Arius (St Basile) 33

Darras tome 10 p. 266

 

22. Saint Athanase réunit de grand cœur ses efforts à ceux de Basile. Une députation collective de prêtres d'Alexandrie et de Césarée partit pour Rome. Nous avons encore la lettre que saint Basile écrivait au pape Damase. « Maintenant plus que jamais, disait-il, nous sentons la nécessité de renouer les lois de la dilection antique, pour faire refleurir parmi nous la paix dont jouirent nos pères, la paix, don céleste du chrétien, arbre de vie qui se dessèche sous le souffle des passions de notre malheureux temps! Et

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1.          S. Basil., Epitt. LXVi; Pair, grœc, tom. XXXII, col. 42i.

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que pourrait-il y avoir de plus doux pour votre cœur plein d'amour que de voir les membres du troupeau de Jésus-Christ, répandus sur tous les points du monde, s'unir dans le lien de la concorde ! Père vénéré au-dessus de tous les pères, laissez-moi vous dire que, depuis le golfe d'Illyrie jusqu'en Egypte, l'Orient presque tout entier est en ce moment agité par la tempête et criblé par la persécution. L'hérésie d'Arius, depuis si longtemps conspuée et flétrie, relève la tête. Dans chaque église, les pasteurs fidèles ont été expulsés à force de calomnies et de violences; l'autorité a été usurpée par des mercenaires, ou des intrus, qui séduisent et pervertissent les âmes. Contre tant de maux, nous n'avons qu'une seule espérance, celle que vous abaisserez sur nous un regard de commisération. Jamais, dans les temps anciens, la charité de l'Église romaine n'a fait défaut à nos misères. Ou nous a dit dernièrement que vous aviez l'intention de nous visiter en personne. A cette nouvelle, nos cœurs ont tressailli de joie. Hélas! ce n'était qu'une espérance bientôt déçue par la réalité. Mais s'il vous est impossible de venir vous-même, du moins daignez nous envoyer des représentants qui travailleront à la réconciliation générale, qui rétabliront la paix au sein des églises, et du moins, s'ils ne peuvent davantage, signaleront à votre autorité les dissidents incorrigibles, pour que vous les retranchiez de votre communion. Notre humble supplique n'est pas sans précédents. Dans les siècles écoulés, nombre de saints pontifes sont venus à notre secours, du siège de Rome où vous présidez. C'est ainsi que mon église de Césarée conserve, avec une reconnaissance filiale, les lettres que lui adressait jadis le bienheureux pape Denys, dont la mémoire et les vertus sont restées de même en vénération parmi vous. Il daigna venir en aide à nos pères, il les consola par ses épîtres, il leur envoya des députés chargés en son nom de racheter les captifs de Cappadoce 1. Hélas ! notre situation est aujourd'hui mille fois plus déplorable qu'elle ne l'était alors. Ce ne sont plus des désastres matériels à réparer, c'est l'Église elle-même qui va disparaître ; ce ne sont plus des captifs

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1 Nous avons enregistré ces actes de charité apostolique du pape S. Denys, tom. VIII de cette Histoire, pas. 395.

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à arracher aux mains des barbares, ce sont les âmes à sauver de l'erreur et de l'hérésie. Hâtez-vous donc de venir à notre secours. Le moindre retard peut nous être funeste ; et vous ne trouveriez en Orient qu'une immense apostasie1. »

 

