Jeanne d’Arc 4

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13, On touchait au carême de 14229. « Il faut que je parte, avec ou sans secours, devrais-je user mes jambes jusqu'au genou ! redisait Jeanne à son oncle ; il faut que je sois auprès du dauphin avaut la mi-carême... Personne que moi ne saurait recouvrer le royaume de France... Et cependant combien j'aimerais mieux garder le troupeau de mon père, aider ma mère à filer ou coudre... Mais Dieu le veut!» Jeanne ne se doutait pas que le cri sublime des croisades venait d'échapper à son cœur. Savait-elle même qu'il eût existé des croisades ? Au besoin, elle les eût inventées. Pour elle, le royaume de France était le royaume de Jésus. C'est de Jésus que le dauphin devait le tenir en commande ; et Jésus la déléguait pour cette revendication. L'étincelle sacrée de son enthousiasme enflamma d'autres âmes. Un jeune bourgeois de Metz, remplissant à Vaucouleurs une fonction publique, Jean de Novelonpont, qui sera plus tard admis dans la noblesse, et Bertrand de Poulengi, noble de naissance, lui jurèrent de la mener au roi, sous la con-

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Duite de Dieu. Elle n'eut ni le courage ni le temps d'aller prendre congé de sa famille, mais ne partit pas sans implorer leur pardon. Les habitants de la petite ville fournirent à son équipement guer­rier ; un paysan vint en aide à son oncle pour lui donner un che­val ; Baudricourt lui donna l'épée. Elle se mit en route au commen­cement du carême, accompagnée de six cavaliers, un messager royal  arrivé  depuis peu,  Novelonpont, Poulengi, un   archer et deux servants d'armes. Le peuple la suivait en pleurant jusqu'aux portes de la place. « Ne me plaignez pas, s'écria-t-elle,  c'est pour cela que je suis née!» Cette dernière parole, pourrait-on ne pas l'observer, est du divin Sauveur lui-même. Dès le lendemain Jeanne était en pays ennemi ; il lui fallait traverser la Bourgogne dans toute sa largeur. Aucun obstacle, aucun danger ne ralentissait sa marche. Sans la prudence de ses conducteurs, elle ne  se fût pas écartée de la ligue droite ; chaque détour lui  semblait  un retard, un préjudice à  son œuvre.  Elle  franchit en courant la Marne, l'Aube et la Seine. Ce corps frêle et délicat élait supérieur à la fa­tigue, tout comme l'âme était étrangère à la peur. Un dimanche elle entrait dans Auxerre sans hésitation, et s'en allait entendre la messe à la cathédrale.  Elle se portait après cela vers la Loire, qu'elle passait à Gien et saluait avec transport la terre dauphinoise et française. En peu de jours, elle arrivait non  loin de Chinon, et faisait halte à Sainte-Catherine de Fierbois. Ce sanctuaire où  trô­nait l'une de ses patronnes, de ses célestes amies, avait pour Jeanne un attrait particulier ; mais elle ne pouvait pas  même séjourner dans cette demeure hospitalière. Elle fit écrire au roi: le roi la manda sur l'heure. Il fut néanmoins saisi d'une blessante et fâ­cheuse irrésolution, quand vint le moment de lui donner audience.

 

   14. Que se passait-il donc à la cour de Charles VII. Ce qu'on voit à toutes les époques dans les situations compromises ou perdues : l’intrigue essaie de les prolonger pour les exploiter jusqu’à la der­nière minute. Le chef des intrigants, le maître de la situation, était toujours le sire de la Trémouille. Il avait éloigné le connéta­ble de Richemont, imprudent auteur de sa fortune; il tenait â l'écart, avec la persistance et par les industries appartenant à tous

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p289 CHAP. V.   —  L'ANGE   DE   LA   FRANCK.      

