Darras tome 11 p. 372
§ IV. Chrysostome et Gaïnas.
53. Il était nécessaire de rappeler ces faits pour donner une idée exacte du milieu dans lequel saint Jean Chrysostome, lors de sa promotion au siège de Constantinople, se trouva tout à coup jeté. La
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1. Voici les paroles mêmes de Rutilius :
Nec iantum Gelicis grassatus proditor arffiitt
Aniœ Sibyllince fata cremavit opis. Odimut Althœam consumpli funere torrit,
Nisœum crinem fiere putanlw aveu. At Stilicho œierni fatalia pignOra requit Et plenas voluit prcecipitare co.'os. (Rutii., Itintr.)
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notion qu'en a présentée la critique moderne est aussi insuffisante qua superficielle. «Chrysostome, dit M. A. Thierry, fut un sujet d'étonnement pour une société débauchée qui passait une partie de la journée à table, et où le bon ton voulait qu'on se montrât ivre dès le matin; pour une société fière de sa richesse et de son luxe; pour une cour frivole et galante où l'on s'occupait du gouvernement de J'Église au milieu des plaisirs. » Cette appréciation, disons-le de suite, ne montre qu'un seul côté et le moins sérieux de la situation véritable. En fait, la cité de Constantinople offrait des divisions profondes et des antagonismes irréconciliables. A l'époque où Chrysostome y mit le pied pour la première fois, quatre partis religieux se disputaient le pouvoir : celui des païens dont nous venons de constater la violence ; celui des Novatiens dont l'évêque titulaire, Sisinnius, trônait sur sa chaire pontificale et se prétendait le seul évêque légitime de Byzance; celui des Ariens qui n'avait plus, il est vrai, depuis Théodose, le droit légal de conserver un évêque titulaire dans la ville même, mais qui se trouvait maintenant fortifié, comme nombre et comme crédit, par l'invasion universelle des Goths dans la cité, et leur admission aux charges les plus importantes et aux dignités les plus élevées de l'empire. On sait que, depuis l'évêque Ulphilas, la nation des Goths s'était faite arienne. En face de ces trois partis toujours prêts à se donner la main pour écraser le catholicisme, Jean Chrysostome avait à porter d'une main ferme et intrépide le drapeau de la vraie foi. La difficulté ne se bornait donc point à faire accepter la morale évangélique à une société débauchée et fière de ses richesses. Il fallait prêcher le nom de Jésus-Christ aux païens, la véritable doctrine aux hérétiques, résister aux attaques des uns et des autres et enfin préserver le troupeau fidèle du double danger de la séduction et de l'erreur. Le clergé de Constantinople, dans les quarante années de domination exclusivement arienne qui s'étaient écoulées depuis Constantin le Grand jusqu'à saint Grégoire de Nazianze, avait perdu la régularité des mœurs et le respect pour les canons ecclésiastiques. Durant cette longue période d'agitations et de troubles, l'épiscopat de l'Asie s'était recruté, ainsi que nous l'avons dit précédemment, parmi des
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sujets ou indignes, ou ignorants, ou mercenaires, au gré des caprices de Constance, de Valens et de leurs successeurs. Le court passage de Nectaire sur le siège de Constantinople n'avait pu, on le conçoit, guérir subitement des plaies si invétérées. Chrysostome héritait donc très-réellement des difficultés presque insurmontables contre lesquelles s'était brisé avant lui l'illustre Grégoire de Nazianze, avec cette différence toutefois que Chrysostome était vraiment un administrateur et qu'il connaissait à fond l'art de gouverner les esprits et de manier les hommes. Il procéda fort méthodiquement et avec une admirable sagesse. Son premier soin fut d'organiser dans les provinces d'Asie restées païennes des missions catholiques, sous la direction de prêtres instruits et zélés. Constantius fut envoyé en Phénicie avec une légion de catéchistes et d'apôtres, pour seconder les efforts du bienheureux Porphyre, évêque de Gaza. Une autre colonie de missionnaires fut dirigée à travers les différentes tribus des Goths et des Scythes, pour enseigner aux uns le nom de Jésus-Christ, aux autres la vérité orthodoxe dénaturée par l'Arianisme. En même temps, Chrysostome réformait le clergé de Constantinople et supprimait, aux applaudissements unanimes, l'abus ces agapètes, ou femmes sous-introduites, dont nous avons parlé précédamment
49. A ce propos, qu'on nous permette de regretter un mot profondément regrettable, échappé à la plume de M. A. Thierry parmi tant d'autres imputations erronées ou malveillantes. L'Église catholique célèbre chaque année, le 17 décembre, la mémoire de sainte Olympias, dont le nom et le culte demeureront à jamais immortels. Dans le portrait de fantaisie tracé de saint Chrysostome par M. A. Thierry, Olympias fut simplement la « diaconesse préférée » du grand archevêque 1 ! C'est trop on trop peu. Voici la
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1 Noté devons à ta vérité de dire qu'en poursuivant le cours de son étude sur saint Jean Cbrysostome, M. A. Thierry semble revenir de temps en temps sur les imputations absolues des premières pages. Mais il le fait en trouvant moyen d'aggraver encore davantage les griefs. Ainsi, après avoir écrit ce mot de « diaconesse préférée, » qui figure à la page 282, il écrit, page 290, la phrase suivante : « Sans doute Chrysostome eut des travers, il eut même des vices qui firent son malheur, l'orgueil, le ressentiment, l'amour effréné
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vérité. Sous le règne de Théodose le Grand, une jeune patricienne, nièce de la femme d'Arsace, roi d'Arménie, faisait l'admiration de toute la ville de Constantinople par sa beauté et sa vertu. Elle avait été élevée dans la piété par la sœur de saint Amphiloque. Grégoire de Nazianze lui trouva une intelligence si riche et des qualités si solides qu'il voulut compléter lui-même son éducation reli- gieuse. A dix-huit ans, Olympias, c'était son nom, fut mariée, sous les auspices de Théodose, au préfet de Byzance, Nebridius. Les deux époux étaient dignes l'un de l'autre. Pallade, dans son Historia Lausiaca, nous apprend que d'un concert mutuel ils observèrent la continence parfaite. Après vingt mois de cette union angélique, Nebridius vint à mourir. Olympias veuve à vingt ans, maîtresse d'une immense fortune, se vit bientôt poursuivie par une foule de prétendants. Théodose voulut lui faire accepter la main d'un espaguol de sa famille, nommé Elpidius. Olympias répondit à l'em-pereur : « Si Dieu eût voulu me destiner à vivre dans le mariage, il ne m'aurait pas enlevé mon premier époux. L'événement qui a brisé mes liens me montre la voie que la Providence m'a tracée ; c'est celle de la viduité chrétienne. » Théodose, ne parut point touché de ces raisons. Il crut peut-être à une ferveur juvénile, plus exaltée que durable. Pour la mettre à l'épreuve, il ordonna que les biens d'Olympias seraient administrés par l'intendant du domaine impérial jusqu'à ce que celle-ci eût atteint l'âge de trente ans. La mesure était tyrannique; elle fut exécutée avec une rigueur qui en exagérait encore la dureté. Le fonctionnaire, chargé d'administrer la fortune mise sous séquestre, s'arrogea une autorité despotique sur la personne même d'Olympias. La noble veuve n'eut plus
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de la domination mais jamais rien de bas ne monte dans son cœur. » Comme si l'orgueil, le ressentiment, l'amour effréné de la domination, les vices enfin, n'étaient pas, pour un chrétien, choses essentiellement basses. Après cette déclaration de circonstances atténuantes, le moderne critique, page 301, se décide à faire un quasi éloge d'Olympias, où cette sainte nous est représentée comme une « enthousiaste sans laquelle rien ne se décidait dans l'Église, et qui voyait dans la personne de l'évêque de Constantinople plus qu'un père et presque un Dieu. » Franchement, nous aimerions mieux la brutalité impie d'un ennemi déclaré de l'Église, que ces cauteleuses tergiversations et ces équivoques revirements.
