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40. Que savaient les étudiants des doctrines théologiques du Frère Prêcheur et de ses fameuses propositions ? Une chose seule : c'est qu'elles déplaisaient au Frère Augustin, leur maître et désormais leur idole. C'en était assez: les Indulgences, auxquelles ils recouraient naguère, se trouvaient jugées et condamnées ; eux exécutaient la sentence. Pereat Tetzel! s'écriaient-ils, en remplissant ce hideux office ; mais, à ce cri de mort, ils ajoutaient par un instinct infaillible : Vivat Luther! Deux Tyrtées de taverne, Ulric de Hutten, que l'ignominie poussait à la tombe, et son digne rival le buveur incomparable, Eobanus Hessus, firent retentir ces mêmes cris dans toute l'Allemagne. A partir de ce moment, le malheureux Tetzel fut en butte à tous les sarcasmes, à toutes les avanies, à tous les genres d'embûches et de persécutions. Elèves et maîtres décochaient sur lui leurs traits empoisonnés. Les passions des grands et du peuple l'enveloppaient de toutes parts, ameutées par la bête
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scolaire, ce qu'il y a dans les bas fonds de l'humanité sans nulle comparaison, de plus stupide et de moins conscient. Ni son zèle ni son courage n'en furent ébranlés. Il dirigea contre Luther une vigoureuse attaque, sachant bien que sa vie même était en danger, comme il le déclarait lui-même, avant la fin de cette année 1518. Son adversaire, qui devenait de jour en jour, en se démasquant, celui du catholicisme, lui répondit par les dérisions et les injures accoutumées. D'autres pouvaient lui répondre par le stylet ou le poison. Il ne menait plus qu'une existence précaire, mais toujours militante et dévouée. Le provincial de son Ordre, Hermann Rab, lui rendra ce magnifique témoignage : « Je ne sais, en vérité, si l'on trouverait un autre homme qui, pour l'honneur de la Religion et la suprématie du Saint Siège, ait autant fait et souffert que ce vrai disciple de S. Dominique. Les maux qu'il a supportés et qu'il supporte encore, nous ne saurions les énumérer. Ce qu'on accumule sur sa tête d'atroces calomnies, d'infâmes insinuations, de flagrants mensonges, le monde entier le redit. » Le coup de grâce allait partir d'une main dont il devait le moins l'attendre ; et ce coup ne devait pas tarder.
41. Avant de succomber à la peine, l'intrépide jouteur eut la consolation de voir d'autres champions se dresser en face de l'hérésie, combattre avec ardeur pour la vérité catholique. D'abord Jean Eckius, ou simplement Eck, un enfant de la Saxe, docteur en théologie, chancelier de l'université d'Ingolstadt, déjà connu par d'importants ouvrages, bien qu'il n'eût pas plus de trente-deux ans. Erasme admirait la pureté de son style, aussi bien que la solidité de son esprit. Luther lui-même le déclarait sans détour un homme érudit, ingénieux et sagace, tant qu'il espéra l'entraîner dans ses opinions, le gagner à sa cause. Quand cet espoir ne fut plus permis, Eck devint tout à coup « un ignorant théologastre, un raisonneur sans raison, un misérable sophiste, un plat valet de Satan, un insigne ennemi du Christ. » En abordant la lutte, le chancelier d'ingolstadt avait eu le tort de remonter aux principes et d'en tirer les rigoureuses conclusions. «Demeurer en union avec l'Eglise, écrivait-il, marcher à la lumière de ce flambeau qui guide l'huma-
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nité depuis quinze siècles, s'attacher aux enseignements des Pères et des Docteurs, des Prélats et des Papes, qui la plupart brillèrent autant par la gloire de la sainteté que par celle de la science, quelques-uns par celle même du génie, serait-ce abdiquer son propre entendement, méconnaître la dignité de sa nature, placer le chandelier sous le boisseau ? Nos anciens interprètes, nos illustres commentateurs n'ont-ils pas médité les divines Ecritures ? Pourquoi Dieu leur en aurait-il si longtemps refusé l'intelligence, pour la réserver à Luther? Le Sauveur n'a-t-il pas dit aux Apôtres : « Voilà que je suis avec vous chaque jour, jusqu'à la consommation des siècles? » N'est-il pas évident que cette parole s'adresse implicitement à leurs successeurs ? La doctrine demeure toujours la même. Nous enseignons ce qu'ils ont enseigné. Le trésor augmente à mesure qu'il se répand à travers les générations et les âges. » Que répond le novateur? Dans l'ouvrage d'où nous avons extrait ces justes considérations, ces idées primordiales, il ne voit qu'un amas confus de mots, de vaines opinions scolastiques, aucun raisonnement, rien des saintes Lettres ni de la patrologie, ni des canons, ni de l'exégèse biblique. Bientôt après, lorsqu'il aura rejeté la tradition pour ne garder que la Bible comme unique source de vérité, il accusera son antagoniste de s'appuyer toujours sur les enseignements du passé, sur l'autorité des Pères. Il appréciera plus tard à ses dépens la force et la valeur d'une telle argumentation, dans une circonstance que nous ne pourrons pas omettre.
§. V. L'HERESIARQUE SE DEVOILE
42. Un professeur de Leipzig joint ses armes à celles d'Eck pour arrêter ou confondre l'hérésiarque. C'est Jérôme Emser, ancien étudiant de Tubingue et de Bâle, possédant à fond le droit canonique et civil, la théologie dogmatique, le grec et l'hébreu, versé dans la poésie latine. Le cardinal Raymond de Gurck l'avait d'abord pris pour secrétaire et chapelain. Le duc Georges de Saxe, sur la recommandation du cardinal, l'avait ensuite pris aux mêmes titres,
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en lui permettant d'occuper une chaire à l'Université de Leipzig. C'est ce prince, dont les convictions et les sentiments ne ressemblaient guère à ceux de l'électeur, qui pria Jérôme de réfuter les doctrines impies enseignées à Wittemberg. Il les regardait comme aussi dangereuses pour les états que pour la religion. Emser avait eu de l'estime, de l'amitié même pour le moine Augustin tant que celui-ci s'était montré soumis à l'Église. Avant de l'attaquer ouvertement et de provoquer une rupture éclatante, il voulut le voir en particulier, à plusieurs reprises, ne désespérant pas de le ramener par le cœur et la persuasion à de plus saines idées. Ce n'est qu'après avoir succombé dans cette généreuse tentative qu'il engagea vivement, et pour ne plus poser les armes, le combat public et doctrinal. Selon l'habitude déjà contractée, Luther lui répondit, sans toucher à la question, par un torrent d'injures et d'imprécation contre Rome, « ce nid de vautours, cette ville de scandale, toute peuplée de noirs génies, de lutins et de diables. » Un athlète italien se lève alors et prend en main la défense de Rome : Sylvestre Mazzolini, dont le nom de famille s'est en quelque sorte perdu dans celui de Priérias qu'il tira du lieu de sa naissance, Priério dans le Montferrat. Il appartenait à l'Ordre de S. Dominique et remplissait les fonctions de maître du Sacré Palais. Dans sa jeunesse, il avait fréquenté la cour des Médicis et lié connaissance avec les lettrés, les artistes, les savants, les beaux esprits de tout genre qui faisaient de cette cour la plus brillante des académies. A Rome, il s'était épris d'un sincère amour et d'une admiration non moins sincère pour la Papauté. Sous les glaces de l'âge, il gardait en ce point la vigueur de ses premiers enthousiasmes. Léon X exerçait sur le vieux Dominicain une sorte de fascination, comme du reste sur la majeure partie des hommes qui l'entouraient ou l'abordaient. Les thèses luthériennes avaient franchi les Alpes. Priérias y vit surtout la négation de son idéal, une grave atteinte à la dignité pontificale, telle qu'il la comprenait, presque une insulte personnelle au Pape actuel. Il n'hésita pas à défendre, malgré ses cheveux blancs, l'objet de sa vénération et de son culte.
43. Son langage restait élégant et poli dans le dialogue qu'il di-
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rigea contre Luther. Celui-ci prétend n'avoir mis que deux jours à lui répondre, si toutefois on peut appeler réponse une série d'indécentes plaisanteries et d'outrages mal déguisés. Il traitait de babioles les meilleurs arguments puisés dans le Docteur Angélique, et présentés dans un style tout cicéronnien. Il écrivait à son antagoniste, qui lui donnait cependant l'exemple de la modération et de l'urbanité: « Si vous préparez quelqu'autre dialogue, ayez soin d'armer un peu mieux le Thomas que vous m'opposerez.» L'allusion et l'ironie n'allaient pas à sa nature ; il rentrait bientôt dans son élément. «L'opuscule, ou plutôt l'indigeste factum de Sylvestre, disait-il, est tellement rempli de blasphèmes, du commencement à la fin, qu'il semble avoir été dicté par Satan lui-même, au centre des enfers.» Plus loin il ajoute : « Si les voleurs sont punis par le gibet, les pillards par le glaive, les hérétiques par le feu, pourquoi n'attaquons-nous pas avec les armes matérielles ces docteurs de perdition, ces cardinaux, ces papes, toute cette abomination de la Sodome romaine ! pourquoi ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang1?» La tête de Luther s'égare dans la lutte et s'enfonce dans l'erreur. Il a commencé par amoindrir l'efficacité des Indulgences, dont il déclarait n'avoir pas une réelle notion ; il a fini par les nier absolument ; il ira jusqu'à nier le purgatoire, ce qui les rendra sans application et sans objet. Il avait d'abord entamé le sacrement de pénitence, en détruisant la satisfaction ; le voila maintenant qui retranche la confession auriculaire, et dès lors le sacrement tout entier. Il accusait ceux qu'il appelle les Romanistes de supprimer les bonnes œuvres dans leur prétendue vente de Pardons ; et c'est lui qui les supprime en réalité dans son étrange théorie de la justification chrétienne, que nous exposerons avant peu. Nous l'entendrons donner au monde, sans condition, une indulgence auprès de laquelle, pour tout esprit non prévenu, celle de Rome n'était qu'une tyrannie. Nous le verrons enfin en-
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1 « Si fures furca, si latrones gladio, si haereticos igné plectimur, cur non magis hos magistros perditionis, hos cardinales, hos papas, et totam istam romanœ SodomEe colluviem omnibus armis impetimus, et manus nostras in sanguine istorum lavamus? » iMart. Luth. Opéra, tom. I, pag. 60, Jenae.
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"traîner les nations dans un fatalisme où s'éteindrait logiquement toute moralité, si la conscience humaine pouvait être anéantie, et ne démentait par ses répulsions innées cette fatale logique.
44. Luther eut-il un moment la vue de l'insondable abîme qu'il creusait sous les pas des générations? Hésita-t-il devant les tempêtes que ses emportements allaient déchaîner sur l'Allemagne et le christianisme? Les voix autorisées qui s'élevaient de toutes parts, du sein même de son ordre, le firent-elles chanceler? Au premier abord on pourrait le croire, en le voyant écrire à Jérôme Scultet, évêque de Brandebourg, une seconde lettre, lui soumettant de nouveau ses propositions déjà trop fameuses. « Accueillez avec bonté, très-excellent père, lui disait-il, ces lubies de ma folle imagination. Pour que tous sachent désormais que je n'affirme rien avec audace, non seulement je vous permets, mais encore je vous supplie de prendre la plume et d'effacer impitoyablement ce qui vous paraîtra condamnable, ou bien de tout jeter au feu. Je n'en ai plus cure.... Ne pouvant pas cependant oublier mon honneur, je proteste une fois de plus que je dispute et n'enseigne pas.... Cette protestation ne m'est pas arrachée par les Bulles dont me menacent ceux qui donnent leurs hallucinations pour des paroles de l'Évangile. » Ce dernier cri dissipe toute illusion et nous explique pourquoi l'évêque resta sourd aux belles protestations qui le précèdent. Luther se sentit profondément blessé par le silence du prélat ; il eût mieux aimé l'admonition la plus sévère. Plusieurs ont blâmé Scultet, pensant qu'une réponse bienveillante aurait peut-être empêché le moine Augustin de franchir les dernières limites. C'est encore une illusion. La lettre est du 22 mai 1518 ; et le 30, frère Martin en adressait une autre à Staupitz, dans laquelle il attaque à fond l'un des principaux dogmes du christianisme. Il ne pouvait pas savoir alors si « le très-excellent père » lui répondrait ou non. En dépit de son audace, il n'était nullement rassuré. Les plaintes des vrais catholiques et leurs accusations retentissaient autour de lui « comme un bruit de cymbales. » Le danger devenait chaque jour plus imminent. Dans une telle situation, il résolut d'écrire directement au Pape. C'est un événement majeur, un point décisif, que cette nou-
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velle lettre. Pour en saisir la pensée, qui nous semble avoir été peu comprise par la plupart des historiens, nous en traduirons sur le texte même, avec une scrupuleuse attention, les passages essentiels:
45. « Les rumeurs les plus sinistres me reviennent à tout instant, bienheureux Père; j'apprends que d'obséquieux amis ont fait en sorte de vous rendre mon nom suspect, ou même absolument odieux, me représentant devant vous et les vôtres comme ne cessant de travailler à ruiner l'autorité du Souverain Pontife et le pouvoir des Clefs. A les entendre, je suis un déserteur de la foi, un hérétique, un infâme apostat, un contumax, un ennemi du bien public, tout ce qu'il y a de pire. J'en suis stupéfait, mes oreilles tintent, mes yeux ont d'étranges éblouissements ; une seule chose me reste dans ce concert de réprobations, le témoignage de ma conscience. Ainsi m'ont travesti, ces hommes qui posent dans notre religion pour des modèles de sagesse et de véracité. Les ignominies dont ils se savent coupables, ils tâchent de les reporter sur moi. Daigne Votre Béatitude écouter la voix même des faits parlant par une bouche inculte et d'autant plus sincère. Dans ces derniers temps, a commencé parmi nous la prédication des Indulgences apostoliques ; elle a fait de tels progrès, que les hommes chargés de ce ministère, se faisant une arme de votre nom, persuadés que tout leur était permis sous une telle égide, n'ont pas craint d'enseigner ouvertement les choses les plus impies et tout à fait hérétiques, au grand scandale des pieux chrétiens, au mépris de la puissance spirituelle. On dirait que pour eux n'existent pas les décrétales contre les abus des questeurs. Non contents de répandre à haute voix le poison de leur doctrine, ils ont lancé dans le public des libelles destinés à populariser les mêmes impiétés et les mêmes hérésies, pour ne rien dire de l'insatiable avarice, de l'insolente cupidité qui respire sous chaque syllable. Ils en sont venus au point d'astreindre les confesseurs à jurer de les soutenir dans cette œuvre de perversion et de spoliation. Je dis la vérité ; nul moyen de s'y soustraire : leurs écrits sont là, qui les empêchent de nier. Dans le principe, tout marchait au gré de leurs désirs : ils épuisaient le
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sang du peuple, en le flattant de vaincs espérances ; ils le dépouillaient de ses chairs, selon la parole du prophète1, tandis qu'ils vivaient eux-mêmes dans l'abondance et la somptuosité. » On a parlé d'un acte de soumission. Jusqu'ici nous ne voyons rien de semblable. Luther ne se reconnaît aucun tort ; il reporte sur les autres, sur les délégués du Pontife romain, toute la cause des troubles qui s'annoncent, du mal qui s'est déjà produit.
46. Quant à ses thèses, c'est presque sans le vouloir, poussé par l'impétuosité de la jeunesse, dans l'unique but de procurer la gloire du Christ et l'honneur de l’Eglise, qu’ il les a posées. Contrairement sitôt à son attente, elles ont retenti dans le monde entier. De là les haines implacables et la basse jalousie dont il est l'objet. Puis revient son éternelle formule : Il ne dogmatise pas, il émet de simples hypothèses. Ses ennemis ont tout empoisonné. En continuant sa lettre, il poursuit son apologie, disons mieux, son violent réquisitoire. Pour échapper enfin à leurs accusations, pour désarmer leur fureur et déjouer leurs menaces, ne pouvant désormais rétracter ses propositions, il les soumet à l'autorité du Saint-Siège. Elles sont mal interprétées, mais nullement défectueuses en elles-mêmes. Il les place hardiment sous la protection de Léon X, après s'être donné pour complices l'université de Wittemberg et Frédéric de Saxe. Partout et toujours, en Italie comme en Allemagne, il mendie l'appui des grands. Il ne redoute pas l'hérésie, il redoute le nom d'hérétique ; et cela, parce que la mort de Jean Huss lui sourit moins que ses doctrines. La peur du bûcher, voilà sa constante préoccupation, le mobile de sa déférence et de sa hardiesse. C'est donc en vain qu'il conclut : « Je me prosterne aux pieds de Votre Béatitude; tout ce que je suis et tout ce que je possède, je le remets en vos mains, bienheureux Père. Vivifiez ou tuez, appelez ou révoquez, approuvez ou condamnez ; j'attends votre sentence. Dans votre voix je reconnaîtrai la voix du Christ, qui réside et parle en vous... »
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1 Ou plutôt selon sa propre parole ; on voit reparaître ici la cinquantième de ses propositions, dans laquelle il exprime la même pensée avec une égale crudité de termes. Or, Luther n'ignorait pas qu'en vertu de la Bulle pontificale les iudulgences étaient gratuitement données aux pauvres.
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Pures réminiscences bibliques ! en même temps qu'il protestait ainsi de son respect et de son dévouement envers le Chef suprême de l'Eglise catholique, Luther ne cessait d'attaquer son autorité par la plume et la parole. Il sentait bien que tout cela devait aboutir à l'excommunication ; et du haut de la chaire, en face des autels, il livrait l'excommunication à la risée des peuples. Lui-même s'en vantait dans une lettre à son ami, Wenceslas Linck. C'est ainsi qu'il attendait la décision du Pape. Comment arrêter la marche ascendante de la rébellion, confondre l'orgueil de ce moine, prévenir les derniers éclats ? On se le demandait à la cour pontificale. Parmi les cardinaux, s'il faut en croire les historiens de la Réforme, quelques-uns opinaient pour les moyens de rigueur, pour une action juridique immédiate, sans en exclure l'intervention du bras séculier. D'autres jugeaient préférable, dans le même ordre d'idées, que Léon X déclarât Luther hérétique, sur les faits déjà connus, en dehors de toute forme judiciaire, les débats publics ne pouvant qu'augmenter le scandale et soulever les passions. La plupart conseillaient d'appeler le moine à Rome, de l'arracher au milieu dans lequel sa tête s'égarait, de lui donner des juges, de ne le condamner enfin qu'après l'avoir entendu, s'il fallait désespérer de le ramener par la persuasion, par les édifiants exemples et les doctes entretiens qui l'attendaient dans la Ville Eternelle
47. Aimant la paix, jugeant les hommes d'après lui-même, plein d'admiration et de sympathie pour les beaux talents, le Pape répugnait aux mesures sévères. Il voulut essayer d'abord de la conciliation, et, dans ce but, il fit écrire à Jérôme Staupitz, pour lui demander en grâce d'intervenir auprès de son subordonné, ne doutant pas que cette intervention n'eût tout le succès désirable. Le vicaire général des Augustins ne manquait ni de goût ni de science, mais laissait beaucoup à désirer, comme nous l'avons fait entendre, sous le rapport de l'orthodoxie. C'était une âme rêveuse un caractère indécis et fluctuant, qui glissait aisément sur le fond des doctrines, pourvu que le langage fût harmonieux et correct. Il n'entendait pas se brouiller avec Rome : il avait des amis dans les deux camps, et son aménité demeurait toujours la même. Il ba-
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lançait entre Erasme et Cajetan, dans une correspondance également affectueuse. Eckius et Carlostad avaient au même degré son estime et ses confidences. Dans l'intimité, il n'était pas tendre pour Tetzel, le prédicateur des Indulgences ; en public, il se montrait respectueux et soumis envers le dignitaire ecclésiastique, l'inquisiteur de la foi. Ce n'était pas un tel homme qui pouvait agir sur Luther. Celui-ci profitait volontiers de ses avis littéraires ; il n'acceptait nullement sa direction théologique. Bientôt il lui reprochera sans détour d'hésiter entre le Christ et le Pape. Toute sa pensée nous est révélée dans cette insolente et sacrilège antinomie. L'intervention de Staupitz, en supposant même qu'elle ait eu lieu, ne pouvait rien produire, ni rien empêcher. Le moine secouait de jour en jour toute dépendance ; n'obéissant désormais qu'à sa propre direction, ou mieux à ses indomptables caprices, il continuait d'enseigner et de prêcher avec un surcroit d'audace. Il se sentait appuyé par les barons, les chevaliers, les électeurs et les princes, du moins en grande partie. Ce n'est pas qu'ils eussent examiné la question religieuse. Quels étaient ceux qui pouvaient se livrer à cet examen ? Ni leurs études ni leurs propensions ne leur permettaient de la comprendre. Mais tous prévoyaient instinctivement, que, si le prêtre rebelle venait à triompher dans la lutte engagée, les biens ecclésiastiques, épiscopaux et conventuels, si considérables en Allemagne, seraient par là même sécularisés, c'est-à-dire deviendraient leur proie. Luther leur laissait entrevoir cette conclusion pratique : de l'ambition et de la cupidité, il faisait les auxiliaires de sa doctrine. Nulle passion ne se tenait à l'écart du débat ; les moins avouables étaient surexcitées et rentraient de plein pied dans la ligue.