 

les esprits médiocres, quiconque annonçait un talent supérieur, ou bien un noble caractère. Heureusement, à cette même cour était la reine douairière de Sicile, Yolande d'Aragon, mère de Louis II d'Anjou et belle-mère de Charles de France. C'est principalement à ses conseils, à ses prières, que celui-ci s'était rendu lorsqu'il ap­pelait Jeanne ; et maintenant il se laissait arrêter par de basses ou puériles insinuations. Le quatrième jour enfin prévalaient d'autres idées, grâce aux instances des vrais amis du royaume et du roi, secondés par les cris d'alarme qui venaient d'Orléans, où la répu­tation de la bergère avait pénétré, comme une suprême espérance.
Arrivée à Chinon le 6 mars, elle fut introduite au château le 9 par le comte d'Alençon et le duc de Vendôme. Nombreux étaient les courtisans qui désirèrent assister à cette entrevue. Dans cette im­posante assemblée, Charles se dissimulait sons un vêtement qui ne le distinguait nullement des autres. Jeanne alla droit à lui sans hé­sitation aucune et ploya les genoux en sa présence. « Je ne suis pas le roi » lui dit-il, déclinant son hommage ; i Voilà le roi, » dé­signant un brillant chevalier de sa suite. — « En nom Dieu, gen­til prince, répondit incontinent la jeune fille, c'est vous, non un autre!... Pour moi, sire dauphin, je m'appelle Jehanne, et suis envoyée de par le Seigneur pour secourir votre royaume et faire la guerre aux Anglais. Pourquoi refusez-vous de me croire? N'hési­tez plus ; le Seigneur a pitié de vous et de votre peuple. Charlemagne et saint Louis ne cessent de le prier pour la France. » Selon quelques historiens, Charles aurait alors demandé à Jeanne une preuve évidente de sa mission ; selon d'autres, c'est elle qui de­manda de révéler au roi une chose que nul autre ne devait enten­dre. Quoi qu'il en soit, après l'audience publique, ils eurent un entretien secret ; ce qu'on ne saurait révoquer en doute, tous les
documents contemporains étant unanimes sur ce point. Chose non moins certaine, c'est que dans cet entretien, Jeanne dit au roi ce que lui seul et Dieu pouvaient connaître. La conclusion avait seule transpiré dans les anciennes relations : « Je le déclare, au nom et
de la part de Dieu, que tu dois te considérer comme légitime héri­tier de France et vrai fils de roi. » Ces paroles étaient déjà consi-
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durables, puisqu'elles répondaient aux plus intimes pensées, aux cruelles angoisses qui tourmentaient le coeur du jeune prince. Le jour s'est fait plus tard, d'une manière à peu près complète, sur cette étrange révélation. C'est une pensée de découragement et de prostration morale que Jeanne rappelait au roi, mais telle que Charles n'osait pas se l'avouer à lui-même, loin d'en avoir jamais fait part à son plus intime confident.

 

   15. Ceux qui voyaient l'entretien sans l'entendre pouvaient en lire les émotions d'étonnement et de joie sur la physionomie du prince. « On eût dit, c'est le mot d'Alain Chartier, témoin oculaire, qu'il venait d'être visité du Saint-Esprit. » Le doute n'était pas possible, Jeanne avait droit à la confiance absolue du monarque ; celui-ci le déclara hautement séance tenante devant toute sa cour. Si la jeune fille avait eu besoin d'ajouter à ce titre ou de confirmer ce témoignage royal, elle offrait en gage le caractère même de sa vie: la haute raison dont ses paroles étaient empreintes dans la plus parfaite simplicité, la constance invariable de ses affirmations quant à la source divine de la mission qu'elle venait accomplir, son inaltérable modestie, sa douceur exemplaire et son angélique piété. Les hommes de la science, légistes et théologiens, obtinrent cepen­dant qu'elle subît en quelque sorte un examen officiel, qu'elle ob­tînt une sanction légale. Le parlement résidait à Poitiers; dans cette ville s'étaient également retirés les docteurs universitaires de Paris qui n'avaient pas voulu, comme la plupart de leurs collègues, se soumettre au joug de l'étranger, paraître même approuver l'usurpa­tion par leur enseignement ou leur présence : Jeanne dut se rendre à Poitiers. Ce n'est pas sans répugnance, ni sans appréhension que l'humble bergère se vit dans la nécessité de répondre à ces doctes personnages; mais cette nouvelle épreuve tourna complètement à son honneur. « Ce sera l'éternel regret de l'histoire, dit un écrivain que la mort vient de ravir aux études sérieuses, d'avoir à parler de l'enfance de Jeanne d'Arc, alors qu'on n'a plus les procès-verbaux de l'examen qu'elle subit à Poitiers. Elle-même les invoqua dans le cours de son jugement ; mais ses juges se gardèrent bien d'y re­courir. Il serait plus étonnant qu'une pièce de cette importance

