Espagne 1

Darras tome 16 p. 154


§ II. L'Espagne catholique.

 

   13. L'avénernent de Constantin IV renversait les espérances des monotliélites; il mettait fin aux persécutions et aux troubles de l'église d'Orient. Celle d'Occident présentait alors un magnifique spectacle. La civilisation chrétienne se développait de toutes parts. L'influence des souverains pontifes maintenait en Europe l'unité de discipline et de foi. Les conciles étaient devenus comme les grandes assises des nations. L'élément religieux qu'ils repré­sentaient dominait de toute sa supériorité des peuples encore neufs, mais dont la barbarie native tendait chaque jour à dispa­raître. Les lois, les mœurs, le gouvernement se modifiaient sous l'action féconde des principes de la charité catholique. Les monas­tères, au triple point de vue de l'agriculture, des sciences et de l'éducation populaire, devenaient dans chaque province des centres de travail, des foyers de lumière et de vertu. La vie religieuse se traduisait par des exemples de sainteté comparables aux plus beaux souvenirs des Thébaïdes monastiques. Ainsi, dans les con­trées occidentales ravies aux empereurs, l'Église était parvenue à dompter les plus farouches caractères, chez des peuples que l'or­gueil byzantin continuait cependant à désigner par l'odieuse épithète de barbares.

 

   14. Le clergé d'Espagne continuait glorieusement les traditions d'Isidore de Séville et comptait alors dans son sein des évêques non moins illustres par leur génie que par leur sainteté : Eugène III de Tolède, dont le nom s'est déjà trouvé sous notre plume 1et qui prolongea sa vie jusqu'en 657, Ildefonse son successeur, Fructuosus (saint Fructueux) de Braga, Taïo de Saragosse. Sous l'épiscopat de saint Eugène, quatre conciles se tinrent dans sa métropole, le VII2 en 646, et le VIIIe en 653, le IXe en 635 et le Xe en 656. Chacun d'eux répondait à une situation politique particulière, et à des besoins nouveaux de la monarchie espagnole. En 640, le pieux Chintilla ou Swinthila II était mort. Son successeur, Tulca, ne

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1 Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 456.

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fit que passer sur le trône. Chassé par une révolution militaire, il fut remplacé en 642 par le général Chindaswind, qui dut son élévation à l'hostilité qu'on lui supposait contre l'influence religieuse. Deux partis en effet ne cessaient d'être en lutte sur cette terre espagnole, menacée, comme l'avait prédit saint Isidore, d'une prochaine inva­sion musulmane. Depuis la promulgation du code civil des Visigoths en 633, au IVe concile de Tolède, le peuple sincèrement attaché à ce qu'il nommait déjà ses Fueros jzsgos [Fori judicia), soutenait franchement la double autorité des rois et des évêques, à laquelle il en était redevable. Par contre, les grands, « les nobles hommes, » comme on disait alors, jaloux de renverser une législa­tion qui limitait leurs privilèges, fomentaient sans cesse des divi­sions, des révoltes, des changements de dynastie. Insensés qui perdaient ainsi, dans des discordes intestines, l'avenir de leur nation et de leur patrie ! L'avènement de Chindaswind était leur ouvrage ; mais le peuple frémissait sous le joug, et les conspirations sem­blaient naître sous les pas du nouveau roi. Pour affermir son pouvoir, il lui fallut recourir à l'autorité épiscopale dont l'influence lui avait jusque-là paru si odieuse. Ce fut l'occasion du VIIe concile de Tolède (646), où vingt-huit évêques, tout en édictant des peines rigoureuses contre les conspirateurs, clercs ou laïques, qui refuse­raient l'obéissance au prince, stipulèrent l'obligation inviolable pour le prince lui-même de rester fidèle à la religion et à la foi catholiques. Un canon spécial, formulé à la requête du roi, pres­crivait aux évêques les plus rapprochés de Tolède de venir chaque mois offrir leurs hommages au souverain 1. Cette curieuse recom­mandation prouve que la cour de Chindaswind n'avait guère jusque-là été fréquentée par les ecclésiastiques. Le monarque se montra reconnaissant; à partir de cette époque, toutes les divisions furent apaisées et saint Eugène, en dédiant au prince une édition revue et complétée de l’Hexameron de Dracontius, pouvait sans flatterie parler de « la très-éminente piété » qui brillait sur le trône 2.