23. La sollicitude de saint Damase n'avait pas besoin d'être réveillée par ces éloquentes supplications. L'année précédente, il avait réuni à Rome un concile (369), où, après avoir procédé à la condamnation de l'antipape Ursicinus et de l'évêque arien de Milan, Auxence, on avait pris en sérieuse considération la situation des Églises d'Orient. Les chefs du parti arien furent anathématisés. On adopta le terme d'hypostase pour exprimer les Personnes de la Trinité. Passant ensuite à une question particulière, le pape examina un différend célèbre de l'Église d'Antioche, qui tenait en suspens tous les esprits. Trois évêques, l'arien Euzoïus, Paulin et saint Mélèce, ces deux derniers catholiques, se partageaient la juridiction dans cette métropole. Le premier étant exclu depuis longtemps de la communion catholique, il n'y avait pas à s'en occuper ; mais il était plus difficile de trancher la question relative aux concurrents orthodoxes, élus tous deux dans des circonstances extraordinaires, au milieu des persécutions, et exerçant de bonne foi leur autorité sur une partie de la population, qui leur était également dévouée. Saint Basile, saint Athanase paraissent avoir penché pour Mélèce; le pape Damase ne croyait pas, de son côté, l'ordination de Paulin illégitime. Dans l'impossibilité de choisir entre deux évêques également recommandables, sans exposer une partie de la population à un schisme, le pape décida que Paulin et Mélèce gouverneraient simultanément l'église d'Antioche, avec cette clause formelle, qu'à la mort de l'un des deux, le survivant demeurerait seul évêque. Cette décision fut applaudie de tout l'Orient. Une autre discussion s'était élevée, au sujet de l'orthodoxie de Marcel d'Ancyre. On accusait cet évêque d'attaquer l'éternité du Fils de Dieu, en disant qu'il n'était pas avant de sortir du Père, et qu'il ne subsistait plus après y être retourné. Saint Basile en

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1. S. Basil., Epist. LXX; Pair, grœc, toin. XXXII, col. 134-436.

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avait écrit à saint Athanase, pour être mieux renseigné, par lui, sur les véritables sentiments de Marcel. Celui-ci, de son côté, envoya au patriarche d'Alexandrie une députation, pour protester de son attachement à la foi de Nicée, dans des termes qui ne permettent pas de douter de l'orthodoxie de Marcel, lequel mourut cette même année 370. Nous n'avons plus la réponse de saint Damase aux chaleureux appels faits à sa charité apostolique par Athanase et Basile. Nous savons seulement que la lettre apostolique reproduisait le sens des décrets rendus par le concile de Rome. Le métropolitain de Césarée la reçut avec une joie extrême ; il la fit promulguer dans un certain nombre de conciles provinciaux; malheureusement ses efforts pour la pacification religieuse de l'Occident, et pour la réconciliation de ce grand pays avec l'Église dg Rome et la foi de Nicée, trouvèrent dans la persécution, plus ac- centuée que jamais, de l'empereur Valens un obstacle insurmontable.

 

   24. Ce prince s'était fait le missionnaire voyageur et armé de l'arianisme. Au-dessus de toutes les autres préoccupations politiques, administratives ou militaires, il plaçait, comme le but suprême de ses espérances, l'anéantissement du catholicisme. Rien ne le détournait de cette idée fixe, pas même les avertissements les plus solennels de la vengeance divine. Ainsi, quelques jours après la barbare exécution des quatre-vingts prêtres catholiques de Constantinople, un effroyable tremblement de terre éclata en Asie-Mineure et renversa de fond en comble la fameuse ville de Nicée. Le frère de saint Grégoire de Nazianze, Césaire, avait été rappelé par Jovien à la cour de Byzance, et avait été nommé questeur de Bithynie. Valentinien et Valens l'avaient conservé dans cet emploi, l'un des plus importants de la province. Césaire se trouvait à Nicée, au moment de la catastrophe. Il fut l’un des rares habitants qui survécurent au désastre. «Presque seul, dit Grégoire de Nazianze. il échappa à la ruine de cette florissante cité. Un portique sous lequel il avait cherché un asile fit voute au-dessus de sa tête et lui sauva la vie 1. » Césaire échappé presque miracu-

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1 S. Greg. Naï,, OraU in laud. Çœsarii fralris. .,     