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p291 CHAP. V.   —   LEVÉE   DU  SIÈGE  DORLÉANS.

 

n'eût point paru dans le procès de réhabilitation, si la manière dont elle est mentionnée dans la sentence ne donnait à penser qu'elle n'existait plus à cette époque. Déjà la négligence l'avait éga­lée, ou la politique l'avait détruite1.» Par d'autres documents authentiques sans doute, mais ne pouvant suppléer à celui-là, nous savons quelques-unes de ses réponses aux subtilités dont on essayait de l'enlacer. « Beau spectacle, s'écrie l'auteur contemporain cité plus haut, que de la voir disputer, femme contre des hommes, ignorante contre des docteurs, seule contre tant d'adversaires. »


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§ III. LEVEE DU SIEGE D'ORLEANS

 

18. Quand elle eut exposé sou but et rappelé  la promesse que le roi venait de lui faire, qu'il mettrait à sa disposilion une  vaillante troupe pour secourir Orléans, « Si Dieu veut délivrer la France, répondit un théologien, il n'a nul besoin de gens d'armes. — Les gens d'armes batailleront, répliqua l'inspirée, Dieu donnera la vic­toire ! — Croyez-vous en Dieu? osa lui dire un autre —Mieux que vous! — Donnez un signe de la réalité de votre mission; Dieu ne veut pas que nous y croyions sans preuves. — Je ne suis pas venue à Poitiers pour opérer des signes; menez-moi devant Orléans, je fe­rai lever le siège, je conduirai le dauphin à Reims, je lui rendrai son royaume : les signes ne vous manqueront pas. Assez de paro­les ; c'est le temps d'agir et non de parler. » Subjugué par le rayon­nement de cette âme si pure, l'évêque de Chartres prononça la pa­role du Livre saint : « Cette fille est l'envoyée du Seigneur. » L'émo­tion gagnait jusqu'aux vieux légistes ; plusieurs versaient des lar­mes d'attendrissement. L'assemblée tout entière déclara qu'elle méritait une pleine confiance, qu'il fallait la seconder dans ses pro­jets, qu'on se rendrait indigne du secours céleste, si l'on ne l'accep­tait pas tel qu'il se présentait. Jeanne se hâta de revenir à Chinon, impatiente de quitter aussi cette ville pour  marcher sur Orléans. Le

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1 J. Quicukrat, Aperçus nouveaux... pag. 3, i.

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p292       PONTIFICAT   DE   MARTIN  Y   (1417-1431).

 

comte d'Alençon, dont l'amitié lui sera toujours fidèle, était à Blois réunissant des troupes et préparant un grand convoi de vivres pour la ville assiégée, où la disette devenait extrême. On organisait en même temps pour la jeune fille qui devait commander cette armée de secours, un train de maison militaire : elle eut son écuyer, Jean d'Aulon, son chapelain, le moine Augustin Jérôme Psaquerel, des pages, des hérauts, des servants d'armes. A Blois les choses traî­naient en longueur; la Trémouille suscitait des obstacles, loin de les aplanir : il parlait encore, dans cette urgente situation, d'appe­ler des armées étrangères. L'argent manquait même pour la petite armée nationale, autant par sa mauvaise volonté que par la pénu­rie réelle du trésor. Yolande d'Aragon créait malgré lui des res­sources. Avant qu'on eût abouti, Jeanne envoya chercher une épée marquée de cinq croix sur la lame, qu'elle disait enfouie sous l'au-tel de sainte Catherine de Fierbois. On creusa la terre, et l'arme mystérieuse fut retrouvée ; elle la porta toujours dans la suite. Elle se fit de plus confectionner une blanche bannière semée de fleurs de lis d'or, portant sur une face l'image de Nôtre-Seigneur, sur l'autre, celle de la Sainte Vierge, avec cette inscription, qui sera la devise de la pieuse héroïne : Jhesus Maria.