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1 Labbe, Collect. ConciL, Toletan. vu, tom. V, col. 1816-1843. 2. S. Eagen., Epist. ad Chindaswinth., Prolog, in DracontiiHexaemeron; Pair, lai., tom. LXXXVII, col. 570.

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   15. Malgré ce retour à de plus favorables dispositions, Chindaswind, durant les onze années de son règne, paraît s'être tenu en défiance contre les conciles. Après celui de 646, il n'en laissa plus convoquer d'autres. Mais son fils, Récesvrind, adopta une politique complètement différente. Il comprit que le clergé seul pouvait faire équilibre au pouvoir excessif d'une noblesse audacieuse et en­vahissante. Monté sur le trône en 633, il inaugura son règne parla tenue du VIIIe concile de Tolède, où assistèrent cinquante-deux évêques. Des mesures y furent adoptées contre l'oppression tou­jours croissante des nobles. En retour, on abrogeait le serment fait autrefois par toute la nation au IVe concile de Tolède, serment par lequel roi et peuple s'étaient engagés pour eux et leurs successeurs à ne jamais faire grâce aux criminels d'État. Dans un pays où les conspirations étaient en permanence, une pareille loi devenait draconienne, et l'on conçoit qu'il fût nécessaire de l'abroger. Mais il eût été bien préférable d'entrer dans les vues des pre­miers législateurs et de ne pas travailler sans cesse à renverser le roi, sauf à recourir ensuite à la clémence royale. Sous le rap­port dogmatique, il semble que le VIIIe concile de Tolède eut à dresser une profession de foi conforme aux décisions du synode romain de Latran, envoyées par saint Martin à toutes les provinces de l'univers catholique. Dans son allocution préliminaire, Réceswind déclare en général qu'il est attaché de cœur et d'âme à la doctrine orthodoxe, fondée sur la pierre immuable posée par Jésus-Christ comme base de son Église. Après lui, et plus explicitement les pères font profession de foi orthodoxe ; ils anathématisent in globo les sectes de Nestorius, d'Eutychès et des autres hérétiques orien­taux. Cependant ils ne désignent pas spécialement le monothé-lisme ; on remarque seulement qu'ils insistent d'une façon parti­culière sur le dogme de la procession du Saint-Esprit 1. Les IXe et Xe conciles de Tolède tenus l'un en 653, l'autre en 636, n'eurent pas le caractère d'assemblées nationales, bien que Réceswind y assistât en personne. Les seuls évêques de la province ecclésias-

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1 Labbe, ConciV. Toletan. vm ; tom. VI, col. 394.

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tique, sous la présidence de saint Eugène III, y prirent part. Ils se préoccupaient de rétablir la discipline cléricale, facilement ébranlée par des commotions politiques si fréquentes 1. Eugène III ne sur­vécut que quelques mois à la tenue du Xe concile. Sa vie ne nous est que fort imparfaitement connue. Mais les témoignages rendus à sa sainteté sont éclatants et nombreux. Poète chrétien, il a laissé deux volumes de vers, intitulés Miscellanea, qui rappellent l'élégance et la facilité de saint Fortunat2. Pour combattre les derniers fau­teurs de l'arianisme, il avait écrit un traité de controverse de Trinitate, cité par saint Ildefonse comme un chef-d'œuvre, et mal­heureusement perdu pour nous.

 

16. Saint Ildefonse (Hildefonsus, dont les Espagnols ont fait Salut Alphonse et le diminutif Alonso), neveu maternel de saint Eugène III, lui fut donné pour successeur aux acclamations unanimes du clergé et du peuple de Tolède. Dans sa jeunesse, élevé sous la direction de saint Isidore au monastère de Séville, Ildefonse s'était distingué par une pureté angélique et un culte de tendresse pour la sainte Vierge. Doué d'un véritable génie musical, il enrichit la liturgie mozarabe d'hymnes et de chants que l'Espagne encore au­jourd'hui n'a point oubliés. Le style harmonieux et pur de ses ou­vrages rappelle le lait et le miel de saint Ambroise 3. A vingt ans,

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1. Labbe, Concil. Toletan. vin; tom. VI, col. 451 et 459.