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la liberté d'aller à l'église, ni de converser avec l'évêque Nectaire. Elle se soumit humblement à ces vexations subalternes, dont le but réel était de l'amener par la fatigue et le dégoût à consentir au mariage proposé. Mais tout en conservant l'impassibilité de son attitude vis-à-vis d'un geôlier de bas étage, elle crut devoir tenir directement à l'empereur un langage digne d'elle et de lui. Elle lui fit donc parvenir la lettre suivante : « Je vous rends grâces, seigneur, d'avoir daigné vous charger de l'administration de ma fortune. C'est un lourd fardeau dont vous m'avez débarrassée. Votre bienveillante sollicitude n'est pas seulement d'un empereur, elle est digne d'un évêque. Couronnez votre œuvre, en faisant distribuer mes biens aux pauvres et aux églises ; c'était là ce que j'eusse fait moi-même. Vos agents, plus expérimentés en affaires, s'acquitteront mieux que moi de cette tâche. Vous m'éviterez d'ailleurs les tentations de vaine gloire que ces sortes de distributions entraînent toujours après elles. » Théodose lut cette lettre: il comprit qu'il avait eu tort, et comme il n'était pas de ces princes qui rougissent de désavouer une mauvaise action, il répara immédiatement la sienne en rendant à Olympias sa fortune et sa liberté. La jeune veuve avait alors vingt-trois ans. Au lieu de distribuer en bloc ses immenses richesses, elle en conserva la propriété et les administra elle-même en qualité d'économe des pauvres, lesquels en touchèrent fidèlement les revenus. Elle affranchit tous ses esclaves ; mais ils voulurent malgré elle continuer à la servir. Ils demeurèrent dans son palais; elle ne se distinguait d'eux tous que par une plus grande simplicité de vêtements et une humilité plus profonde. Nectaire l'attacha à l'Église en qualité de diaconesse. Chrysostome succéda à Nectaire : Olympias avait alors près de cinquante ans. II y en avait trente qu'elle vivait de pain, de légumes et d'eau, passant les journées à soulager toutes les douleurs et toutes les misères d'autrui, s'étant elle-même volontairement réduite à la pauvreté pour servir Dieu dans la personne des pauvres. « Le fleuve de sa charité avait répandu ses flots sur tous les rivages de l'univers 1. » Les
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1 Cette parole est de saint Chrysostome lui-même, dans une lettre qu'il écrivait de son exil à la noble veuve.
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évêques des diocèses les plus lointains, en abordant Olympias, se prosternaient comme devant l'image vivante de la providence de Dieu. Un jour, Théophile d'Alexandrie, Acace de Bérée et Severianus de Gabala, ceux-mêmes qui devaient poursuivre si cruellement saint Chrysostome, s'agenouillèrent ainsi devant l'humble femme. « Mais, dit un auteur contemporain, il ne sied point de donner le nom de femme à cette âme vraiment virile qui s'est élevée au-dessus de toutes les faiblesses de son sexe 1. » Voilà ce qu'était Olympias. Par elle, Chrysostome rétablit dans l'ordre des diaconesses la régularité de vie et la sainteté primitive de l'institution. Par elle, il éleva à Constantinople un hôpital pour les malades, un hospice pour les vieillards, un asile pour les orphelins, des maisons de refuge, de retraite et d'éducation dans le genre de celles qu'autrefois saint Basile avait établies à Césarée. La charité d'Olympias suffisait à tout, parce que, comme toute charité vraie, elle était contagieuse et qu'elle ouvrait des ressources nouvelles à mesure qu'elle épuisait les anciennes. Ce fut Olympias qui pourvut aux frais des missions envoyées par Chrysostome en Syrie, chez les Goths et chez les Scythes. Ce fut Olympias qui se préoccupa des misères causées par les tremblements de terre si fréquents alors, et qui pourvut à la subsistance de populations entières. On disait d'elle qu'il n'y avait pas aux extrémités du monde un captif, un proscrit, dont elle n'eût secouru la détresse. On disait encore : «L'impératrice Eudoxia reçoit les adulations de l'univers, mais la veuve Olympias entend les soupirs et reçoit les bénédictions de l'univers 1 » — « Telle fut, ajoute Pallade, cette héroïne de la foi chrétienne à Constantinople. C'est à juste titre que son nom est inscrit parmi ceux des confesseurs et des martyrs. Elle est morte dans les souffrances, mais elle triomphe avec les élus dans un bonheur inaltérable 2. » Le lecteur peut maintenant apprécier tous les sous-entendus qui se cachent sous l'ironique épithète de «diaconesse préférée, » dont la moderne critique a gratifié l'illustre et sainte mémoire d'Olympias.
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1 Dialog. de Vita Ckrysostomi, cap. XVI; Pavrol. grœc, U XLYII, col. 80. — 2. Pallad., Histar. Laïuiaca.
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55. Les tremblements de terre dont nous venons de parler se produisirent, vers la fin du Ive et du Ve siècle, avec une continuité presque ininterrompue et dans des circonstances vraiment formidables. Le récit de la catastrophe qui ruina de fond en comble la ville de Nicomédie nous épouvante encore à distance. «Au lever du soleil, dit un auteur païen, le ciel se couvrit d'une vapeur épaisse et fétide. Toute clarté disparut; on marchait à tâtons. Comme si le Dieu suprême se fût appliqué à lancer la foudre de sa propre main et à déchaîner à la fois tous les vents, une effroyable tempête fit mugir les montagnes et retentir les rivages de la mer sous les coups furieux des vagues. Des trombes, des typhons accompagnaient les secousses du sol, arrachant de leurs fondements les plus solides édifices. Les maisons de Nicomédie étagées en amphithéâtre sur les flancs d'un coteau croulaient les unes sur les autres, avec un horrible fracas. L'écho redisait les cris déchirants des époux appelant leurs femmes, des mères leurs enfants, des enfants leur père. Vers la deuxième heure du jour (huit heures du matin), le ciel reprit sa sérénité ordinaire et l'œil put mesurer l'étendus du désastre. Les uns avaient été écrasés sous les décombres, d'autres étaient ensevelis jusqu'aux épaules sous les débris amoncelés. Des cadavres étaient suspendus en l'air au bout des solives qui les avaient transpercés. Des familles entières étaient emprisonnées sous les charpentes écroulées. L'incendie survint avant qu'on eût pu organiser de secours. Durant quarante jours et quarante nuits, la flamme dévora tout ce qui avait été Nicomédie 1. » Ce désastre survenu vers la fin du règne de Constance, avait laissé en Orient des souvenirs pleins de terreur. Or, dans les premières années du règne d'Arcadius, By-zance elle-même fut menacée d'un sort pareil. « Un serviteur de Dieu avait eu, dit saint Augustin, une vision dans laquelle il lui avait été révélé que la ville était menacée, pour un jour fixe, de périr par le feu du ciel. Il en prévint l'évêque (c'était alors Nectaire). Celui-ci ordonna des prières et un jeûne public. Comme autrefois à Ninive, tout le monde prit le deuil. On attendait dans
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1. Ammian. Marcellin.., lib. XVII, cap. vu.
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une angoisse inexprimable le jour indiqué. Il vint. Le soir, à l'heure du crépuscule, un nuage enflammé parut à l'est, s’avançant dans la direction de la cité qu'il couvrit bientôt tout entière. Une odeur intolérable de soufre brûlé se répandit dans l'atmosphère sillonnée à chaque instant par des jets de flamme. Ce fut une terreur, une épouvante indicible. On se précipitait dans les églises pour y recevoir les sacrements; on baptisait dans les rues. Tous attendaient la mort. Cependant, après une heure qui sembla un siècle, le nuage enflammé se dissipa et tout rentra dans le calme. Mais, le samedi suivant, nouveaux symptômes sinistres. Cette fois, la population se précipita comme un torrent par toutes les portes, abandonnant la cité. L'empereur lui-même avait donné l'exemple; tous l'imitèrent. Epars dans la campagne, les milliers de fugitifs s'agenouillèrent en priant, les yeux tournés vers Constantinople. En ce moment, une épaisse fumée semblait s'élancer du sein de la ville déserte. Un cri de désespoir se fit entendre. Ou croyait que des flammes souterraines, jaillissant des entrailles du sol, allaient réduire en cendres la capitale de l'Orient. Il n'en fut rien. Les phénomènes effrayants se dissipèrent peu à peu, le ciel reprit son calme habituel et Constantinople était saine et sauve. » Il n'en fut pas de même en l'an 400. Un tremblement de terre, annoncé par un craquement épouvantable et bientôt suivi d'éruptions ignées, renversa un tiers de la ville. La mer soulevée et bondissante inonda le faubourg dit de Chalcédoine et les quartiers bas de la cité, pendant que l'incendie dévorait les édifices bâtis sur les hauteurs. Aux horreurs de la nature en convulsion, se joignirent celles du pillage. Des misérables, comme il s'en trouve toujours au milieu des calamités publiques, profitaient de la désolation universelle pour s'enrichir de la ruine de tous. La population avait fui. Seul Chrysostome était resté à son poste. Il se présenta devant les pillards, avec la majesté de sa vertu et de son éloquence. A sa voix, les ravisseurs laissèrent échapper de leurs mains les trésors qu'ils avaient volés. Le grand évêque se constitua le gardien de ces dépouilles et les rendit avec ses consolations au peuple de Constantinople, quand il revint prendre possession de la ville.
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56. Que faisait cependant l'évêque des Novatiens, Sisinnius, au milieu de ces désastres publics? Socrate, son panégyriste, ne nous en dit pas un mot; Il y a donc lieu de penser qu'il n'avait rien d'honorable à nous en apprendre. Quoi qu'il en soit, la vitalité de la nouvelle Rome de l'Orient était telle qu'au bout de quelques mois les traces du tremblement de terre furent effacées. On reconstruisit tout d'abord l'hippodrome, car le premier besoin de ce peuple dégénéré était celui des jeux de l'arène et des spectacles publics. À ce point de vue, les rives du Bosphore n'avaient rien à envier à celles du Tibre. Trente jours après la catastrophe, le nouveau cirque était inauguré au milieu d'un concours immense et aux applaudissements frénétiques de la plèbe byzantine. Ce n'étaient point là les pompes qui pouvaient plaire à un évêque. Chrysostome en préparait de plus dignes de sa foi et de sa piété. Les saints martyrs Sisinnius, Alexandre et Martyrius, égorgés naguère en Italie par les païens de Tridentum (Trente), étaient tous trois originaires de Cappadoce. Chrysostome avait réclamé pour l'Asie les reliques de ces héroïques enfants de l'Asie. Saint Vigilius, évêque de Trente, dans une lettre touchante qui nous a été conservée, mandait au grand docteur qu'il partagerait avec lui ce trésor. On déploya pour la translation solennelle de ces reliques une magnificence incroyable A leur débarquement, elles furent déposées dans un oratoire de Saint-Thomas, au bourg de Drypia sur la Propontide, à neuf milles de Constantinople. La nuit suivante, une procession aux flambeaux sortit de Byzance, en chantant des hymnes sacrées. A gauche de l'archevêque, l'impératrice Eudoxia sans escorte, sans diadème, marchait modestement, suivie de tout un peuple. Au point du jour, on arriva sur la plage. Chrysostome, montant sur les gradins de la rustique chapelle, prit la parole. « Que dirai-je? s'écria-t-il. Par où commencer un discours? Tout ce qui se passe en ce moment est plus haut que la parole humaine? Je tressaille, il me semble que j'ai des ailes, quelque chose me soulève au-dessus de !a terre et m'emporte vers les cieux. Célébrerai-je l'héroïsme des martyrs? l'ardeur de votre charité? le zèle de l'auguste impératrice? l'empressement des magistrats de Constantinople? la défaite des dé-
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mons ? le triomphe de Jésus-Christ ? la puissance de l'Eglise ? la vertu de la croix, les miracles du crucifié, la gloire du Père, la grâce de l’Esprit-Saint ? la joie du peuple ? ces choeurs de vierges, de prêtres, de solitaires ? cet immense concours d'hommes de tout rang, libres et esclaves, princes et sujets, riches et pauvres, citoyens et étrangers ? Qui racontera vos merveilles, ô Seigneur, qui pourra suffire à vos louanges1? Telle est donc la vertu qui s'exhale des ossements des saints! Ils sanctifient ceux qui les approchent. Voilà pourquoi l'impératrice, amie du chrétien, nous donne en ce moment ce noble exemple de vénération pour les reliques sacrées. Heureuse nuit dont le Psalmiste pourrait dire : Et nox illuminatio mea in deliciis meis ! Quel jour fut en effet plus radieux ! Quelle splendeur égala jamais cette illlumination de Constantinople, alors que, parmi les transports d'allégresse, cette affluence pieuse inondant l'agora se déroulait comme une chaîne d'or au milieu des rues de la cité ! Nos yeux se portaient tour à tour de la terre au ciel et du ciel à la terre. En haut, l'astre des nuits épanchait sa pure lumière, les étoiles scintillaient autour de leur reine. Ici la multitude des fidèles de Jésus-Christ faisait cortège à l'impératrice, reine plus brillante que celle des nuits. Qu'est-ce en effet que ce globe de la lune en comparaison d'une âme revêtue d'une si haute majesté, parée d'une foi si pure ! Que faut-il admirer le plus en elle : la flamme de la ferveur, sa foi inébranlable, ou son humilité profonde par laquelle elle se montre supérieure à la grandeur même? Permettez-nous, illustre Eudoxia, de vous proclamer bienheureuse. Oui, et les générations futures ratifieront cet hommage l Bienheureuse, parce que vous exercez l'hospitalité envers les saints, parce que vous protégez les églises, parce que vous imitez le zèle des apôtres, parce que vous mettez votre royauté terrestre au service de la royauté éternelle 1 » Voilà les personnalités que Chrysostome se permettait : l'éloge public d'une majesté qui s'en était montrée digne. La critique moderne a passé en silence sur tous ces faits. Il lui aurait fallu, en les racontant, se résigner à une
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(1) Psalm., cv, 2.
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contradiction flagrante. Chrysostome, en effet, quand il parlait ainsi, avait plutôt l'air d'un panégyriste que d'un censeur implacable; en réalité, il n'était que juste. L'acte public d'Eudoxia était un solennel exemple adressée tout un peuple. En louant l'impératrice, Chrysostome donnait une leçon à tout le monde et à l'impératrice elle-même. Quoi qu'il en soit, la fête fut complète. Arcadius vint à son tour, avec un cortège militaire, vénérer la châsse des martyrs. Quelques jours après, une solennité du même genre avait lieu pour la translation des reliques de saint Phocas, humble jardinier de Sinope, qui pendant soixante ans avait renouvelé les merveilles de charité, de dévouement et de mortification des plus illustres solitaires. Byzance était avide de reliques. Elle grossissait chaque jour son pieux trésor, qui devait plus tard enrichir les diverses églises de l'Occident, après la conquête de Constantinople par les croisés.