Italie 20

Darras tome 24 p. 333


§ 1. Élection de Pascal II.

 

1. La mort prématurée d'Urbain II laissait le saint-siége dans la situation la plus critique « Lorsque le tyran d'Angleterre, Guillaume l'Eglise et du le Roux, en apprit la nouvelle, dit Eadmer : Maudit soit qui s'en soucie! s'écria-t-il. Mais le successeur d'Urbain II, quel homme est-ce?—On lui répondit que le nouveau pape était un homme dans le genre de l'archevêque Anselme. — En ce cas, reprit Guillaume, par le Saint Voult de Lucques! il ne vaut rien. Mais qu'il soit ce qu'il voudra, la papauté de celui-ci ne me montera pas sur les épaules. Me voilà enfin libre d'agir à ma fantaisie 1. » En effet,

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1 Eadmer., ïlistor. novor., 1. II; Pair. M., t. CLIX, col. 422.

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Guillaume avait grand intérêt, au point de vue de ses convoitises tyranniques, à décliner l'obédience du nouveau pape. Il échappait ainsi à la nécessité de subir le jugement pontifical, dont l'époque avait été fixée au 29 septembre 1099. Dès lors, il se rangea parmi les fauteurs schismatiques de Wibert de Ravenne. Ce dernier n'avait pas perdu une minute. Le lendemain de la mort d'Ur­bain II, il était accouru avec une armée aux portes de Rome et se tenait prêt à un nouveau coup de main. L'insurrection de Bénévent, de Naples et de Capoue, comprimée l'année précédente par Roger de Sicile, releva immédiatement son drapeau césarien. Henri IV de Germanie annonçait sa prochaine arrivée sous les murs de Rome. Les évêques simoniaques, les clérogames s'agitaient en Allemagne, et dans toutes les provinces de l'Italie septentrionale. Pour eux, la loi du célibat ecclésiastique était morte avec Urbain II. L'ère des investitures royales, cet âge d'or de la cupidité vénale et des passions en délire, allait renaître. César allait remplacer le Christ, et l'argent de Simon prévaloir sur le désintéressement aposto­lique. En France, Philippe I et Bertrade, les deux adultères cou­ronnés, se promettaient l'impunité de leur crime. Il n'y eut pas jusqu'à l'empereur Alexis Comnène qui ne triomphât à Constantinople de la mort prématurée d'Urbain II. Cet odieux César s'empressa, en haine de l'Église latine et des croisés, de faire alliance avec les Turcs. Il rendit à Kilidji-Arslan la ville de Nicée, conquise au prix de tant de sang chrétien, et lui promit son con­cours pour chasser d'Asie tous les guerriers de race latine.

 

   2. En de telles circonstances, l'élection d'un nouveau pape ne devait point subir de retards. Voici, d'après le Codex Regius 1, les antécédents de Raynier, cardinal du titre de Saint-Clément, dé­signé par Urbain II lui-même au choix du collège cardinalice.

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1.  Notre siècle est devenu tellement étranger à la science historique, les sources de l'histoire de l'Église sont si peu connues de ceux même qui n'au­raient jamais dû en perdre la mémoire, que de fort bonne foi, et avec uue candeur parfaite, uu certain nombre de lecteurs nous ont témoigné leur étonnement de nous voir attacher taut d'importance aux notices du Liber Pontificalis et à celles du Codex Regius qui en est la suite. « Le Liber Ponlificalis, nous mandait un de ces bienveillants et scrupuleux critiques, est abso-

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« Raynier, dit cette notice, était né à Bléda, dans la province Flaminienne, au diocèse de Viterbe1. Son père se nommait Crescentius et sa mère Alfaria. Dès son enfance, il avait été en­voyé au monastère de Cluny, pour y étudier les lettres. Il y prit l'habit monastique et se distingua surtout dans l'étude de la phi­losophie2. Envoyé à Rome pour les affaires de son monastère par le vénérable Hugues de Cluny, à l'époque où le seigneur pape Gré­goire VII régissait avec une fermeté tout apostolique la mo­narchie du souverain pontificat, summi pontificatus monarchiam, il fut apprécié par ce juge si éminent. Sa gravité, sa pru-