2. La fête de saint Eugène III est fixée au 9 novembre. Voici son épitaphe composée par lui-même en forme d'acrostiche. Elle est citée comme un modèle du genre :

m xcipe, Christe potens, discretam corpore mente   S

ci / possim pieei pœnam vitare barathr—

a randis inest culpa, sed tu pietate redunda. . . m

ts lue probra, Pater, et vitœ crimina tollm

2 on sim pro meritis sanctorum eœtibus exu. . . e*

udice te, profit sanclum vidisse tribunac

es is, lector, uno qui sim, dignoscere vers. . . . en ce igna priora lege, mox ultima nosse valebi. . . ce

(S. Eugen. Tolet., Opusc, Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 356.)

3 Les hagiographes donnent à Ildefonse l'épithète déjà consacrée pour saint Ambroise, et l'appellent le doctor mellifluus. [Vit. S. Ildefons. ; Patr. lat., tom. XCVI, col. 43. C.)

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malgré les supplications de son père, dont il était le seul héritier, Ildefonse se fit moine au couvent d'Agali, situé dans un faubourg de Tolède. Appelé ensuite par les suffrages des religieux à la dignité abbatiale, il déploya un zèle, un courage, une vigilance qui pas­sèrent en proverbe. «Plein de mansuétude avec les pacifiques, dit l'hagiographe, il résistait comme une lame d'acier à toutes les violences : »

                    Ensis offensis erat abôas Agaliensis 1.

 

   Son nom devint célèbre dans toute l'Espagne. Nul ne l'égalait en sainteté, en éloquence ; aussi, à la mort d'Eugène III, la popula­tion de Tolède tout entière courut au monastère d'Agali, et ramena en triomphe l'illustre abbé pour le faire asseoir sur le siège épiscopal (657). La vertu et la science y montaient avec lui. Deux sectaires goths venus de Narbonne, Theudius et Helladius, par­couraient alors l'Espagne et y réveillaient le vieux levain du priscillianisme. Ils s'attaquaient surtout au dogme de la virginité immaculée de Marie, semant dans le peuple les plus horribles blasphèmes. Leur propagande rencontrait dans la race juive, si nombreuse en Espagne, d'ardents auxiliaires. Ildefonse composa pour les réfuter son admirable livre de la Virginité perpétuelle de sainte Marie 2, l'un des plus beaux ouvrages qui aient été compo­sés à la louange de la Mère de Dieu. L'effet en fut immense dans toute l'Espagne. Quiricus, évêque de Barcinona (Barcelone), écrivait à saint Ildefonse : « Je revenais d'un long et pénible voyage, brisé de fatigue, tellement accablé que je ne pus reprendre les fonctions de mon ministère. J'avais heureusement sous la main l'exemplaire de votre livre, dont vous m'avez fait présent. Je le lus avec un charme indicible. Comme un parfum céleste, il dissipa toutes mes langueurs. Au souffle du Saint-Esprit qui vous l'a inspiré, j'ai retrouvé mes forces pour servir Dieu et la glorieuse Vierge sa mère 3. » A ces félicitations, l'humble auteur répondait

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1. S. Hildefons., Vita; Pair, lat., toni. XCVI, col. 49. —2.  S. Hildefons., De Virginit. perpel. S. Maria;; Patr. lat., tom. XCV1, col. 54. — 3 Ibid., col. 193; Epist. Quiric. ad Hildefons.

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ainsi : « J'ai fait hommage à mon Seigneur Jésus de la lettre que m'adresse votre béatitude : à Dieu seul toute gloire ! Quant à moi, la conscience de ma misère me tient épouvanté, tremblant, couvert de confusion, aux pieds du souverain juge 1. » La reine du ciel voulut elle-même, d'abord par un intermédiaire miraculeux et plus tard par une apparition personnelle, récompenser la piété de son serviteur. Durant la fête de sainte Léocadie 2 patronne de Tolède, comme Ildefonse priait à son tombeau, entouré du roi Réceswind et d'un peuple immense, la martyre s'élevant de son sépulcre apparut soudain aux yeux étonnés. Elle s'approcha de l'évêque et lui dit : « La vie d'Ildefonse fait la gloire de Marie, ma dame et ma reine. » En 659, Ildefonse avait établi au 18 décembre la fête aujourd'hui connue sous le titre de Exspectatio partus beatœ Virginis. Ce jour-là, comme il se rendait avec tout son clergé à l'office de matines, la basilique se trouva soudain illuminée d'une éblouissante splendeur. La divine Marie apparut assise sur le trône épiscopal: autour d'elle, le chœur des anges et des vierges faisait retentir les voûtes d'une harmonie céleste. « Tu m'as louée digne­ment, dit-elle à son serviteur. Je t'apporte un vêtement de gloire. » de Viris illustribus Après avoir ainsi parlé, la Vierge disparut, laissant sur la chaire de l'évêque une aube d'un tissu merveilleux, que saint Ildefonse revêtit pour célébrer la messe. Le pieux docteur mourut âgé de soixante ans, le 23 janvier 667. Sa mémoire est restée en bénédic­tion, et tous les dévots de Marie connaissent ses ouvrages. Il ajouta au de saint Isidore de Séville un nouveau livre qui ne nous est point parvenu dans son intégrité. Deux autres traités, de Cognitione baptismi et de Itinere deserti3, sont à peu près