 

17. Equipée de la sorte, elle arrivait à Blois le 24 avril, pour en repartir le 27, mais non sans avoir dans l'intervalle écrit aux An­glais une lettre qui doit trouver ici sa place ; aucun monument ne retrace mieux son inspiration : «Roy d'Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dictes régent le royaume de France; vous, Guillaume de la Poule, comte de Sulfort; Jehan, sire de Talebot : et vous, Thomas, sire d'Escales, qui vous dictes lieutenant dudit duc de Bedford, faictes raison au Roy du ciel ; rendez à la Puecelle qui est cy envoiée de par Dieu, le Roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ci venue de par Dieu, pour réclamer le sanc royal. Elle est toute preste de faire paix se vous lui voulez faire raison, par ainsi que France vous mectrés jus, et paierez ce que vous l'avez tenu. Et entre vous, archiez, compaignons de guerre, gentilz et autres qui estes devant la ville d'Orléans, alez vous ent en votre païs, de par Dieu ;

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p293 CHAP.   V.   —  LliVÉE  DU   S1ÉGIΠ  D'ORLÉANS.      

 

et se ainsi ne le faictes, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui vous ira voir briefment à voz bien grands dommaiges. Roy d'An­gleterre, se ainsi ne le faictes, je sui chief de guerre, et en quelque lieu que je actaindray vos gens en France, je les en ferai aler, vueillent ou non vueillent ; et si ne vuellent obéir, je les ferai tous occire. Je suis cy envoiée de par Dieu, le Roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. Et si vuellent obéir, je les prandray à mercy. Et n'aiez point en vostre oppinion, quar vous ne tendrez point le royaume de France, Dieu le Roy du ciel, filz Sainte Marie ; ainz le tendra le roy Charles, vray héritier ; car Dieu, le roi du ciel, le veult et lui est révélé par la Pucelle ; lequel entrera à Paris en bonne compagnie. Si ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous ferons dedens et y ferons ung si grant bahay, que encore a-il mil ans, que en France ne fu si grant, se vous ne faictes raison. Et croyez fermement que le Roy du ciel envoiera plus de force à la Pucelle, que vous ne lui sariez mener de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d'armes ; et aux horions veira-on qui ara meilleur droit de Dieu du ciel. Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie destruire. Se vous lui faictes raison, encore pourrez venir en sa compaignie, l'où que les Franchois feront le plus bel fait que oncques fu fait pour la chrestiente. Et faictes response se vous voulez faire paix en la cité d'Orléans : et se ainsi ne le faictes, de vos biens grands dommages vous souviengne briefment. Escript ce mardi sepmaine saincte. » Cette lettre ne fut envoyée qu'un mois après sa date ; elle précéda Jeanne de quelques heures seulement.

 

   18. Sortie de Blois le 27 avril, l'armée française, si tant est qu'on puisse donner ce nom à la troupe commandée par l'héroïne, paraissait devant Orléans le 29. Là chevauchaient Lahire, le maré­chal de Boussac, le sire de Gaucourt, que Dunois remplaçait dans la ville, et ce Baudricourt de Vaucouleurs dont la résistance était devenue de l'enthousiasme. Les soldats paraissaient également transformés : la Pucelle avait sévèrement défendu les jurements et les blasphèmes. Beaucoup s'étaient confessés le matin et rece-

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p294      PONTIFICAT   D2   MART1X   V  (1417-1-431).