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lement sans valeur. A Rome même, on n'oserait pas le citer. Par conséquent, sa continuation dans le Codex Regius est encore plus suspecte. » Pour rassu­rer les consciences alarmées, nous dirons simplement que toutes les notices du Liber Pontificalis ont été intégralement reproduites par le cardinal Baronius dans ses immortelles Annales, et par Raynaldi, son con­tinuateur. Flenry n'a eu que Baronius pour unique source, dans l'histoire des douze premiers siècles. Il le traduit à sa manière sans le citer que le moins possible; mais le peu qu'il a jugé à propos de dire sur la bio­graphie particulière des pontifes romains est tiré des citations du Liber Pontificalis, faites par ce savant cardinal. Le bollandiste Sollier, dont la com­pétence ne saurait être mise en doute et qui n'a jamais été accusé, tant s'en faut, de partialité en faveur des papes, n'a établi son fameux Conatus ch-nologico-historicus des pontificats romains que sur l'autorité du Liber Pontifi­calis, et sur celle d'un manuscrit exactement conforme à celui du Codex Regius, faisant alors partie de la bibliothèque des anciens Bollandistes, dont il reproduit, dans l'histoire de chaque pape, des fragments plus ou moins considérables. Muratori, dont ou ne contestera non plus ni l'éruditiou ni la compétence, a soigneusement recueilli, en un volume spécial de sa grande collection De Scriptoribus Italicis, tous les fragments qu'il avait pu rencontrer du Liber Pontificalis et de ses continuations. Ughelli a fait de même. Ciaconius (Chacon), Oldoïni, Onofrio Panvini, Novaês et les divers biographes des papes out tous puisé à cette source. De nos jours, le docteur Watterich a exploré les diverses bibliothèques d'Italie et d'Allemagne pour arriver à com­pléter ce monument d'une importance historique sans égale. Nous prions donc nos lecteurs de se rassurer sur la valeur intrinsèque du Liber pontifi­calis. Il a toujours été, il est encore et sera jusqu'à la fin des siècles, la base fondamentale de toute histoire catholique de l'Église.

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1   Novaës, Pascal II, papa 167, Storia de' Sommi Pontefici, t. II, p. 302.

2   C'est probablement ce qui faisait dire aux courtisans de Guillaume le Roux que le nouveau pape était un homme dans le genre de saint Anselme de Cantorbéry.

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dence, la sainteté de sa vie, les ressources de son intelligence frappèrent le grand pape. Il retint près de lui le jeune religieux, le mit à l'épreuve, et le trouvant tel qu'il l'avait d'abord jugé, l'or­donna prêtre et lui conféra le titre cardinalice de Saint-Clé­ment1. » Sous le pontificat d'Urbain II, le cardinal Raynier avait été, comme nous l'avons vu2, envoyé en qualité de légat aposto­lique en Espagne près du roi Alphonse VI le Vaillant. Dans un concile de la province de Léon, rassemblé sous sa présidence, il avait obtenu du fier monarque la réintégration de I'évêque de Compostelle Didacus (Diego), proscrit depuis trois ans par Alphonse et injustement déposé par le légat infidèle Richard de Saint-Victor. « A la mort du magnanime Urbain II, ce pape de solennelle mé­moire, solemnis memoriœ, reprend la notice pontificale, l'église Romaine témoigna unanimement le désir d'avoir Raynier pour pasteur. Dans cette pensée, les cardinaux-évêques, les diacres et les princes de la ville, primores urbis, les primiscrinii (officiers de la chancellerie apostolique) et les notaires régionnaires, scribae regionarii, se réunirent dans l'église de Saint-Clément, titre car­dinalice de Raynier. Bien que beaucoup d'autres noms fussent mis en avant, le sien réunit tous les suffrages. Mais l'humble et pieux cardinal, à la première nouvelle de ce qui se passait, prit la fuite et se tint soigneusement caché. Cependant Dieu ne per­mit pas que, prédestiné au salut d'un si grand nombre d'âmes, il pût se dérober aux recherches dont il était l'objet. On découvrit le lieu de sa retraite, et le fugitif se vit porter, malgré sa résistance, au milieu de l'assemblée (13 août 1099). Comme les cardinaux lui reprochaient son évasion : Mes pères, dit-il, c'était un devoir pour moi de prendre la fuite. En toute sincérité, je me   crois incapable  de  porter  le fardeau

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1 Codex Reghis et Mazarimeus. Cf. Wattericli, Vit. Pontifie. Rom., t. II, p. 1 ; Baronius, Annal., t. XII, p. 2. — Muratori (Rerum. Italie. Scriptor.) a publié de même cette notice pontificale, dont il attribue la composition au cardinal Pierre de Pise. Inutile d'ajouter que Ciaconius, Sollier, Novaës, la reproduisent également. Cf. Vita Paschalis II; Patr. lat., t. CLXIII, eol. 14-28.

2. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 92.

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qu'on veut m'imposer. Ma conscience ne me permet pas d'ac­cepter la ceinture d'honneur, symbole d'une charge sous laquelle je succomberais. — Non, répondirent les pères, vous n'avez pas le droit de refuser. Vous devez soumettre votre volonté aux desseins de la providence et de la sagesse divine. Le peuple romain vous demande pour pasteur, le clergé vous choisit, les princes et les cardinaux vous acclament : sur vous reposent toutes les espérances de l'Église. Dieu seul peut produire une telle unanimité. En son nom et par son autorité, nous tous, rassemblés ici, nous vous élisons encore et nous confirmons votre élection au souverain pontificat. » Raynier n'en persista pas moins dans son refus; mais sans en tenir compte les primiscrinii et les notaires régionnaires, lui imposant un nom pontificalle proclamèrent à trois reprises en ces termes: Saint Pierre a élu Pascal pour pape; Paschalem papam sanctus Petrus elegit. La multitude immense redit cette acclamation, en y joignant un concert d'éloges. Le nouvel élu fut revêtu par les cardinaux de la chlamyde de pourpre, chlamyde coccinea; on lui imposa la tiare sur la tête, et au chant des hymnes sacrés, il fut conduit processionnellement au Latran 1. »

 

3. « Il descendit de cheval, reprend la Notice, à la porte de la basilique constantinienne du Sauveur, et fut intronisé sur la chaire des pontifes.  La procession reprit sa marche jusqu'au portique du palais patriarcal. L'élu en monta les degrés, et les cardinaux le firent asseoir successivement sur les deux sièges curules. » — «L'un de ces sièges, dit le savant cardinal Bellarmin, était de simple pierre sans ornements. Pendant que le nouveau pon­tife y était assis, le chœur chantait les versets du Psaume exil : Suscitans a terra inopem et de stercore erigens pauperem ; ut collocet eum cum principibus, cum principibus populi sui2. De là, le nom de sedes stercoraria, donné à ce siège symbolique. L'autre était de porphyre. Quand l'élu y avait pris place, on lui remettait les attri-

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1 Watterich et Cod. Reg., toc. cit.

2. Psalm. CXII, 7-8. « Le Seigneur a fait surgir de terre l'indigent; il a tiré le pauvre du fumier de Job, afin de le placer parmi les princes de son peuple. »

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buts du souverain pontificat1. »

 

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§ II. Alarmes  et Dangers.

 

   5. Tous les catholiques dans le monde entier s'associèrent à l'allégresse de Rome; mais parallèlement à cette joie sainte, les schismatiques se réorganisaient pour une lutte formidable. « Le vénérable Urbain II ayant émigré de ce monde, dit Bernold, le seigneur Pascal lui fut donné pour successeur. Sa promotion eut tous les caractères d'une œuvre vraiment divine, et cette heureuse nouvelle, partout répandue, combla de joie les catholiques. Il cé­lébra la Nativité du Seigneur (25 décembre 1099) à Rome, dans une grande paix: et à cette époque on reçut en Germanie les lettres apos­toliques par lesquelles il confirmait le vénérable Gébéhard, évêque de Constance, dans les fonctions de légat du saint-siége pour les provinces teutoniques 2. » En France, Ives de Chartres applau­dissait de même à l'avènement de Pascal II. « Votre paternité, lui écrivait-il, vient d'être promue au trône apostolique, pour succéder au pape Urbain II de bienheureuse mémoire 1. Cette nouvelle a comblé de joie notre médiocrité, nostra parvitas congratulatur : je rends à la divine Providence les plus vives actions de grâces pour cet heureux avènement, et ne cesse de prier le Seigneur dans mes oraisons quotidiennes, afin qu'il comble votre pontificat de ses bénédictions. Nous avons connu dans le passé votre dévouement à la sainte Église et votre zèle pour la maison de Dieu. Aussi en

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1 Godex Reguis, "Watterich, loc. cit.

2. Bernold., Clwonic; Pair. Ut., t. CXLVIII, col. 1431.

3. On voit que les précédentes difficultés de saint Ives de Chartres avec le siège apostolique n'empêchaient pas le vénérable évêque de rendre justice à la sainteté personnelle d'Urbain II.

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apprenant votre exaltation sur le siège apostolique, je serais allé sur-le-champ porter mes hommages à votre paternité, mais la situation pleine de périls où je me trouve m'a retenu. Je courrais risque de perdre sinon la vie, au moins la liberté, en faisant le voyage de Rome sans m'être engagé préalablement, vis-à-vis du pouvoir qui règne en France, à vous dissimuler la vérité sur les affaires de ce pays. Or je ne veux pas risquer la perte de mon âme par une dissimulation mensongère. La négation tant repro­chée au prince des apôtres ne consista point à nier que le Christ fût réellement le Christ, mais seulement à nier que Pierre lui-même fût disciple du Christ. En attendant qu'il me soit donné de vous voir, je supplie votre révérence d'accueillir favorablement l'humble religieux qui vous transmettra cette lettre, et d'ajouter foi aux renseignements que je l'ai chargé de vous mander en toute sincérité pour le plus grand bien de l'Église 1. » Geoffroi, cardinal abbé de Sainte-Prisca de Rome en même temps que du monastère français de la Trinité de Vendôme, mandait également au nouveau pape que la persécution organisée en France contre les fidèles serviteurs du saint-siége l'empêchaient d'aller en personne lui faire serment d'obédience. Voici ses paroles : «Au très-aimé seigneur et vénérable pape Pascal, Geoffroi son fils dévoué en tout, amour et obéissance. — J'étais sur le point, très-excellent père, de partir pour Rome. L'ardeur du désir qui me portait vers vous ne saurait s'exprimer par la parole : la promptitude avec laquelle je fis mes préparatifs de départ en serait un meilleur témoignage. Mais plus forts que ma volonté, des événements contre lesquels je cherche vainement à réagir me contraignent à renoncer pour le moment à mon pro­jet de voyage. Il y a en France certains nobles personnages qui se conduisent d'une manière ignoble. Dans le nombre je compte des parents proches 2, mais par leurs mœurs et leurs actions combien ne me sont-ils pas étrangers ! Leurs violences contre le

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1  S. Ivon. Carnot. Epist. lxxxi; Pair, lai., t. CLXII, col. 103.

2  Geoffroi de Vendôme était allié à la famille royale de France, comme petit-fils de Robert de Bourgogne. (Cf. Gall. Christian., t. VIII, p. 1368; Patr. Int., t. CLVII, col. 9.)

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monastère de Vendôme, placé sous la juridiction immédiate du bienheureux Pierre, redoublent en ce moment. Je suis donc obligé de rester sur la brèche. Aussitôt que j'aurai pu triompher
de ces nouvelles attaques, ce sera pour moi une consolation inef­fable de courir aux pieds de votre sainteté. En attendant, très-pieux père, daignez honorer votre humble serviteur d'une lettre apostolique qui puisse nous protéger, je ne dirai pas contre l'in­humanité, mais contre la férocité sauvage, imo bestialem sœvitiam,
de nos tyrans. Sans votre autorité, il nous sera impossible de réfréner leur fureur 1.»

   6. On peut comprendre, d'après ces lettres de saint Ives de Chartres et de Geoffroi de Vendôme, le triste état où se trouvait alors l'église de France sous le joug simoniaque de Philippe I et de Bertrade, sa complice adultère. La mort d'Urbain II provoqua de leur part une recrudescence de persécution contre les catho­liques fidèles. Peut-être de sa personne le faible roi, dont l'his­toire constate la mollesse et la voluptueuse inertie, demeura-t-il étranger aux violences sauvages dont Geoffroi de Vendôme se plaint si énergiquement, et dont saint Ives de Chartres se trou­vait lui-même menacé. Le servilisme subalterne avait tant d'inté­rêt à la spoliation des évêchés et des monastères, qu'on peut rejeter sur lui la plus grande part de responsabilité dans ces désordres. Les passions d'un souverain, quelque honteuses qu'elles puissent être, trouvent toujours des instruments prêts à en attiser la flamme et à en exagérer les excès. La situation se dessinait sous un jour non moins sinistre en Angleterre. Déjà nous avons cité le mot de Guillaume le Roux, à la nouvelle de la mort d'Urbain II et de l'élection du nouveau pape 2. Ce mot de colère et de brutalité n'était dans la pensée du monarque qu'un épouvantail destiné à faire écho. Sa politique se réservait d'atténuer par des négocia­tions ultérieures ce que le mot avait de trop dur, tout en profitant, s'il était possible, de l'effroi qu'il aurait pu causer. Ce ne fut

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1. Goffrid. Vindocin., Epist. u, 1. I; Patr. lat., t. CLVII, col. 35-37. 2. Cf. n° 1 de ce présent chapitre.

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point directement au pape qu'il s'adressa, mais à l'archevêque Hugues de Lyon, qui jusqu'à la mort d'Urbain II avait exercé les fonctions de légat apostolique dans les Gaules. Voici comment saint Anselme raconte ce nouvel incident diplomatique dans une lettre à Pascal II. « Si je n'ai point encore envoyé à votre celsitude un message pour lui transmettre les sentiments de joie et de reconnaissance envers Dieu qu'a fait naître en notre âme la nouvelle de votre exaltation, c'est qu'au moment où le fait nous fut connu, un député du roi d'Angleterre venait s'abou­cher avec le vénérable archevêque de Lyon. Les propositions qu'il faisait, de la part de son maître, étaient inacceptables, et furent rejetées. L'ambassadeur demanda alors un sursis pour aller prendre de nouvelles instructions près du monarque et revenir aussitôt à Lyon. J'attendis son retour, afin de pouvoir porter à votre connaissance la résolution définitive du roi. Mais l'ambassadeur ne revint pas. Votre sainteté connaît les faits de la cause. Je les ai exposés plusieurs fois au seigneur pape Urbain II et au collège cardinalice, durant mon séjour à Rome, ainsi qu'il vous en souvient. Depuis mon départ d'Angleterre, le roi a envahi tous les biens ecclésiastiques de l'archevêché de Cantorbéry; il s'est emparé de tous les revenus, ne fournissant à chaque religieux qu'une taxe (pension) à peine suffisante pour le vivre et le vêtement. Ni les monitions ni les prières du seigneur pape Urbain n'ont pu le faire changer de système ; il s'est moqué des supplications comme des monitoires, et il persiste dans ses injustes errements. Voici la troisième année de mon exil : le peu que j'avais apporté d'Angleterre, les grosses sommes qu'il m'a fallu emprunter depuis et dont je reste débiteur, tout est dépensé. Je dois plus que je ne possède, et ne vis que des largesses du vénérable archevêque de Lyon, près duquel je trouve la plus généreuse hospitalité. Si j'entre dans ce détail, ce n'est point que je désire retourner en Angleterre ; mais j'aurais craint quelque reproche de votre sainteté si je ne lui avais, en toute simplicité, fait connaître ma situation personnelle. Je vous prie donc et vous supplie, avec toute l'affection dont je suis capable, de ne jamais

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m'obliger à rentrer à Cantorbéry, tant que le roi ne s'engagera point à me laisser la faculté de suivre la loi de Dieu, les règles cano­niques et les décrets du saint-siége ; à remettre entre mes mains les terres de l'église et à restituer les revenus injustement usurpés. Mon retour en Angleterre, sans ces deux conditions préalablement acceptées, passerait dans l'opinion pour une désertion de la cause de Dieu; on ne manquerait pas de dire que la spoliation dont j'ai été victime, uniquement pour avoir sans l'assentiment du roi fait une visite canonique au saint-siége, était juste et légale. Ce serait laisser à la postérité un exemple aussi dangereux en pratique qu'exécrable en principe. On me dit quelquefois : Mais pourquoi n'excommuniez-vous pas le roi d'Angleterre? — Des conseillers plus intelligents et plus sages me détournent avec raison de cette mesure, parce qu'en effet il ne m'appartient pas d'être juge et partie dans une telle cause. C'est moi qui porte la plainte, je ne puis être mon propre vengeur. Enfin, ceux de nos amis qui sont restés à la cour de Guillaume nous mandent qu'une sentence d'excommunication lancée par moi n'aurait d'autre effet que d'ex­citer les railleries du prince et la dérision des courtisans. Votre autorité apostolique jugera. Nous ne cessons de prier le Dieu tout-puissant pour qu'il éclaire vos voies et dirige vos actes, et que son Église sainte jouisse de longues années, sous votre gou­vernement, de la concorde et de la prospérité. Amen1. »

 

   7. D'Allemagne ne tardèrent point à venir des nouvelles non moins désastreuses. On eût dit que la mort d'Urbain II était le signal attendu par tous les ennemis du saint-siége pour concentrer leurs forces dans une ligue commune et faire prévaloir les portes de l'enfer contre l'Église de Jésus-Christ. C'est le chroni­queur Bernold qui nous fournit, à sa dernière page, immédiatement après la mention des fêtes de Noël pacifiquement célébrées à Rome en 1099 par le nouveau pape, les tristes détails qui suivent. « En Germanie, dit-il, le vénérable abbé Manégold fut, hélas ! frappé à mort dans son monastère de Saint-Georges d'Isen, près

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1. S. Anselni. Cantuar., Epist. XL, 1. III; Pair, lat., t. CLIX, co). 74.

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de Hess, par le poignard d'un faux moine. Ce fut le XV des calendes de mars (13 février 1100), premier jour de carême, que cet attentat fut perpétré. Manégold survécut à sa blessure jusqu'au samedi suivant (18 février), et il mourut, embrassant avec grande joie la croix et la couronne du martyre. Avec cet héroïque dé­fenseur de la foi catholique en Allemagne, la fidélité au siège apostolique sembla disparaître. Les sentences d'excommunication portées contre les fauteurs du schisme ne furent plus res­pectées : on vit des religieux, des prêtres, des évêques, jusque-là signalés pour leur dévouement à la cause catholique, faire volte-face et solliciter la faveur des simoniaques. Cette apostasie consterna les vrais fidèles, mais la sainte Église ne per­sévéra pas moins dans son obéissance au siège apostolique. Les nouveaux Judas eurent le sort de leur devancier. La trahison de l'infâme Iscariote ne fit qu'affermir les apôtres dans leur dévoue­ment au divin Maître ; il en fut de même des Judas de la Germa­nie. A cette époque, leur arriva un complice en la personne du schismatique Otto (de Hohenstaufen) évêque, de Strasbourg. Il revenait de la croisade; mais son pèlerinage au tombeau du Sei­gneur ne l'avait point converti. La mort le surprit inopinément, et il vit son dernier jour (3 août 1100) sans avoir eu, dit-on, le temps de se repentir 1. » Telles sont les dernières paroles tombées de la plume du fidèle chroniqueur Bernold, ce pieux moine de Saint-Blaise au diocèse de Constance, dont le récit nous a servi de guide durant la période si agitée des pontificats de saint Grégoire VII et des bienheureux Victor III et Urbain II. Il quitta le scriptorium de son monastère pour s'étendre sur la planche dure qui lui ser­vait de lit, et mourir à la façon bénédictine sur une couche de cendres, dans la paix du Seigneur, le 16 septembre 1100. Ses yeux mortels eurent pour dernier spectacle la recrudescence du parti de l'iniquité; il ne devait jouir qu'au ciel du triomphe de l'Église.

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