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1   Ibid., col. 191 ; Hildefons. ad Quiric. respons.

2   Sainte Léocadie, vierge et martyre, souffrit la mort pour la foi dans la Xe persécution générale, sous l'empereur Dioclétien. Elle est la patronne de
Tolède, où trois églises célèbres lui sont dédiées, la première sur l'empla­cement de sa maison natale, la seconde au lieu où elle fut incarcérée et souffrit le martyre, la troisième sur son tombeau. Durant l'invasion des Maures, ses reliques furent transférées à Oviedo, puis à l'abbaye de Saint-Ghislain dans le Hainaut. Le roi Philippe II les fit ramènera Tolède en 1580; elles reposent aujourd'hui dans la magnifique cathédrale de cette cité.

3. Patr. lat., lom. XCVI, col. 111-194.

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tout ce qui nous reste des nombreux ouvrages que les catalogues anciens lui attribuent.


47. Fructuosus (saint Fructueux), contemporain de saint Ildefonse, avait comme lui cherché de bonne heure dans la vie mo­nastique le secret de la perfection chrétienne. Issu du sang royal des Visigoths, sa naissance l'appelait à toutes les dignités mon­daines ; il leur préféra la solitude du cloître. Élève de la célèbre école de Palentia, fondée par le vénérable évêque Conantius, il passa dans l'étude des saintes lettres les premières années de son adolescence. À la mort de ses parents, il distribua tous ses biens meubles aux pauvres, et fonda sur ses terres patrimoniales sept monastères florissants. Le plus célèbre d'entre eux est celui qu'il dédia sous le vocable des saints martyrs Justus et Pastor, à Complutum (Alcala de Hénarès). II en écrivit lui-même la règle1 et en conserva le gouvernement, jusqu'à ce qu'il y eût établi dans toute sa vigueur l'esprit de mortification et d'obéissance. II se fit alors élire un successeur et se retira dans un ermitage isolé. A son exemple, des multitudes d'âmes se sentaient éprises des charmes de la vie religieuse. On vit des familles entières, les pères avec leurs fils, les mères avec leurs filles, accourir par troupes aux divers asiles ouverts à leur sexe par Fructueux. Le gouverneur de la pro­vince signalait cette émigration « qui menaçait, dit-il, de ne plus laisser personne pour remplir les charges de l'État. » De son côté, poursuivi dans la solitude par tant de disciples avides de recueillir ses enseignements, Fructueux songeait à s'embarquer pour l'O­rient, en quête d'un désert où il pût vivre ignoré. Mais on l'arrêta sur la route, et l'homme de Dieu se vit contraint de céder aux vœux de tout un peuple en acceptant l'évêché de Dume. En 656 le Xe concile de Tolède, auquel il assista, vit se produire un inci­dent étrange. Le métropolitain de Braga, Potamius, dont la répu­tation était restée jusque-là intacte, fit remettre aux pères un mé­moire dans lequel il s'accusait spontanément d'une faute d'impureté demeurée secrète. Appelé devant le concile, Potamius confirma en

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1 S. Fructuos., Régula monachorum ; Pair, lat., tom. LXXXVII, col. 1099.

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pleurant la vérité de son récit, déclara que depuis neuf mois il vivait dans la pénitence, et demanda à être déposé canoniquement. Saint Fructueux lui fut donné pour successeur et se montra sur le siège de Braga ce qu'il avait été à Dume, un modèle vivant d'austérité monastique et de charité épiscopale. Dans sa dernière maladie, on lui demanda s'il craignait la mort. «Non, répondit-il. Bien que je ne sois qu'un misérable pécheur, je regarde la mort comme un passage qui mène à Dieu. » Il se fit transporter à l'église, reçut l'absolution des mains d'un de ses prêtres et demeura le reste du jour au pied de l'autel, couché sur la cendre, les mains élevées vers le ciel. Il mourut dans cette attitude, le 16 avril 659.

