Darras tome 20 p. 15
p15 CHAP. I. ~ AMBASSADE DE LUITPRAND A CONSTANTINOPLE.
§ III. Ambassade de Luitprand à Constantinople
11. Autant Nicéphore souhaitait conquérir l'Italie, autant l'empereur Othon prétendait conserver la part qu'il en possédait déjà, et l'augmenter même des provinces méridionales. L'ambassade de Luitprand à Constantinople eut donc un double but : détacher Nicéphore du parti des fils de Bérenger ll et ménager une alliance entre Othon le Jeune et Théophano, fille de Romain II et de Théophanie. Dans la pensée de l'empereur d'Occident, la jeune princesse byzantine devait apporter en dot à son futur époux les provinces de l'Apulie et de la Calabre, dernières possessions conservées par les Grecs sur le territoire italien. L'empereur byzantin n'était guère disposé, comme on vient de le voir, à accueillir favorablement de pareilles ouvertures. La réception qu'il fit à Luitprand fut donc loin d'être bienveillante. « Nous arrivâmes à Constantinople la veille des nones de juin (4 juin 968), dit l'évêque de Crémone dans la relation de son ambassade adressée aux deux empereurs Othon et à sainte Adélaïde. A cheval, par une pluie battante, devant la Porte d'Or, nous attendîmes jusqu'à la onzième heure du jour qu'on vînt nous recevoir. Mais Nicéphore ne jugea point les envoyés de Votre Clémence dignes d'un tel honneur. Il nous fit dire de ne pas l'attendre davantage, et l'on nous conduisit dans un palais assez vaste mais délabré et mal clos, où la chaleur en été et le froid en hiver étaient insupportables. Des gardes furent posés à toutes les issues, avec ordre de repousser tous les visiteurs qui se présenteraient et d'empêcher les gens de mon escorte de sortir sous aucun prétexte. Nous étions prisonniers. Point d'eau dans ce palais qui était vraiment la demeure1arida et inaquosa de l’Écriture. Pour étancher l'ardeur de la soif qui nous dévorait, les Grecs nous présentèrent un vin rendu impotable par un affreux mélange de poix, de goudron et de gypse. Il nous fallut, comme les captifs hébreux, acheter, et faire venir du dehors l'eau, que nous buvions. On nous donna pour maître d'hôtel un Sicilien que l'enfer sans doute avait produit, car on ne trouverait pas son pareil sur la
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terre. Ce qu'il accumula sur nous de calamités par ses rapines, ses extorsions, ses violences, durant les cent vingt jours que dura notre réclusion, ne saurait s'imaginer ni se décrire. Le VIII des ides de juin (6 juin 968) le curopalate et logothète Léon, frère de Nicéphore, me manda à son audience. A peine fus-je introduit qu'il se récria contre le titre d'empereur que je vous donnais. « Ne l'appelez point basiléa (imperatorem), disait-il, mais règa (regem) » Comme je lui faisais observer que les deux mots avaient étymologiquemeot la même signification, il me répondit d'un ton brusque : « Vous êtes un ambassadeur de guerre et non de paix. » Puis se levant en fureur, il refusa de recevoir vos lettres et les fit prendre par son interprète 1.
12. « Le lendemain VIIe des ides (7 juin), continue Luitprand, était le saint jour de Pentecôte. On me conduisit au palais Stéphana, où je fus présenté à Nicéphore. C’est un homme gros, court à face bouffie, aux jambes torses et aux pieds plats qui me fit l'effet d'un monstrueux pygmée. Les deux jeunes empereurs Basile et Constantin, jadis ses maîtres, aujourd'hui ses sujets, se tenaient très en arrière de lui, l'escortant à droite et à gauche. « Nous aurions dû, et c'était notre désir, dit Nicéphore, vous accueillir avec la magnificence accoutumée, mais la conduite impie de votre maître ne l'a point permis. Il a sacrilégement envahi la cité de Rome ; au mépris de toutes les lois divines et humaines, il a mis à mort Bérenger et son fils Adelbert ; il a décimé les nobles Romains, décapitant les uns, faisant périr les autres sur un infâme gibet, crevant les yeux des uns, exilant les autres; il a promené le meurtre et l'incendie dans les cités de notre empire. Aujourd’hui, voyant l'inutilité de tant d'eftorts, il vous envoie ici en espion, comme un complice de ses fureurs et de sa perversité. » — Je répondis en ces termes: «Mon maître n'a point envahi tyranniquement la ville de Rome, il l'a délivrée, au contraire, du joug d'un tyran ou plutôt de mille tyrans. Ignorez-vous en quelles mains efféminées était tombée la capitale de l'Occident? Est-ce
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1.Luitprand, LegatioConstantinop.,ca.'p. Patr,L«t., îetu.; ton». 156, col. 911.
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qu'elle n'était pas livrée à d'impures courtisanes ? Votre puissance dormait
alors, je suppose, sinon la vôtre, au moins celle de vos prédécesseurs qui se
glorifiaient comme vous du nom d'empereurs romains. Que
faisaient-ils ces puissants, ces empereurs qui ne venaient
pas délivrer Rome de cette abominable tyrannie? Est-ce que les plus saints des papes n'étaient pas expulsés par votre influence, couverts
d'opprobres, envoyés en exil par vos partisans et livrés à une telle détresse
qu'ils ne pouvaient suffire à payer leur pain de chaque jour ? Adelbert, dont
vous parlez avec tant d'éloges, n'a-t-il pas prodigué l'injure à vos prédécesseurs
Romain le Jeune et Constantin Porphyrogénète? Est-ce qu'il n'a pas spolié,
comme un ravisseur, les basiliques des princes des apôtres Pierre et Paul? Parmi tous vos empereurs en est-il un seul qui ait eu assez de zèle pour venger
de pareils attentats et rétablir la sainte église de Dieu dans ses droits outrageusement violés? Vous n'y avez pas même songé ; mon
maître l'a fait. Il est venu des extrémités de l’Occident, il est entré à Rome, il a fait disparaître cette tourbe de sacrilèges; il a
rétabli les vicaires des saints apôtres
dans la plénitude de leur
puissance et de leur majesté. S'il a sévi contre des insurgés, rebelles à sa
puissance et à celle du seigneur apostolique, contre des parjures qui avaient
porté une main parricide sur les pontifes de Jésus-Christ, il l'a fait en vertu
des décrets promulgués par les empereurs
romains. Les lois de Justinien, de Valentinien, de Théodore le Grand,
sanctionnées par tous leurs successeurs prononcent contre de tels crimes les divers supplices de la décapitation, du gibet ou de l'exil.
Si mon maître n'eut pas appliqué la loi, il eut été lui-même un impie, un parjure, un tyran. Tout l'univers sait que Bérenger et son
fils Adelbert avaient reçu de sa main le sceptre d'or, symbole d'investiture du
royaume d'Italie, et qu'en présence de tous les nobles Germains, ils lui
avaient prêté le serment de fidélité. Lors donc qu'à l'instigation du diable,
ils violèrent la foi jurée, mon maître dut les traiter comme des parjures et
des rebelles ; il les chassa du royaume d'Italie ; vous en feriez autant vis-à-vis
de ceux de vos sujets qui se révolteraient contre vous. » —
Nicéphore m'interrompit eu disant : « Non, non. Ce n'est point là
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ce que dit le miles (chevalier) qui est venu ici soutenir les intérêts d'Adelbert. » — « Si ce chevalier prétend le contraire, m'écriai-je; un de ceux qui m'escortent lui prouvera demain en champ clos, si vous le jugez bon, que je dis la vérité. » — « Soit répondit Nicéphore, votre proposition est juste et il sera fait ainsi. Maintenant expliquez-nous pourquoi votre maître a dévasté, le fer et la flamme à la main, les frontières de notre empire. Nous étions amis, un traité d'alliance nous unissait et nous songions à en resserrer les nœuds par un mariage de famille. » — Je répondis en ces termes : « La province que vous revendiquez comme appartenant à votre empire dépend aujourd'hui du royaume d'Italie. Les Lombards en ont fait la conquête, l'empereur des Francs, Louis, l'a arrachée au joug des Sarrasins. Landulf, prince de Bénévent et de Capoue s'y est établi durant sept ans par la force des armes. Jamais il n'en aurait été dépossédé si Romain Lécapène n'avait, au prix d'une grande somme d'argent, acheté l'alliance et le concours de notre roi Hugues d'Italie. Ce fut à cette occasion qu'eut lieu le premier mariage de Romain le Jeune avec une fille naturelle de Hugues. Mon maître vous a donc remis en possession de vos domaines, et maintenant vous prétendez le payer d'ingratitude ! Quand nous avons été à ce point fidèles à nos traités d'alliance, vous nous accusez de parjure ! Vous osez dire que je viens ici en espion, avec des intentions hostiles, sachez donc toute la vérité. Mon maître m'a envoyé près de vous pour vous demander la main de la princesse Théophano votre belle-fille pour son fils Othon, empereur auguste et mon maître. J'attends de votre bouche les conditions auxquelles nous pourrons obtenir cette alliance. En attendant, mon maître, par mon conseil et par mon intervention vous a fait intégralement restituer toutes les cités de l'Apulie; c'est un fait avéré et existant. » — Quand j'eus ainsi parlé, Nicéphore mit fin à l'audience en disant: « Deux heures se sont écoulées en cet entretien ; l'instant de la procession approche; il nous faut y assister. Nous vous donnerons notre réponse en temps opportun. 1 »
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1.Luitprand, Leg. Conslantinop., loc. cit., col. 913.
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13. « Je ne veux pas omettre, continue Luitprand, le récit de cette procession qui pourra intéresser mes augustes maîtres. Une multitude de marchands et de peuple, armée de petits boucliers et de lances rouillées, formait la haie sur le passage de Nicéphore depuis le palais jusqu'à Sainte-Sophie. Pour faire plus d'honneur au César, la majeure partie était pieds nus, ce qui n'ajoutait guère d'éclat à une exhibition déjà si peu imposante. Les patrices, les sénateurs et les grands officiers de l'escorte étaient vêtus de tuniques de cérémonie ; mais elles étaient toutes trouées, et ils eussent beaucoup mieux fait de les laisser dans leur garde-robe, se contentant de leurs habits de tous les jours. Chacune de ces tuniques remontait au moins à leur trisaïeul. Ni or, ni pierreries, sauf sur le manteau impérial de Nicéphore dont l'éclat faisait davantage essortir l'ignoble accoutrement des autres. On m'avait placé, pour jouir du coup d'œil, sur une estrade voisine des musiciens dans la basilique. Quand le César entra dans le temple, glissant comme un reptile sur ses jambes monstrueuses, on entonna ce chant adulateur: « Voici l'étoile du matin qui reflète les feux du soleil de l'Orient ; le fléau des Sarrasins, Nicéphore, prince des Mèdes. Longues années à Nicéphore. Nations, prosternez-vous, baisez la trace de ses pas, courbez le front devant sa toute-puissance. » Il s'avança ainsi jusqu'au pied du sanctuaire, suivi à très-respectueuse distance par les jeunes empereurs ses maîtres, qui vinrent le saluer en s'inclinant jusqu'à terre. Ce jour-là Nicéphore voulut m'avoir pour convive. Me jugeant indigne d'obtenir la préséance sur aucun de ses officiers, il me fit asseoir au quinzième rang, à une table où l'on avait oublié de mettre une nappe. Aucun de mes compagnons de voyage ne fut, je ne dis pas invité au festin, mais admis à m'accompagner jusqu'à la porte du palais. Durant le repas qui fut long, fastidieusement assaisonné d'une huile détestable et d'une sorte de jus de poisson infect, Nicéphore n'interrompit ses libations que pour m'interroger sur l'état de votre puissance, la grandeur de vos États et de vos forces militaires. Je répondais consciencieusement à toutes ses questions, ne disant rien que d'exact et vrai, lorsqu'il s'écria tout en fureur : « Vous mentez ! Les soldats de
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votre maître sont des barbares sans discipline, incapables d'exécuter la moindre manœuvre de cavalerie ou d'infanterie. La grandeur démesurée de leurs boucliers, le poids de leurs cuirasses, de leurs casques et la longueur de leurs épées ne leur permettent pas de se mouvoir. » Puis il se mit à rire et ajouta : «Il y a bien encore un autre obstacle qui immobilise vos soldats, c'est leur gloutonnerie : leur Dieu c'est leur ventre; leur vaillance est de l'ivresse. Votre maître n'a pas un seul vaisseau sur les mers ; c'est à moi seul qu'appartient la puissance de la navigation. Avec mes flottes j'irai incendier ses villes du littoral ; je remonterai les fleuves et mettrai toutes ses cités en cendres. » J'allais répondre à ces injures, mais il ne m'en laissa pas le temps : « Vous n'êtes pas des Romains, dit-il, mais des Lombards. » A ce mot, je sentis l'indignation me monter au cœur, et bien qu'il me fît de la main des gestes furieux pour m'imposer silence : « Libre à vous, m'écriai-je, de faire remonter la noblesse de vos empereurs à Romulus, un fratricide, et à la poignée de brigands qui vinrent chercher près de lui un asile. Nous autres, Lombards, Saxons, Francs, Lotharingiens, Bavarois, Suèves et Burgondes nous avons les Romains en tel mépris que la plus grossière injure que nous puissions adresser à un homme est de lui dire : Va, tu n'es qu'un Romain ! Ce nom est pour nous synonyme de bassesse, de lâcheté, d'avarice, de luxure, de mensonge, de tous les vices ensemble. Vous dites que nous ignorons l'art de la guerre, fasse le ciel que les péchés des chrétiens ne déchaînent pas ce fléau, mais s'il en est autrement, dès la première bataille que nous aurons contre vous, vous changerez de langage. » Nicéphore, exaspéré, agitait vainement la main pour me commander le silence ; il finit par faire enlever la petite et étroite table placée devant moi, et l'on me reconduisit dans la demeure odieuse ou plutôt dans la prison qui m'avait été destinée 1. »
14. « Deux jours après, brisé par l'indignation, la chaleur et la soif, je tombai gravement malade. Mes compagnons de voyage ne résistèrent pas mieux à l'affreux régime qui nous était imposé. Pour
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1.Luitprand, Légat. Constantmop., loc. cit,, col. 915-
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toute boisson une horrible saumure, pour couche le marbre nu car on nous refusa le foin et la paille que nous demandions ; chacun de nous se crut à son dernier jour. Le bourreau qu’on nous avait donné pour maître d'hôtel ne consentit qu'à prix d'argent à se charger d'une lettre que j'écrivis au curopalate Léon. Elle était ainsi conçue : «A Léon curopalate et logothète, Luitprand, évêque. Si le très-sérénissime empereur se détermine à accueillir les propositions que je suis venu lui soumettre, je ne regretterai point les souffrances qu'on me fait subir, et je me hâterai d'informer mon maître par un courrier spécial du motif de mon retard. Sinon, comme il se trouve en ce moment dans le port un navire de commerce appartenant aux Vénitiens, je demande à y être transporté. Du moins si je succombe à la maladie qui m'accable, mon corps sera conduit en Italie et reposera sur le sol natal. » Léon prit connaissance de cette lettre et quatre jours après me fit mander pour une nouvelle audience. Il était assisté du protovestiaire et parakinoumène Basile1, le plus habile conseiller de la cour, ainsi que de deux autres diplomates également familiarisés avec les secrets de la politique et la souplesse de l'idiome grec. L'entretien s'engagea ainsi : « Frère, me dirent-ils, exposez-nous l'objet de votre long et pénible voyage. » — Je leur expliquai alors le projet de mariage qui devait sceller l'alliance des deux empires et assurer au monde l'avantage inappréciable de la paix. Quand j'eus cessé de parler, ils répondirent en ces termes: « Vous sollicitez une faveur sans précédent. Jamais la main d'une princesse née sur la pourpre d'un père porphyrogénète n'a été accordée à un prince étranger. Cependant si vous offriez des avantages proportionnés à l'honneur que vous demandez, par exemple si vous nous rendiez Rome et Ravenne dont la possession légitime appartient en droit à notre empire, il serait possible d'établir une négociation sur cette base. Si votre maître veut se contenter d'un simple traité d'alliance, sans insister sur le projet de mariage, il lui faudra du moins remettre
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1 Basile était un fils naturel de Romain Lécapène. Cf. Rambaud, L'empin Qrec ou dixième siècle, p. 38,
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Rome en liberté et contraindre les princes de Bénévent et de Capoue, jadis nos sujets, à rentrer sous notre obéissance. » — « Quoi ! repris-je. Estimez-vous moins mon auguste maître qu'un roi Bulgare ou un prince Slave? Ne vous souvient-il pas que vous avez sans difficulté marié la fille de l'empereur Christophe à Pierre, roi des Bulgares? » — «Mais, objectèrent-ils, Christophe n'était pas porphyrogénète. » — Je repris alors : « Vous parlez de rendre à la ville de Rome sa liberté; croyez-vous donc qu'elle soit réduite en servitude? A quel maître obéit-elle? A qui paye-t-elle tribut? Constantin le Grand, l'auguste fondateur de votre capitale, maître du monde, Kosmopratos; ainsi que vous l'appelez, fit d'immenses donations à l'Église romaine, non-seulement en Italie, mais dans presque tous les royaumes d'Occident et dans toutes les provinces du Midi et de l'Orient, en Grèce, en Judée, en Perse, en Mésopotamie, dans la Babylonie, en Egypte et en Lybie, ainsi que l'attestent ses diplômes conservés dans nos archives : ut ipsius testantur privilégia quœ penes nos sunt. Or, mon maître a fidèlement remis au vicaire des très-saints apôtres tout ce qui, dans ses États, en Italie, dans la Saxe et en Bavière appartient à l'Église romaine. Sur ma foi d'évêque je jure qu'il n'a pas retenu une seule ville ou bourgade, un seul soldat, une seule famille dépendant du domaine de saint Pierre. Pourquoi votre empereur ne fait-il pas de même et ne rend-il pas à l'Église des bienheureux apôtres les domaines situés dans ses États et compris dans la donation de Constantin. Il ferait ainsi plus libre et plus riche cette Église de Rome délivrée et enrichie par mon maître. » — Le parakinoumène Basile me répondit : « Il le fera lorsque Rome et l'Église romaine seront constituées en la forme qu'il désire. » — « Ah ! repris-je, ce moyen dilatoire me rappelle le trait de cet homme qui, injurié par un ennemi, s'adressait au Seigneur en disant : Mon Dieu, vengez-moi de mon adversaire. — Dieu lui répondit : Je le ferai quand je rendrai à chacun selon ses œuvres. — Alors, dit l'homme, j'aurai longtemps à attendre1. — Cette anecdote les fit tous éclater de rire et mit
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1. Nous avons déjà (tom. IX de cette Histoire, p. 177) cité ce passage comme
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fin à la conférence. On me ramena dans cette infâme demeure qui me servait de cachot et j'y fus gardé avec plus de rigueur que jamais jusqu'à l'époque de la fête des saints apôtres Pierre et Paul (29 juin 968)1.»
15. « Ce jour-là, malgré mon état maladif, il me fallut, après la célébration de la messe, assister à un festin au palais de l’empereur, avec un envoyé bulgare, arrivé la veille. Celui-ci, rasé à la mode de son pays et portant une ceinture de fer sur les reins, était, je crois, un simple catéchumène. On le fit placer avant moi, et l'on voulut me faire asseoir à sa gauche à une petite table longue et étroite qui me fut apporté. Je refusai absolument et me disposai à sortir. Le curopalate Léon et le proto-secrétaire Siméon intervinrent : « A l'époque où le roi des Bulgares Pierre épousa la fille de l'empereur Christophe, me dirent-ils, on stipula, dans un traité écrit et ratifié sous la foi du serment, que les ambassadeurs bulgares auraient à Constantinople la préséance sur ceux de toutes les autres nations. Vous avez parfaitement raison de dire que celui-ci est ridicule avec sa tête rase, son air sordide et sa chaîne d'airain autour du corps. Il est cependant patrice et ambassadeur bulgare. Comme tel il doit passer devant un évêque et surtout devant un évêque du pays des Francs. Nous comprenons ce qu'une telle situation a pour vous de pénible, mais nous ne vous laisserons pas retourner à votre demeure, comme vous en avez l'intention. Venez dans la salle voisine prendre place à la table des officiers impériaux. » J'écoutai tout cela en silence; la douleur que me causait
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décisif en faveur de l'authenticité de la donation constantinienne. En le reproduisant aujourd'hui sans aucune-arrière pensée de polémique, sans aucun parti pris d'opinion préconçue, il nous paraît absolument impossible que Luitprand eût tenu ce langage s'il n'avait pas vu de ses yeux à Rome l'original de la donation constantinienne. Réciproquement, si les diplomates grecs auxquels Luitprand s'adressait n'avaient pas été convaincus de l'authenticité de cette donation, ils n'eussent pas manqué de relever amèrement la crédulité de l'évêque de Crémone. Plus on étudiera sérieusement les textes, plus on regrettera les injures prodiguées aux défenseurs de la donation de Constantin le Grand.
1 Luitprand, Légat. Conslantinopol, loc. cit. coL 927.
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un tel affront me rendit muet. Je me laissai conduire, et l'empereur Nicéphore eut l'attention, pour me dédommager quelque peu, de m'envoyer des mets les plus délicats qui lui avaient été servis, entre autres un chevreau gras, bourré d'ail, d'oignons, de poreaux et nageant dans la saumure. Vos Majestés, qui ne croient déjà guère à la délicatesse du goût du saint empereur de Constantinople, auraient achevé de se convaincre, si j'avais pu d'un coup de baguette transporter ce mets sur leur table. »