 

vaient la communion, à son exemple. En tête de l'armée marchait une cohorte de prêtres, chantant le Veni creator. Les Anglais avaient ri de la lettre ; ce religieux appareil leur causa tout-à-coup une surprise qui n'était pas exempte de frayeur : ils se tinrent ren­fermés dans leurs lignes et leurs bastides, tandis que les Fran­çais, défilant sans crainte devant eux, arrivèrent sur le bord du fleuve, espérant y trouver les bateaux promis par les assiégés. Les eaux étaient trop basses et le vent soufflait en sens opposé. On avait trompé Jeanne en la menant par la rive gauche, où n'était plus alors la grande force des ennemis, qu'elle voulait attaquer de front et sur l'heure. Elle s'en plaignit à ses compagnons, mais leur annonça que le vent allait changer et leur permettrait d'aborder l'autre rive. La prophétie ne tarda pas à se réaliser ; une flottille commandée par Dunois vint prendre Jeanne avec une partie de l'armée, tandis que le gros revenait vers Blois pour y passer le fleuve et se diriger ensuite vers Orléans, du côté de la Beauce. Après avoir glissé sans encombre sous les canons anglais, à la fa­veur d'une sortie faite par la garnison, la Pucelle entra dans la ville, montée sur un cheval blanc, portant à la main sa blanche bannière, aux acclamations de tous les habitants, qui la saluaient comme l'ange de la délivrance et de la victoire, ou plutôt comme Dieu même venant au milieu d'eux pour opérer leur salut et celui de la France. Entourée de cette foule qui grossissait à chaque pas elle se dirigea vers la cathédrale, dont les voûtes retentirent des mêmes acclamations, mêlées aux plus ardentes prières. Dès le len­demain elle eût voulu se précipiter sur les lignes anglaises; les capitaines français, à qui tant de revers avaient enseigné la pru­dence, s'opposèrent à ce dessein : leur conseil décida qu'on atten­drait la réunion de toute l'armée avant d'engager une action dé­cisive.

 

19. Jeanne profila de ce retard forcé pour adresser aux ennemis une seconde lettre par ses deux hérauts. Ils n'en renvoyèrent qu'un, chargé de lui reporter de cruelles menaces avec d'ignobles impu­tations, et retinrent l'autre dans l'intention avouée de le brûler vif, comme présage du sort que dès lors ils destinaient à  la prétendue

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p295 CHAP. v. — lever nu siège d'oiiléans.      

 

sorcière, si jamais elle tombait dans leurs mains. Elle-même, du haut de la redoute élevée sur le pont, en face des Tournelles, les somma pour la troisième fois ; les injures furent encore toute leur réponse. Pleurant de honte et d'indignation, elle leur déclara qu'ils mentaient et qu'ils ne tarderaient pas à prendre la fuite, mais sans être accompagnés de leur chef. Le 2 mai, elle sortit de la ville pour reconnaître leurs positions, montrant dans cette audacieuse reconnaissance autant de calme et de sérénité qu'elle en eût mis à passer eu revue ses troupes. Les Anglais ne bougèrent pas de leurs retranchements. Le courage et la crainte avaient comme changé de parti ; déjà les rôles étaient renversés. Deux jours après, arrivait par la Beauce l'armée qui venait de franchir la Loire à Blois. Jeanne alla l'introduire dans la place, les ennemis se tenant toujours dans leur incompréhensible inaction. Au retour, elle tomba sur son lit, fatiguée d'une longue et rude chevauchée; mais à peine commence-t-elle à goûter le repos qu'elle s'éveille en criant : « Mes voix m'appellent, nos gens sont en   grand  péril,   leur sang coule à terre…….       mes armes ! mes armes! mon cheval! » Son page se précipite. « Malheureux enfant, lui dit-elle, tu ne me disais pas qu'une sanglante bataille était engagée! » et, sitôt armée, elle court vers la porte orientale de la ville. A son insu, Gaucourt et plusieurs autres capitaines tentaient une violente sortie, ne vou­lant pas lui laisser l'honneur de la victoire. Les Anglais les avaient reçus d'une terrible façon, et la retraite tournait à la déroute. Nombreux étaient les morts, plus nombreux encore les blessés; le sang rougissait la terre. Jeanne frémit à cet aspect ; dans tous ses interrogatoires, elle a constamment déclaré qu'elle n'avait ja­mais vu, sans verser d'abondantes larmes, couler le sang français. Or, ce spectacle, elle l'avait pour la première fois sous les yeux. Dunois venait de la joindre; les fuyards sont ramenés au combat, avec les troupes fraîches. Jeanne les conduit au fort contre lequel les capitaines avaient échoué dans leur première attaque. Tout cède devant son impétuosité ; les avant-postes n'ont pas même le temps de se rejeter dans la forteresse. C'est en vain que Talbot se porte au secours de ses compagnons: il a bientôt compris que la