 

18. On se rappelle le premier voyage fait à Rome sous le pontificat d'Honorius par un prêtre de Saragosse, Taïo, ami de saint Eugène III et de saint Braulio, disciple comme eux du grand Isidore de Séville1. Après la mort de saint Braulio, le pèlerin de Rome lui fut donné pour successeur et se montra le digne héritier de son siège et de ses vertus. Le roi Chindaswind professait pour lui la même vénération que pour saint Eugène. Lors du VIIe con­cile de Tolède (646), Taïo fut chargé par les pères de se rendre de nouveau à Rome pour y compléter la collection des ouvrages de saint Grégoire le Grand, et en particulier du livre des Morales dont il n'avait pu se procurer auparavant que la première partie. Au moment où l'évêque de Saragosse arriva dans la ville éternelle, le pape saint Martin I venait d'inaugurer son pontificat (649) ; il réunissait contre le monothélisme les textes des docteurs et des pères qui devaient être cités au concile de Latran. La requête de Taïo demandant communication des manuscrits de saint Grégoire fut très-favorablement accueillie par le pape. Mais le manuscrit ne se trouvait pas : les bibliothécaires du saint siège firent d'inutiles recherches dans les archives, et les jours s'écoulaient sans résultat. Un matin, Taïo se rendit près du pontife, entra avec lui dans la bibliothèque, et lui montrant du doigt un écrin (scrinium) : «C'est là, dit-il, que se trouve le manuscrit de Grégoire le

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1 Cf. tom. XV de cette Histoire: pag. 459.

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p162  PONTIFICAT  DE   SAINT  VITALIEN   (051-672).

 

Grand. » On ouvrit l'écrin : il contenait en effet la seconde partie des Morales, ou Commentaires de saint Grégoire sur le livre de Job. « Comment avez-vous pu être si bien renseigné? demanda le pape. — La nuit dernière, répondit l'évêque, je priai les ostiarii (portiers) de me laisser veiller sur le tombeau du bienheureux Pierre prince des apôtres. Ils y consentirent. J'implorais avec larmes son intercession lorsque, au milieu de la nuit, la basilique fut tout à coup remplie d'une lumière si resplendissante, qu'elle faisait dispa­raître celle des lampes allumées autour du tombeau. Aux chants d'une psalmodie céleste, je vis entrer dans l'église des bataillons de saints. Un frisson de terreur parcourut mes veines. Dans l'épouvante je me prosternai, privé de tout sentiment. Bientôt je revins à moi : deux vénérables vieillards m'avaient relevé et me parlaient avec une douceur ineffable. Quel motif vous amène ici, et vous a fait affronter les fatigues d'une périlleuse navigation ? me demandèrent-ils. Sur ma réponse, ils me désignèrent si clai­rement le lieu où étaient les manuscrits cherchés, que je croyais le voir ; et en effet, je le voyais tel qu'il s'offre en ce moment à mes regards. A mon tour, j'osai demander quels étaient ces bataillons de saints qui remplissaient la basilique. Il me fut ré­pondu que c'était tout le cortège des pontifes romains, successeurs de saint Pierre, entourant le prince des apôtres et Paul le docteur des nations. Enhardi par la bienveillance des deux augustes vieil­lards : Vous-mêmes, qui êtes-vous? leur dis-je. Un seul me ré­pondit en ces termes : Je suis Grégoire, dont tu es venu de si loin chercher les ouvrages 1. » Après ce récit, le pape prodigua à Taïo les témoignages de la plus sincère vénération. Il mit à ses ordres des copistes pour reproduire le manuscrit miraculeusement re­trouvé. A son retour en Espagne, Taïo composa en cinq livres, sous le titre de Sententiae2, un résumé complet des œuvres de saint Grégoire le Grand. Il le dédia à l'évêque de Barcelone, Quiricus, le même auquel saint Ildefonse aimait à donner ses livres.

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1 Taion., Visio; Pair, lat., tom. LXXX, col. 990. — 2 Ibid., col. 731.

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