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leusement à ce péril, quitta définitivement la carrière des dignités temporelles. Il revint à Nazianze, où une mort prématurée l'enleva bientôt à la tendresse de sa famille. Son frère Grégoire prononça, sur cette tombe si chère, un éloge que nous avons encore et qui restera jusqu'à la fin des siècles comme un monument de piété fraternelle et de divines espérances. Valens se consola facilement de la ruine de Nicée. Il eût voulu voir enseveli sous les décombres de cette ville fameuse le symbole catholique qui devait en immortaliser le nom. L'empereur profita de son voyage à Antioche pour parcourir les diverses cités de l'Asie-Mineure et s'assurer que les décrets de proscription contre les évêques orthodoxes avaient été fidèlement exécutés.   « Il se faisait, dit M. de Broglie, devancer d'étape en étape par le préfet du prétoire, Modeste, chargé de lui éviter les rencontres fâcheuses. Partout où Modeste arrivait, accompagné d'une suite brillante et redoutable de chambellans, d'eunuques et de licteurs, il mandait d'abord auprès de lui l'évêque du lieu et l'interrogeait sur la nature de sa foi, ou plutôt sur sa disposition à complaire à l'empereur. Si la réponse était satisfaisante, Modeste comblait l'évêque de caresses et d'honneurs, et préparait de concert avec lui une entrée triomphale pour le souverain. En cas de résistance, les menaces, les supplices, dont le moindre était l'exil, ne se faisaient pas attendre. A la vérité, Modeste trouvait assez habituellement le terrain préparé d'avance par le zèle des magistrats municipaux, et par cette troupe dissolue qui infecte toujours les villes populeuses et qui se montrait partout très-pressée de secouer le joug austère des évêques orthodoxes. En beaucoup de lieux, les catholiques étaient déjà bannis, ou envoyés au supplice, sans que le préfet eût la peine de les condamner. En entrant dans les villes épiscopales, Modeste pouvait voir autour de lui le spectacle, déjà si familier aux générations de ce siècle, des églises au pillage, des sanctuaires profanés, des clôtures de monastères brisées. Sa tâche alors était plus facile. Réprimant mollement les violences dont il ne recherchait pas les auteurs, faisant renaître une apparence d'ordre à la surface de la cité, il apprêtait à Valens une réception sinon enthousiaste» au moins paisible. La Bithynie et la

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Galatie furent ainsi traversées sans résistance, présentant partout sur le passage de l'empereur cet aspect de tranquillité morne, ordinaire aux populations terrifiées, mais que les souverains trompés par leurs flatteurs, prennent aisément ponr l'expression de contentement 1. »

 

25. Modeste avait jusqu'alors réussi dans son rôle de fourrier impérial; mais il se préoccupait surtout de la réception qui lui serait faite par saint Basile. Outre que Césarée était la métropole ecclésiastique de Cappadoce, le titulaire qui en était évêque jouissait d'une telle réputation en Orient qu'on attachait un prix tout particulier à son adhésion. Tous les moyens furent mis en œuvre pour la conquérir. On lui envoya d'abord une escouade d'évêques ariens, dont le chef, Evippius, avait été condisciple de Basile et de Grégoire à Athènes. Modeste avait spéculé sur les sentiments d'amitié que ces antécédents pouvaient avoir maintenus entre les deux condisciples. Mais il connaissait mal l'évêque de Césarée. Evippius eut la déconvenue de se voir excommunié par Basile. Un groupe de matrones, choisies parmi les familles les plus illustres de la Cappadoce, vint ensuite supplier le métropolitain de désarmer par des concessions la colère de l'empereur. Ces nouvelles instances, «sorties du gynécée, dit saint Grégoire de Nazianze, et appuyées par des eunuques 2, » n'eurent, on le conçoit, aucun succès. Modeste eut recours à une intervention plus ridicule encore. Il dépêcha à Césarée l'officier de la bouche, le préfet des cuisines impériales. Ce personnage portait un nom qui faisait un singulier contraste avec ses fonctions officielles; il s'appelait Démosthène. Pour justifier son homonymie avec le plus grand des orateurs de l'antiquité, il affichait de grandes prétentions à l'art de l'éloquence. La valetaille placée sous ses ordres formait une véritable armée. «  Ce Nabuzardan d'un autre Nabuchodoncsor, dit saint Grégoire de Nazianze, avait des arguments tranchants au service de sa cause. Il dit un jour à Basile :  « Tous ceux, qui résisteront à

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1.M. de Brogiie, L'Église et l'Ernp. rom., tom. V, pag. 95. — * s.- Greffe haï., Orut. xliii, cap. xlvi;. Patr. grac, tom. XXXVI, col. 557.

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l'empereur passeront par mes couteaux ! — L'évêque lui répondit : Retourne à tes fourneaux; c'est là ta vraie place. » —Enfin Modeste, si mal servi par tant d'intermédiaires, arriva en personne. Il ne montra pas moins d'insolence que ses agents, et ne fut pas plus heureux. « Il est donc vrai, Basile, que vous osez résister aux volontés de l'empereur, dit le préfet, et que vous donnez seul, en Orient, l'exemple de la révolte!—Je ne sais, répondit l'évêque, ce que vous entendez par cette accusation de révolte. Daignez me l'expliquer. —Je veux dire, reprit Modeste, que vous refusez obstinément votre adhésion à la foi religieuse de l'empereur. Pendant que tous les autres évêques la proclament, seul vous persistez à la répudier. — En matière de foi, dit Basile, je dois obéissance à un empereur plus puissant que les majestés de la terre. Dieu me défend d'adorer une créature. Or, on pousse le blasphème jusqu'à soutenir que Jésus-Christ n'est qu'une créature. — Prenez garde, dit Modeste. Voilà que vous nous injuriez. Ne comptez-vous pour rien notre puissance? Vous semble-t-il si déshonorant de vous unir à nous, pour le bien général de l'Église et des peuples? — Je suis loin de vous refuser l'honneur que je vous dois, répondit Basile. Vous êtes un préfet illustre, je le reconnais. Je serais heureux d'être en communion d'idées et de sentiments avec vous. Mais, vous le savez, ce n'est pas la noblesse des personnnes, ni des titres, c'est la pureté de la foi qui fait le chrétien. — Le préfet indigné de cette déclaration de principes, se leva de son siège, et fixant sur l'évêque un regard de colère, s'écria : Quoi ! vous ne craignez pas davantage ma puissance! —Et pourquoi la craindrais-je? Que pouvez-vous me faire? — Ce que je puis vous faire! Mais n'ai-je pas tous les supplices à ma disposition ? — De grâce, quels sont ces supplices? — La confiscation de vos biens, l'exil, les tortures, la mort, répondit Modeste. — Nommez-moi d'autres châtiments, reprit Basile : aucun de ceux-là ne m'effraie ! — Comment cela ? dit le préfet. — C'est bien simple, répondit l’évêque. On ne peut rien confisquer à qui ne possède rien. Sauf ce lambeau de drap vieilli et déchiré qui me couvre, sauf quelques livres qui sont tout mon trésor, vous ne trouverez rien à me prendre. L'exil ne

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saurait davantage m'atteindre; je ne suis attaché à aucun lieu plus qu'à un autre. Je me considère comme un étranger dans le pays que j'habite maintenant, et j'accepterais comme une patrie la région où il vous plairait de me déporter; parce que toute la terre appartient au Seigneur, et que nous sommes ici-bas des voyageurs et des hôtes d'un jour. Vous parlez de tortures, mais il vous serait impossible de les prolonger sur ce corps si faible que le premier coup achèverait. Vous n'avez en réalité qu'un seul pouvoir, celui de me tuer. Et quel service vous me rendriez, ajouta-t-il en montrant sa poitrine malade, si vous me délivriez de ce misérable soufflet! La mort me serait un bienfait inappréciable; elle me conduirait d'un coup à ce Dieu que je sers, pour qui je vis, ou plutôt pour qui je traîne cette mort vivante et auquel aspirent toutes les forces de mon âme ! — Cette magnifique réponse émut le préfet. — Jamais personne, dit-il, ne m'a tenu un pareil langage ! — C'est peut-être, reprit Basile, que vous n'avez jamais rencontré d'évêque; sans cela il eût montré la même indépendance, au sujet des questions de foi. Car pour tout le reste, nous sommes les sujets les plus soumis, les plus dociles et les plus humbles. La loi de Jésus-Christ nous en fait un devoir. Et ce n'est pas seulement vis-à-vis des empereurs que nous sommes respectueux et doux ; nous ne voudrions pas froisser le plus pauvre et le plus obscur des hommes. Mais quand il s'agit du service de Dieu et de sa gloire, toutes les autres considérations disparaissent; nous ne voyons plus que Dieu seul. Les flammes des bûchers, le glaive, les bêtes de l'amphithéâtre, les ongles de fer déchirant la chair vive, rien ne nous effraie, ou plutôt nous trouvons à ces tortures une volupté céleste et de suprêmes délices. Ainsi, outragez notre honneur, menacez notre vie, faites tout ce qu'il vous plaira, déployez toute votre puissance, sachez-le bien, et dites-le à l'empereur, vous ne viendrez jamais à bout de nous faire souscrire à une doctrine impie.—Le préfet admirait malgré lui un tel courage. Sa voix et son geste témoignaient d'une certaine émotion respectueuse, il leva la séance, en donnant à l'évêque jusqu'au lendemain

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pour réfléchir. — Vous me trouverez demain ce que je suis aujourd’hui, répondit Basile1 . »

 

  26. Toute la Capadoce toute la ville de Césarée, on peut dire l’Orient tout entier avaient les yeux fixés sur cette lutte engagée entre une conscience héroïque et une puissance sans frein. Grégoire était accouru en ces jours solennels près de son illustre ami, résolu à partager ses tourments et sa mort, sans craindre cette fois que l'envie accusât d'ambition une pareille démarche. Valens approchait. Modeste, à tout hasard, préparait ouvertement l'appareil d'un supplice, dans le cas où l'empereur ordonnerait, comme il était assez probable, d'employer la torture contre le saint évoque. Le préfet n'était pas sans inquiétude personnelle sur la manière dont Valens prendrait l'affaire. Il crut prudent d'aller le prévenir de l'état des choses, et se rendit au-devant du prince. « Empereur, lui dit-il, nous sommes vaincus par l'évêque de Césarée ! C'est un homme supérieur aux menaces, insensible aux caresses, inébranlable à toutes les séductions. Les moyens vulgaires n'agissent pas sur des caractère trempés comme le sien. Il faut nous débarrasser de lui par la force, car il ne cédera jamais. » Valens n'était pas alors en veine de cruauté. « Il blâma, dit saint Grégoire, le zèle exagéré de Modeste, et lui défendit d'employer la violence contre un pareil évêque. Il se sentait touché de l'héroïsme de Basile, car la vertu se fait admirer même par un ennemi. L'esprit de l'empereur subissait alors quelque chose d'analogue à ce qui arrive au fer qu'on soumet à l'action du feu. Le métal s'amollit, mais sans perdre sa nature. Il en était ainsi de Valens. L'admiration succédait dans son âme à la violence, mais il était bien éloigné toutefois le songer à adopter la communion de Basile. Il aurait rougi de cet acte comme d'une apostasie. Il cherchait cependant une occasion de se rapprocher du saint évêque, et voici celle qui lui parut la plus favorable2. » On était à la veille de célébrer la solennité de l'Epiphanie. « A moins, dit M. de Broglie, de se mettre lui-

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1.          S. Greg. Km., Oral, xlui ; Pair, gricc, tom. XXXVI, col. 559-5C2; Théo» lorel., Ilist, Ecdes., lib. IV, cap. xvi. — * S. Greg. Naz.. ibid.

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même en dehors de l'Eglise, Valens ne pouvait se dispenser d'assister ce jour-là à l'office divin. Le matin de la fête, ii prit son parti et se rendit au temple avec une escorte de soldats, ne sachant pas bien lui-même s'il serait paisiblement accueilli, ou s'il devrai se faire place par la violence. Il entre ; la foule était très-nombreuse et entonnait les psaumes en chœur; le chant était harmonieux et puissant ; le service entier offrait le spectacle de la majesté et de l'ordre que Basile excellait à faire régner dans son église. Au fond de la nef, apparaissait Basile lui-même, debout, faisant face au peuple, mais immobile comme une des colonnes du sanctuaire, les yeux attachés à l'autel1. Il se tenait là tel que les Acta Sanctorum le décrivent, dressant de toute la hauteur de sa grande taille son corps droit et sec ; son profil d'aigle fortement accusé par la maigreur de ses joues; un regard de feu brillant sous un front en saillie et sous des sourcils arqués ; par moments un sourire, un peu dédaigneux, écartant des deux côtés de sa bouche une barbe longue et déjà blanchie 2. Autour de lui tout son clergé était debout, dans une attitude de crainte et de respect3. » — « L'empereur fut frappé de la majesté des chants, comme d'un coup de tonnerre, reprend saint Grégoire de Nazianze. L'ordre qui régnait dans l'immense assemblée, véritable océan dont les têtes humaines représentaient les vagues, l'aspect plus angélique que mortel de ce clergé vénérable, enfin la physionomie de l'évêque, nouveau Samuel, dont l'âme tout entière attachée à son Dieu ne se laissait distraire par aucun des objets extérieurs, en sorte qu'il paraissait le seul à n'avoir rien remarqué du mouvement produit par l'arrivée du cortège impérial, tout cet ensemble produisit une telle impression sur Valens qu'il éprouva

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1. « On sait que, dans les églises de ce temps (comme dans les basiliques de Rome), l'autel était situé de manière que le célébrant pût faire face au peuple. C'est ainsi que la messe est dite encore aujourd'hui dans les cérémonies papales. » (Note de M. de Broglie.)

2. Ex Menais Grœcorum; Acl. Sanct., tom. Il, pag. 931. J’emprunte ce  portrait caractéristique aux excellentes recherches de M. Fralon, dans son élude littéraire sur S. Basile. Paris, 1861. Note de M. de Broglie.

3. M. tle Broglie, L'Eglise et l'Emp.ivm. au lV**iide, toaiv'7,£iag. 101 102.

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une espèce de vertige. Un nuage passa sur ses yeux, et il fut quelque temps à reprendre ses esprits. Quand le moment fut venu où il devait présenter lui-même ses offrandes pour la table divine, Valens s'approcha ; mais aucun des ministres n'osait recevoir ses dons, dans l'incertitude où l'on était de l'intention de Basile à cet égard. En cet instant, l'empereur chancela, et si l'un des assistants ne l'eût soutenu, il fût tombé à la renverse. L'évêque fit un signe; on reçut l'offrande et l'incident n'eut pas de suite 1. » Après les saints mystères, à la participation desquels l'empereur, malgré cette démonstration, n'avait cependant point été admis 2, Valens passa derrière le vélum, entra dans la salle de la diaconie 3, et voulut avoir une conférence avec Basile. Le saint évêque le fit asseoir et, prenant la parole, exposa avec une netteté et une éloquence incomparables le dogme catholique sur la divinité de Jésus-Christ. « J'étais là, dit encore saint Grégoire ; je m'y trouvais au milieu d'une foule empressée qui avait suivi le prince. J'entendis les paroles qui tombèrent des lèvres de Basile, où plutôt qui nous semblèrent inspirées par la sagesse de Dieu même4! » Tous les assistants étaient sous le charme de cette éloquence apostolique. Seul, Démosthène, le chef des cuisines, ne partageait point l'émotion générale ; il attendait impatiemment son tour de parole. Quand le saint évêque eut terminé sa brillante improvisation, Démosthène entreprit de lui répondre et de faire l'apologie des ariens. Mais le malheureux orateur débuta, dès les premières phrases, par un barbarisme grossier qui tourna les rieurs contre lui. « Voilà qui est curieux, dit Basile, Démosthène qui ne sait pas le grec ! » Cette fine plaisanterie exaspéra l'artiste culinaire; il s'emporta en invectives et en menaces. Basile, le fixant alors d'un regard plein d'une sévère majesté, lui dit : « Allez combiner

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1 S. Greg. Nazianz., /oc. citât.

2. S. Grégoire de Nazianze indique formellement que l'empereur voulait se
donner l’air d'y avoir participé, mais qu'il n'y fut réellement pas admis.
Voici ses paroles : Kai toû ).aoù |xéf&; ■\i\r>^.tio^, o-jtu; à'foaiO'jTai tr,v Ivwjtv.

3. Où nommait ainsi l'édifice coutigu au temple qui servait de lieu de réunion aux ministres des autels. Nos sacristies actuelles en donnent l'idée.

4. S. Greg. Naz.,/oc.ert.

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quelque sauce exquise, c'est votre métier ; mais vos oreilles ne sont pas assez exercées pour rien entendre à l'exposition des devois divins 1. » L'empereur daigna rire le premier de la déconvenue de son cuisinier en chef. Il témoigna publiquement son admiration pour le saint évêque. Afin de lui en donner un gage matériel, il l'investit en ce moment d'un grand domaine que l'état possédait à Césarée, voulant, disait-il, que cette dotation impériale fût affectée au ptochotrophium (asile pour les pauvres), que saint Basile faisait alors construire 2.


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