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p200       PONTIFICAT   DF   MARTIN   V   (1417-1431).

 

résistance est inutile, et rentre dans ses quartiers, abandonnant la place à l'irrésistible invasion des Français,  guidés par une telle héroïne.

 

   20. Le lendemain, 5 mai, fête de l'Ascension, quand il semblait si naturel de poursuivre la victoire, la sainte n'entendit pas qu'on profanât ce grand jour. Dès l’aurore, les Anglais s'étaient hâtés de lui renvoyer son héraut, de peur que les prisonniers faits la veille n'eussent à payer de leur tête l'atteinte portée au droit des gens. La bataille recommençait le 6 de bonne heure avec une nouvelle ardeur. Jeanne avait passé sur la rive gauche, accompagnée de Dunois, Lahire, Boussac et Gaucourt. Abandonnant leurs positions secondaires, les Anglais s'étaient concentrés dans celle des Tournelles et des Augustins. Elle se porta rapidement vers la seconde, sans attendre que toutes ses troupes eussent débarqué, et son éten­dard flotta sur la palissade extérieure. Le bruit se répand alors que les Anglais de la rive droite viennent en masse au secours des leurs : les Français reculent en désordre, entraînant l'héroïne jus­qu'aux bateaux, tandis que les ennemis, excités par cette soudaine retraite, les poursuivaient l'épée aux reins, avec d'insultantes huées. Un instant pouvait tout perdre ; un seul échec dans une telle oc­casion, et c'en était fait du prestige de la Pucelle, de l'espoir de la patrie. Tout-à-coup elle tourne bride, met sa lance en arrêt, pousse son cri de guerre: En nom Dieu ! » et s'élance contre les as­saillants. Saisis d'une vraie panique, ces derniers reculent à leur tour et regagnent précipitamment leur citadelle. Jeanne et les siens y pénètrent avec eux, malgré tous les obstacles, bravant tous les dangers. Le combat continue dans l'intérieur de la forteresse avec un acharnement inouï. En moins d'une heure, elle est au pouvoir des Français. Ceux des défenseurs qui n'ont pu se réfu­gier aux Tournelles, gisent parmi les retranchements élevés de leurs mains. Jeanne arrête le pillage, craignant un retour offensif du général anglais, et livre la citadelle aux flammes, avec toutes les provisions qui s'y trouvent entassées. Avant la nuit elle rentre en triomphe dans la ville, mais pour revenir à la charge le len­demain. Ainsi ne l'entendaient pas la plupart des capitaines, après

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p297 CHAP. V. — LEVÉE DU SIEGE D'ORLÉANS.      

 

en avoir sagement délibéré, mais sans l'appeler à leurs délibération. Ils lui signifièrent que, pour ne pas compromettre les avan­tages acquis, ils voulaient attendre des renforts avant de recom­mencer la lutte. « Vous avez été, leur répondit-elle, en votre conseil ; je n'ai pas manqué d'aller au mien : Le conseil de Dieu l'emportera sur celui des hommes. Demain nous combattrons ! »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon