­doc), employés par les chroniqueurs pour les distinguer des Francs ou Francigense. Venaient ensuite, échelonnés  en contournant les remparts dans la direction du nord-est, Hugues le Grand comte de Vermandois, Etienne de Blois, Robert Courte-Heuse duc de Nor­mandie et le comte de Flandre. En face de la porte  Saint-Paul se dressa le camp de Boémond, ayant à sa gauche Tancrède, qui s'éta­blit sur une hauteur nommée Altalon, sorte d'observatoire d'où  il dominait toute la ville et la plaine environnante.   Tatice  avec  ses Grecs auxiliaires ne jugea point à propos d'exposer sa précieuse vie aux flèches des assiégés: il demeura dans la vallée, en arrière du camp de  Boémond,  prêt à s'enfuir quand  le  danger deviendrait trop pressant; ce qui ne tarda guère. Avec tout ce déploiement de forces, un tiers seulement de la place se trouvait investi.  Tout le côté sud, adossé à la montagne; et toute la partie de  l'ouest avec la Porte Saint-Georges restaient complètement libres.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon