Pélage 8

Darras tome 12 p. 547

 

p547 CHAP.   V.   — SEMI-PÉLAGIAXISME.   

 

§ IV. Semi-Pélagianisme.


24. L'attention publique était éveillée dans les Gaules sur les controverses de la grâce. Les ouvrages de saint Augustin contre le pélagianisme devinrent l'objet d'une étude presque universelle. Ce fut surtout dans les abbayes de Lérins et de Marseille qu'on se préoccupa de la question qui agitait alors le monde chrétien tout entier, depuis les rivages de la Grande-Bretagne jusqu'aux confins de l'Afrique et de l'Asie. Aux obscurités intrinsèques d'une matière si délicate, où les plus fermes génies ont souvent erré, se joignaient les contradictions apparentes qui se rencontrent dans les divers écrits de saint Augustin, composés au courant de la plume ou d'une dictée rapide, suivant les besoins de son incessante polémique. Alors, comme de nos jours, on y trouvait des propositions qui semblent inconciliables. Ici l'évêque d'Hippone disait : « La nature ne peut rien pour le salut; » ailleurs : « La nature a une puissance considérable pour le bien. » Ainsi qu'il arrive trop souvent, même dans les discussions les plus sérieuses, les lecteurs s'arrêtaient à cette contradiction de mots, sans chercher la vraie pensée du grand docteur. Il eût été facile d'éviter l'équivoque en distinguant la nature telle que l'entendait Pélage, de la nature au sens que lui donnait saint Augustin. Pélage considérait la nature dans l'abstraction, c'est-à-dire séparée absolument de Dieu son principe. Pour lui, le bien et le mal étaient également pris dans le sens abstrait, c'est-à-dire isolés de la loi divine qui leur sert de critérium, et envisagés comme produits directs de la volonté humaine, du libre arbitre, lequel, disait-il, a pour domaine l'ordre moral tout entier. Cette erreur au fond est celle du rationalisme moderne et des partisans de la morale indépendante. Lorsque saint Augustin dit de la nature qu' «elle n'est rien, » qu' « elle est une potentialité {potentialitas), un être indéterminé et vague ; qu'elle n'a de pouvoir que pour tomber, d'inclination que pour le mal 1, » il se place au point de vue de Pélage et parle de la nature abstraite, telle que la rêvait cet hérésiarque,

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1 Potestas deficiendi... cadendi... possibilitas... inclinaiio ad malum. (S. Au;j., Opéra, paseim.)

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De là, les expressions du concile d'Orange : « De soi, l'homme n'a que mensonge et péché; » ce qui signifie que pour pécher la nature humaine se suffit, mais que pour faire le bien elle a besoin du secours de Dieu. Le concile, en effet, ajoute immédiatement: « Ce que l'homme peut avoir ici-bas de justice et de vérité, il le lui faut emprunter à la source divine que la Providence nous a ménagée dans le désert de cette vie 1. » C'est la reproduction presque littérale du mot de saint Augustin : « Le libre arbitre n'a de force que pour pécher, à moins que la voie de la vérité ne lui soit manifestée 2. » Cela est rigoureusement vrai du libre arbitre, ou force de la nature, au sens abstrait de Pélage ; tandis que, dans la pratique et en considérant la nature, telle qu'elle est sortie des mains de Dieu et conservant avec son auteur des rapports que le péché a modifiés sans les détruire, saint Augustin disait : « Le libre arbitre suffit pour le mal; mais il sert peu pour le bien s'il n'est aidé par le souverain bien 3. » C'est de cette manière qu'il faut expliquer les textes en apparence trop absolus et trop durs que l'évêque d'Hippone laisse échapper dans sa polémique contre Pélage. La clef de cette interprétation peut se réduire à quelques règles précises, dont nous allons donner la formule. Par opposition à la nature abstraite et factice des pélagiens, saint Augustin définissait la nature comme un don de Dieu, en ces termes : Ici quod Deus instituit, quod Deus voluit ut esset; et ailleurs : Natura est quod ex voluntatee et institutione Creatoris, secundum ideam ejus quam de ipsâ habet, natum est ad esse, habere et posse. Le grand docteur, rompant les barrières étroites de la conception pélagienne, voyait dans la nature elle-même une première grâce de Dieu, grâce naturelle, départie avec la vie à toute créature humaine, et formant le substratum de la grâce surnaturelle, ou grâce proprement dite. De cette nature ainsi

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1 CodciI. Aransican., can. xxn : Semo habel de suo nisi menrlaciuin et pec-%atum; si quid aulem habel homo veriiatis atijue juntiliœ, ab illo fonte queir. de-tsmus sitire in hoc eremn, etc.

2. Neque Hhernm arbttiïum quidqunm nisi ad peccandum valet, si lateat ven-tatis via  ' v AiifUisL, De sfdrit. et /Hier., cap. m.)

3 S. August., De correpiione et gratta, cap. II.

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entendue dans le sens vraiment catholique, Augustin avait le droit de dire qu'elle a des forces pour le bien. De cette grâce primordiale et naturelle, il pouvait dire : « C'est elle qui constitue en nous le libre arbitre, loin de l'anéantir : Per gratiam liberum arbitrium non évacuatur sed stabilitur 1. » Enfin, en parlant des vertus naturelles que les païens eux-mêmes peuvent pratiquer, il avait parfaitement raison de dire : Unde est in h'imiriiùus chantas Dei et proximi, nisi ex ipso Deo? Nam si non est ex Dco sed ex Iwminilms, vicerunt pelagiani; si autem ex Deo, vicimus pelagianos -. En considérant la nature et le libre arbitre lui-même comme un don excellent et une grâce primordiale, saint Augustin pouvait donc relever leurs forces et exalter leur influence. Au contraire, en les prenant au sens pélagien , abstraction faite de tout rapport avec Dieu , saint Augustin proclamait l'impuissance pour le bien, le néant absolu du libre arbitre et de la nature. C'est là le nœud des prétendues contradictions du grand docteur. Avec l'Église catholique, qui a adopté ses ouvrages comme l'expression la plus juste de la vérité sur ces questions ardues, saint Augustin reconnaissait que la nature n'est ni une impuissance ni une indifférence absolue, mais qu'elle peut quelque chose sans le secours de la grâce. Il reconnaissait qu'elle n'est pas totalement viciée, mais qu'elle demeure en possession d'une certaine force de se déterminer pour le bien, force native et inhérente à notre être. Cependant cette nature imparfaite et limitée, dans notre condition déchue, a toujours besoin de lutter contre le penchant qui l'entraîne au mal; en d'autres termes, elle a toujours besoin de la grâce. Son infériorité provient, d'une part, de la déchéance originelle qui a fait prédominer les sens sur l'esprit, d'autre part, de l'impossibilité où nous sommes de nous élever par les simples forces de la nature à notre fin qui est essentiellement surnaturelle, et qui demande par conséquent un secours d'origine également supérieure à la nature. En un mot, la nature est bonne, mais imparfaite et déchue; elle doit de toute

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1 S. August., De spiritu et littera, cap. XXX. — 2. S. August., De gralia et lit>, arbit., cap. xvm.

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nécessité recevoir le secours de la grâce, et entrer avec celle-ci dans une alliance féconde en fruits de salut. Telle est, croyons-nous, la véritable doctrine de saint Augustin, également éloignée du manichéisme qui anathématisait la nature et du pélagianisme qui l'exaltait1.

   25. Entre ces deux extrêmes, le génie de l'évêque d'Hippone avait su se maintenir sur le terrain de la vérité ; mais tous ses lecteurs n'étaient point assez perspicaces pour y demeurer avec lui. Les moines de Massilia et ceux de Lérins ne furent pas du nombre des clairvoyants. Parmi eux, le célèbre Cassien se fit remarquer par son opposition systématique aux doctrines de saint Augustin. Ses Instituta cœnobiorum - avaient obtenu un succès aussi complet que mérité au sein des monastères des Gaules. Pour avoir une idée de l'influence, très-légitime d'ailleurs, que cet ouvrage avait conquise dès son apparition, il n'est pas inutile de rappeler que plus tard le grand fondateur du monachisme en Occident, saint Benoit, le recommandait à ses disciples comme le manuel indispensable de tous les religieux. Photius a très-bien exprimé le sentiment général

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1 Nous devons cette étude des prétendues contradictions de saint Augustin à la bienveillance de M. l'abbé Bourquard, si connu par son Essai sur la méthode dans les sciences théologiques, I vol. iu-S°. Paris, Lecoffre, lï'HO. Voici le jugement porté sur l'évêque d’Hippone, dans ce savant ouvrage. « Saint Augustin est, à proprement parler, le fondateur d'une théologie méthodique en Occident. Avant lui, nul n'avait combattu la philosophie païenne, les erreurs des épicuriens, des stoïciens, des fatalistes avec une méthode aussi rigoureuse et avec une aussi grande force de dialectique. Il déploya tout l'essor de son génie contre le manichéisme, le pélagianisme et les donatistes. Il combattit l'émanatisme oriental, le faux mysticisme des néoplatoniciens, et fonda la métaphysique chrétienne ainsi que la psychologie expérimentale. Leibnitz, dans la préface de sa Théodicée, reconnaît que saint Augustin est un étonnant génie. Le savant théologien Staudemnayer, qui avait fait une si profonde étude des pères, affirme que saint Augustin est le plus grand de tous, soit que l'on considère la profondeur de l'intelligence, la chaleur du sentiment, la puissance de la volonté. C'est lui qui fut véritablement le père de la méthode dans les sciences théologiques ; il en a le premier aperçu les divers procédés et il a établi la science sur des bases inébranlables. » (Bourqnard, Estai sur ta mél/iode, pag. 20.)

2. Cassian., De Cœnobwrum instilutis, lib. XII ; Pair. lat., touv XLIX, toi. 60-470.

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quand il dit: « Les Institutions de Cassien sont vraiment un chef-d'œuvre; elles portent l'empreinte d'une inspiration divine. Il est remarquable que toutes les communautés qui les ont prises pour règle de conduite se sont distinguées par l'éclat de leurs vertus; au contraire, toutes celles qui les ont négligées ont fait un triste naufrage1. » Saint Thomas d'Aquin et saint Dominique affectionnaient particulièrement ce livre de Cassien, et y trouvaient, disaient-ils, « la substance de toute la doctrine spirituelle et de la perfection intérieure des pères 2. » La doctrine de la grâce, agitée avec tant de vivacité en Occident, ne pouvait rester étrangère à un ouvrage spécialement destiné à faire connaître les voies de la grâce dans la direction des âmes saintes. Cassien eut donc plus d'une fois l'occasion de toucher à cette controverse, mais il le fit d'abord avec une extrême réserve. Les Institutions seraient complètement irréprochables sans quelques passages fort peu remarqués à l'origine, lesquels prirent une signification considérable quand l'auteur se fut laissé entraîner au delà des limites d'une rigoureuse orthodoxie. Au XIIe livre des Institutions cénobitiques, sous la rubrique générale de : « L'Esprit d'orgueil, » Cassien disait: « Pour connaître exactement la nature et les effets de la grâce, il vaut mieux s'en rapporter aux paroles simples, à la loi naïve, à l'expérience individuelle des anciens pères, qu'au sentiment des nouveaux docteurs, dont la science ambitieuse et toute mondaine s'appuie uniquement sur la subtilité des syllogismes et sur le clinquant de la faconde cicéronienne 3. » Au nombre des « nouveaux docteurs » dont parle ici Cassien, il était assez évident qu'il fallait mettre en première ligne l'évêque d'Hippone, dont les traités spéciaux sur la grâce occupaient alors tous les esprits. Mais ce n'était là qu'une réticence assez obscure, perdue dans un vague et une pénombre qu'on n'aurait pu signaler sans s'exposer au reproche  de témérité  ou de malveillance préventive. Nul n'y

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1 Pliotii, aftjriobiblon, cod. cxcvn; Pair, gnec, tora. CM!, col 661. — 2.S. Tliora. Aquin., Vita apiul Snrium, 7 niait. Cf. Rolland., Act. sanct., êud die; et Putr. tat., tom. XLIX, col. 50. — 3 C-issian., De Cœnobior. instit., lib. XII, cap. xin-xix, pass.; Pair. I.al.. tom. XLIX, col. 442-456.

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songea. Léonce, frère et successeur de saint Castor sur le siège d'Apt, pria Cassien de continuer une œuvre si goûtée, et d'écrire les entretiens qu'il avait eus avec les solitaires des Thébaïdes.

   26. Le but de ce nouvel ouvrage était plus élevé encore et plus ardu que celui du premier. Il s'agissait non pas seulement de tracer les règles de la vie cénobitique, les exercices spirituels, la division du temps, le squelette en un mot de la vie religieuse, mais de pénétrer plus profondément dans l'âme des anachorètes et de recueillir de leur bouche les secrets de leur contemplation et de leur oraison perpétuelle. Cassien avait visité les plus illustres solitaires de Scété. Il avait passé un certain nombre d'années sous la direction de chacun d'eux. Leur enseignement, médité au désert, s'était gravé dans son souvenir. Il pouvait donc, mieux que personne, révéler à l’Occident les merveilles de perfection intérieure dont il avait été le confident et le témoin oculaire. Toutefois à un intervalle de plus de vingt années, il n'est pas vraisemblable que sa mémoire lui ait fourni les paroles textuelles qu'il avait entendues de la bouche des saints ermites. Il devait nécessairement les présenter sous la forme individuelle et propre dont il les avait revêtues, en se les assimilant. Le titre qu'il donna à ce recueil fut celui de : Collationes (Conférences). Il le divisa en vingt-quatre livres qui embrassent tout le cercle de la perfection religieuse enseignée par les docteurs du désert : l'abbé Moïse, Paphnuce, Isaac, Scrapion, Théodore, l'abbé Jean, Chérémon, Macaire et Piammon. Les Collationes eurent dans les Gaules un succès qui égala pour le moins, s'il ne dépassa celui des Instituta Coenobiorum. On les lisait aux religieux durant le repas du soir, qui prit ainsi le nom conservé encore aujourd'hui dans notre langue de «collation. » Elles parurent successivement en trois parties, dont chacune fut publiée à part. La première, renfermant dix conférences, fut dédiée à saint Léonce. Il ne s'y trouve aucune erreur dogmatique. Mais il n'en fut pas ainsi de la seconde, dédiée, vers 426, aux deux évêques Honorât d'Arles et Eucher de Lyon. Cassien y abordait, sous le titre à dessein vague et élastique de : « Protection de Dieu, » la grande controverse de la grâce. Il mettait sur les lèvres de Chérémon, dans

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p353 CHAP.   V.  — SEM1-PÉLAGIASISME.    

 

la treizième « conférence, » une doctrine complètement hétérodoxe. « Les premières lueurs de la foi, disait-il, les premiers mouvement de l'âme vers le bien, peuvent être le produit spontané du libre arbitre et des forces de la nature. C'est en vertu de ces aspirations primordiales, et même pour récompenser leur mérite de congruo, que Dieu nous accorde le secours de sa grâce, afin d'achever par un principe surnaturel le bien commencé naturellement en nous 1. » Cette thèse insoutenable paraissait imaginée comme un moyen terme entre la négation radicale de Pélage et l'affirmation catholique de saint Augustin. Pélage disait que la grâce est inutile soit pour le commencement des bonnes œuvres, soit pour leur perfection. L'évêque d'Hippone soutenait qu'elle est indispensable pour l'un et pour l'autre. Cassien coupait la difficulté en deux; il admettait la nécessité de la grâce pour le couronnement de l'édifice spirituel et la rejetait à la base. Le nom de semi-pélagianisme, donné à son système, en explique parfaitement la nature et le caractère.

 

27. Sur les entrefaites, on avait apporté dans les Gaules deux nouveaux traités de saint Augustin, intitulés : De gratia et libero arbitrio, et De correptione et gratia i. Ces opuscules, résumé court, substantiel et précis de toute la doctrine de l'évêque d'Hippone, furent composés à l'occasion d'une controverse élevée au sein du monastère d'Adrumetum 3, dans la province de Byzacène. Quelques religieux de cette communauté, ne saisissant pas mieux que Cassien les nuances délicates du dogme de la grâce, avaient été entraînés à deux erreurs capitales. « Si la grâce, disaient-ils, opère en nous le « vouloir et le faire » (velle et perficere), le libre arbitre n'est qu'un vain mot. Il n'y a pour l'homme ni mé-

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1 Csssian., Collât. XIII, cap. xi et seq.; Pair, lai., tom. XUX, eol. 942. — 2. S. Auçust., De gratin et lib. ar',:t. ; Pair, tat., torn. XL1V, col. 881-912; .""> corre/itione et gratia. ibid., eol. 91S-y!G.

3. Aujourd'hui Hamamet, sur la côte de Tunis. Une ville du nom d'Adrumetum est mentionnée dans les Actes des Apôtres, comme le lieu d'origine, ou de provenance, du navire sur lequel le gouverneur Festus fit embarquer saint Paul Act., xxvn, 2.) Ascendentes navem Adrumettinanm. Cf. tom. VI de cette Hisioiie, pag. 117. aot. 1.

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p554        PONTIFICAT  lïiî   SAINT   CF.LESTW   T   (-122-43:2).

 

rite ni démérite. Son sort est uniquement entre les mains de Dieu,
qui le récompense ou le punit arbitrairement, selon les desseins
d'une volonté préfixe dont nous n'avons pas le secret. » Ce raisonnement conduisait directement au prédestinatianisme. Saint Augustin le réfuta dans le livre De gratia et libero arbitrio. Sa réponse
parut satisfaisante aux moines d'Adrumetum ; mais ils trouvèrent
une nouvelle objection. « Puisque, disaient-ils, la grâce opère
en nous la volonté et l'action, il est évident qu'on ne saurait
nous rendre responsables du défaut de grâce qui nous fait tomber
en tel ou tel péché. La grâce est un don gratuit, Dieu l'accorde
ou la refuse à son gré. Par conséquent nos supérieurs doivent se
borner à nous instruire de nos devoirs, et à prier le Seigneur de
nous faire la grâce de les accomplir. Mais ils n'ont pas le droit
de nous reprendre, ni de corriger nos manquements. Ce n'est pas
notre faute si nous ne recevons pas de Dieu la grâce nécessaire
pour ne point tomber. » Cette argumentation, dépouillée de sa
couleur locale et de sa teinte monastique, aboutissait dans le fond
à l’indifférentisme absolu. Saint Augustin y opposa le traité spécial
« de la Correction et de la Grâce. » Les moines d'Adrumetum
s'en contentèrent, et se soumirent comme auparavant aux réprimandes et aux corrections de leur supérieur.

 

   28. Les esprits se montrèrent moins dociles dans les Gaules. Les lecteurs des Collationes ne trouvèrent pas suffisantes les démonstrations de l’évêque d'Hippone. Le  semi-pelagianisme  recruta en  quelques mois des adeptes par milliers.  L'auteur des « Conférences » et tous ceux qui pensaient comme lui, affirmaient que l'homme peut avoir un commencement de foi par ses seules forces, et que la grâce est accordée seulement à ceux qui ont commencé de s'en rendre dignes, ou que Dieu prévoit devoir la mériter un jour par leurs bonnes actions. Cette conception erronée était en opposilion directe avec la gratuité de la grâce et de la prédesienation antécédente, telle que l'enseignait saint Augustin. Les semi-pélagiens se montraient surtout effrayés de la difficulté de concilier la prédestination avec le libre arbitre, problème en effet très-complexe, dont la solution ne sera peut-être jamais donnée sur cette

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p555 CHAP. V.   —  SEMI-rÉLAGUNISME.      

 

terre. Au lien d'avouer purement et et simplement qu'il y a là un côté mystérieux, plongeant dans les profondeurs même de la divinité, ils eussent voulu qu'on ne prononçât jamais le mot de prédestination, et ils accusaient l'évêque d'Hippone de pousser témérairement les esprits au fatalisme. Deux laïques, Hilaire, homonyme de l'évêque d'Arles, et Prosper d'Aquitaine, également admirateurs du génie d'Augustin et nourris de sa doctrine, s'émurent de cette agitation des esprits. Ils se concertèrent pour écrire simultanénient à l'évêque d'Hippone, en lui signalant cette nouvelle phase de la controverse. Nous avons encore leurs lettres. «Je n'eus jamais le bonheur de vous connaître personnellement, disait Prosper. Cependant vous pourriez vous souvenir que j'ai déjà correspondu avec vous, et que vous avez daigné me transmettre une épître, par l'intermédiaire du diacre Leontius, mon frère. Aujourd'hui ce n'est plus seulement ponr adresser un respectueux hommage à votre béatitude que je vous écris ces lignes. Il s'agit des intérêts de la foi catholique, dont vous êtes le gardien fidèle et le vigilant défenseur. Un grand nombre de serviteurs du Christ, dans la cité de Massilia (Marseille), prétendent s'élever contre la doctrine enseignée par votre sainteté dans la réfutation de Pélage. Ils prétendent que votre système de la vocation des élus, selon les décrets de la prédestination divine, est en opposition avec le sentiment des pères et la croyance de l'Eglise. Quelques-uns d'entre eux, préférant attribuer cette mauvaise impression à un défaut d'intelligence de leur part plutôt qu'à une erreur d'un génie tel que le vôtre, se disposaient à solliciter de votre béatitude des explications plus nettes et plus catégoriques. Dans l'intervalle, comme par une disposition providentielle de la miséricorde de Dieu, nous sont arrivés les traités sur « la Grâce » et sur « la Correction, » où vous exposez merveilleusement la vérité. Pour ma part, je ne doutai point, après les avoir lus, qu'ils ne missent fin à toutes les récriminations des opposants. Vous y répondez en effet, d'une manière péremptoire et décisive, à chacune des questions qu'on avait le projet de soumettre à votre sainteté, en sorte qu'on pourrait les croire spécialement composés dans ce but. Leur lecture a comblé de joie tous ceux qui déjà professaient votre

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p536       PONTIFICAT  DE  SAINT   CÉLESTIN   I   (Ï22-432).

 

doctrine sainte et apostolique. Ils y ont trouvé une confirmation solide et éclatante de la vérité. Mais nos adversaires, loin de se rendre à l'évidence, n'ont fait que déclarer plus ouvertement leur hostilité. Cette attitude est déplorable, de la part de personnages illustres par la sainteté de leur vie, et que le poison de l'erreur pélagienne menace d'envahir. Elle n'est pas moins funeste pour les simples fidèles, accoutumés depuis longtemps à les vénérer et à accepter leurs paroles comme autant d'oracles1.» Prosper exposait ensuite dans le plus grand détail la théorie des semi-pélagiens, et il finissait en ces termes : « J'ose espérer que vous prêterez à mes humbles efforts le secours de votre puissant génie pour répondre à ces difficultés nouvelles. Si vous ne le faites pour moi, vous le ferez du moins pour convertir au dogme de la grâce tant de saints évêques et de vénérables prêtres. Je n'en veux citer qu'un seul à votre béatitude. C'est le vénérable Hilaire d'Arles, lequel professe en tout le reste une admiration sans bornes pour votre personne et vos écrits. Toutefois, sur ce point, il partage l'opinion commune. Il a même annoncé l'intention de vous consulter à ce sujet. Le fera-t-il? Je l'ignore. Mais puisque en ce siècle Dieu a confié les intérêts de la foi à la vigueur de votre science et de votre charité, venez en aide aux humbles et corrigez la présomption des superbes. Ne vous lassez pas de redire des vérités qu'il est toujours nécessaire d'entendre. La plaie n'est encore qu'à la surface, faites-en comprendre le danger, avant qu'elle ait pénétré dans les chairs vives et nécessité peut-être une douloureuse opération 5. »

   29. Ce que Prosper nous apprend ici des sentiments de saint Hilaire, successeur de saint Honorât sur le siège métropolitain d'Arles, suffit à réfuter l'opinion de certains auteurs qui ont confondu cet évêque avec le personnage du même nom qui adressait simultanément à saint Augustin une requête non moins explicite contre le semi-pélagianisme.  L'homonymie a pu seule   accré-

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1.  S. Prosp. Aquit., Epist. ad Augvst., s 1 et 2; Patrol. lai., lom. XLIV, col. 949. — 2. Id., ibid., n° 9.

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diter cette identification, qui ne soutient pas un instant l'examen. L'auteur de la lettre à saint Augustin se donne à lui-même le titre de laïque; il nomme l'évêque d'Hippone son père, et celui-ci, dans sa réponse, l'appelle son fils; enfin, il rappelle les jours heureux qu'il a passés en Afrique dans le monastère et sous la direction de saint Augustin. Ce sont là autant de traits qui ne peuvent convenir au métropolitain d'Arles, saint Hilaire, lequel, ancien religieux du monastère de Lérins et disciple d'Honorat, n'avait jamais été à Hippone, n'avait jamais vu saint Augustin dont il était le collègue dans l'épiscopat, mais d'un rang hiérarchique trop élevé pour que l'évêque d'Hippone lui donnât le nom de fils. Voici du reste les expressions mêmes de la lettre. « Au seigneur très-bienheureux, toujours regretté et vénérable père en Jésus-Christ, Augustin, Hilaire. Une doctrine erronée vient de se produire à Marseille et sur d'autres point des Gaules, en opposition avec les enseignements de votre sainteté. Les novateurs prétendent qu'il est inutile et dangereux de parler de la prédestination divine. A leur sens, ce dogme ne pourrait que troubler les âmes et les jeter dans le désespoir. Ils admettent d'ailleurs le péché originel et la nécessité de la grâce, mais ils soutiennent que la volonté humaine précède parfois la grâce et peut déterminer un commencement d'aspiration vers le bien. D'après eux, votre sainteté aurait elle-même partagé ce sentiment. Le libre arbitre, disent-ils, peut être plus ou moins inerte dans notre âme, mais c'est toujours en récompense ou de nos aspirations passées, ou de nos mérites futurs que Dieu, dans sa prescience, nous accorde le secours de la grâce. S'il en était autrement, si les prédestinés seuls doivent arriver au salut, à quoi bon exhorter les tièdes, instruire les ignorants, et reprendre les pécheurs? Ces objections et mille autres du même genre nous sont sans cesse présentées. Ceux de qui elles émanent sont des personnages tellement élevés dans la hiérarchie sacrée, que les laïques tels que moi leur doivent une respectueuse déférence. J'ai, pour ma part, cherché à concilier cette attitude avec l'obligation de défendre la vérité dans la mesure de mes faibles ressources. C'est maintenant à votre prudence d'aviser aux moyens

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de porter la conviction chez des hommes éminents, qui professent d'ailleurs en tout le reste autant d'admiration que d'estime pour votre sainteté. Vous travaillez en ce moment à une révision générale de vos œuvres. Je vous supplie de me faire tenir le plus promptement possible les exemplaires ainsi révisés. En parlant de la sorte, je ne voudrais pas que votre sainteté pût croire que j'ai des toutes sur la valeur de  ce qu'elle a déjà publié. Je suis déjà bien assez éprouvé par la privation de votre douce présence et des charmes ineffables que je goûtais sous votre direction et dans vos entretiens, sans qu'un soupçon pareil vienne encore ajouter aux chagrins de la séparation. Mais il me tarde d'avoir sous la main toutes les armes nécessaires, afin de les opposer à des adversaires opiniâtres qui ne se font pas faute de résister à l'évidence même, et qui sont toujours prêts à blâmer ce qu'ils ne comprennent pas. C'est au point que je m'étonne souvent d'avoir la patience de les entendre. Le départ du messager qui vous remettra cette lettre a été fort précipité. Dans la crainte d'omettre quelques renseignements essentiels, je me suis concerté avec un homme aussi érudit que pieux, et l'ai prié de vous écrire de son côté. Je joins son épître à la mienne. Il est digne d'être connu de vous 1. Le diacre Leontius, l'un de vos plus sincères admirateurs, se recommande, ainsi que tous mes parents, au souvenir de votre sainteté. Mon frère, celui que j'étais venu voir ici et pour lequel je me suis arraché au bonheur que je goûtais près de vous, vient de concert avec sa femme d'embrasser la continence parfaite. Daignez leur accorder le secours de vos prières, afin que Dieu confirme en eux le bien qu'il a commencé 2. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon