La Trinité 12

Daras tome 27

 

p253 LIVRE IV. ‑ PRÉAMBULE.

 

 

LIVRE QUATRIÈME

 

Saint Augustin explique pourquoi le Fils a été envoyé. Le Christ en mourant pour les pécheurs devait nous persuader avant tout combien Dieu nous a aimés, et quels il nous a aimés. il convenait aussi très‑bien que le Verbe vînt dans la chair pour nous purifier, afin que nous pussions contempler Dieu et nous attacher à lui. Sa mort simple et unique a détruit notre double mort. Saint Augustin explique ensuite comment le simple en Notre‑Seigneur a répondu au double qui est en nous, pour notre salut; puis il montre longuement la perfection du nombre sénaire que concourt à former le rapport même du simple au double. Il nous apprend comment tous les fidèles sont un, tous ensemble, par la vertu de l'unique médiateur de la vie, Jésus‑Christ, par qui seul se fait la vraie purification de l'âme. D'ailleurs le Fils de Dieu, bien que devenu par sa mission moindre que son Père, à cause de la forme d'esclave qu'il a prise, n'est point pour cela moindre que le Père selon sa forme de Dieu, parce qu'il a été envoyé par lui; il montre qu'il faut raisonner de même, pour la mission du Saint‑Esprit.

 

PRÉAMBULE.

 

C'est à Dieu qu'on doit demander la science de Dieu.

 

1. Le genre humain fait ordinairement un très‑grand cas de la science des choses de la terre et de celles du ciel, mais les meilleurs, en cela, sont bien certainement ceux qui préfèrent, à cette science, la science d'eux‑mêmes; bien plus l'esprit qui connaît sa faiblesse est bien plus digne de louange que celui qui, sans même jeter les yeux sur cette faiblesse, plonge ses regards dans la route des astres pour les étudier, ou, après les avoir apprises, ignore par quelle voie il doit s'avancer vers son salut et son propre affermissement. Mais quiconque éveillé par la chaleur du Saint‑Esprit est déjà sorti de son sommeil pour aller à Dieu, et, dans son amour, s'est jugé vil à ses yeux, puis voulant mais ne pouvant arriver jusqu'à lui, a regardé dans son âme où Dieu fait, pour lui, briller sa lumière, s'y est découvert, et reconnaît que son état maladif ne saurait être comparé à la pureté de Dieu, celui‑là dis-je trouve de la douceur à pleurer, à demander à Dieu d'avoir de plus en plus pitié de lui, jusqu'à ce qu'il dépouille toute sa misère, et à le prier, après avoir reçu le don gratuit du salut, au nom de son Fils unique, sauveur et illuminateur de l'homme. Celui qui agit ainsi et qui ressent ces tristesses‑là, n'est point enflé par la science parce que la charité l'édifie (I Cor., VIII, 1); il a en effet préféré sa science à la science, il a mieux aimé la science de son infirmité, que la science des remparts du monde, des fondements de la terre et des combles

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p254 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

du ciel. En ajoutant cette science à l'autre, il n'a fait qu'y ajouter la douleur, qui naît pour l'exilé, du désir de rentrer dans sa patrie, et d'en revoir le bienheureux fondateur qui n'est autre que son Dieu. Seigneur mon Dieu, si je gémis parmi vos pauvres, dans cette dernière espèce d'hommes, au sein de la famille de votre Christ, accordez-moi de pouvoir rompre, dans mes réponses, votre pain à des hommes qui n’ont ni faim ni soif de la justice, mais qui sont rassasiés et se trouvent dans l'abondance. Ce qui les a rassasiés, ce sont leurs imaginations, non point votre vérité, qu'ils repoussent et qu'ils fuient pour tomber dans leur propre vanité. Certes je sens quelles fictions sans nombre se forge le cœur de l'homme; or, qu'est‑ce que mon cœur, sinon un cœur d'homme? Mais voici ce que je demande au Dieu de mon cœur, de ne jamais donner, dans mes écrits, aucune de mes imaginations pour des vérités solides, et qu'il ne s'y trouve en fait de choses qui pourront venir de moi que ce qui pourra faire tourner le souffle de la vérité de mon côté, quoique je sois loin de sa face et de ses yeux et dans un lointain d'où je m'efforce de revenir, en suivant la voie que la divinité de son Fils unique a frayée par son humanité. Bien que je sois sujet au changement, je la bois cette vérité avec d'autant plus d'avidité que je ne vois rien en elle qui y soit sujet, ni selon les lieux, ni selon les temps, comme il arrive pour les corps, ni selon les temps seulement et selon des espèces de lieux, comme il en est des pensées de notre esprit; ni selon les temps seulement, sans même aucune image de lieux, comme cela a lieu pour les raisonnements de nos âmes. En effet, il n'y a que l'essence de Dieu, par laquelle Dieu est, qui n'ait absolument rien de muable, ni dans l’éternité, ni dans la vérité, ni dans la volonté; parce que en elle la vérité est éternelle, la charité est éternelle, et que la charité y est vraie et l'éternité vraie, de même que l'éternité y est chérie et la vérité aussi.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

La connaissance de notre faiblesse est pour nous une perfection.

 

2. Mais comme nous ne nous trouvons qu'exilés de la joie immuable, sans pour cela en être séparés, comme les branches que l'on coupe d'un arbre ou qu'on en détache en les brisant, il arrive que nous recherchons jusqu'au sein des choses changeantes et temporelles où nous nous trouvons, l'éternité, la vérité et le bonheur, car nous ne voulons ni mourir, ni errer, ni être troublés, Dieu nous envoie des visions en rapport avec notre condition d'exilés, pour nous faire souvenir que ce n’est point ici‑bas que se trouve ce que nous cherchons; mais que pour le trouver il nous faut d'ici retourner là‑haut, à la

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p255 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE 1.

 

patrie à laquelle nous tenons encore par quelque point, autrement nous ne chercherions pas ici-bas ce que nous y cherchons. Mais d'abord il fallait nous convaincre à quel point Dieu nous aimait, de peur que le désespoir ne nous empêchât de nous élever jusqu'à lui, il fallait aussi nous montrer en quel état il nous a aimés, de peur que, dans notre orgueil, nous n'attribuassions son amour à nos mérites, que nous ne nous éloignassions de lui davantage, et que notre force ne vint à défaillir. Il a donc agi avec nous de manière à nous faire plutôt avancer par la vertu de sa force, et à perfectionner ainsi, dans la faiblesse de notre humilité, la vertu de la charité. C'est ce que le Psalmiste nous donne à entendre quand il dit: « Vous avez, ô mon Dieu, séparé pour votre héritage une pluie toute volontaire; il était tombé en défaillance, mais vous l'avez parfaitement fortifié. » (Ps. LXVII, 10.) Par cette pluie volontaire le Psalmiste ne veut point faire entendre autre chose que la grâce, mais la grâce donnée gratuitement, d'où lui vient le nom de grâce, non pas accordée à nos mérites, car s'il nous l'a donnée ce n'est point parce que nous en étions dignes; mais parce qu'il l'a voulu. Si nous savons cela, nous ne serons point remplis de confiance en nous et c'est là ce qui s'appelle être faible : Mais notre force vient de celui qui a dit même à son apôtre: Ma grâce vous suffit, car ma puissance paraît davantage dans la faiblesse de Phomme. » (Il Cor., XII, 9.) Il fallait persuader à l'homme à quel point Dieu nous a aimés et ce que nous étions quand il nous a aimés; à quel point, afin que nous ne désespérions pas, et ce que nous étions, afin que nous ne nous enorgueillissions point de son amour. Voilà comment l'Apôtre explique ce très‑précieux passage : « Mais c'est en cela même que Dieu fait éclater son amour pour nous, puisque c'est lorsque nous étions encore des pécheurs, que Jésus‑Christ est mort pour nous; et maintenant que nous sommes justifiés par son sang nous serons à plus forte raison délivrés par lui de la colère de Dieu; car si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant maintenant réconciliés avec lui, serons‑nous sauvés par la vie de ce même Fils. »,(Rom., V, 8 à 10.) Et dans un autre endroit, il dit encore: « Après cela que dirons-nous? Si Dieu est pour nous qui sera contre nous? Si Dieu n'a point même épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment avec lui, ne nous donnera‑t‑il pas aussi toutes choses? » (Rom., VIII, 31.) Or, ce qu'on nous annonce maintenant comme un fait accompli, était montré comme un fait à venir aux anciens justes, afin que la même foi leur montrât leur faiblesse en les humiliant, et les fortifiât dans leur faiblesse.

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p256 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

3. Puis donc qu'il y a un Verbe de Dieu par qui tout a été fait et qui est l'immuable vérité, c'est en lui que toutes choses se trouvent ensemble principalement et d'une manière immuable, non point seulement les choses qui existent maintenant dans l'univers créé, mais encore toutes celles qui ont existé ou qui existeront un jour. Mais là elles ne sont ni passées ni futures, elles sont présentes, toutes sont vie, toutes ne font qu'un, ou plutôt là il n'y a qu'une chose et la vie est une; car si tout a été fait par lui, c'est en ce sens que tout ce qui a été fait dans les êtres créés, était vie en lui et que la vie n'y a point été créée, attendu qu'il n'est point dit: au commencement le Verbe a été fait, mais : Le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, et tout a été fait par lui. (Jean, I, 1.) Or, tout n'aurait point été fait par lui, si lui‑même n'eût été avant tout, et n'eût point été sans avoir été fait. Et dans les choses qui ont été faites par lui, son corps même qui n'est point la vie, n'aurait point été fait par lui si la vie n'avait point été en lui avant qu'il fût fait. S'il a été fait par lui, c'est que la vie, et non point une vie quelconque, était déjà en lui, car la vie du corps c'est l'âme; or, elle aussi a été faite puisqu'elle est sujette au changement. Mais par qui a‑t‑elle été faite, sinon par le Verbe immuable de Dieu? « Car tout a été fait par lui, » dit l'Evangéliste, «et rien n'a été fait sans lui. » Qu'est‑ce donc à dire, « a été fait, » sinon « la vie était en lui,» non point une vie quelconque, « mais la vie était la lumière des hommes, » c'est‑à‑dire la lumière des âmes raisonnables par où les hommes diffèrent des bêtes et sont hommes. Il ne s'agit donc point de la lumière corporelle qui est la lumière du corps soit qu'elle brille du haut du ciel, soit qu'elle s'allume aux feux de la terre; non‑seulement la lumière du corps de l'homme, mais la lumière qui éclaire le corps des animaux même, et jusqu'aux moindres vermiceaux. Car tous ces êtres voient la lumière qui luit ici‑bas; mais c'était cette vie qui était la lumière des hommes; elle n'était point placée loin de chacun de nous, puisque « c'est en elle que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes. » (Act., XVII, 27.)

CHAPITRE II.

 

Comment l'incarnation du Verbe nous rend habiles à percevoir la vérité.

 

4. Mais « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont point comprise. » (Jean, I, 5.) Or, les ténèbres ce sont les âmes d'hommes insensés, qu'aveuglent une cupidité coupable et l'infidélité. C'est pour les soigner et les guérir que le Verbe, par qui tout a été fait, s'est fait

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p257 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE Il.

 

chair, et a habité parmi nous; car nos lumières viennent de notre participation au Verbe, je veux dire à la vie qui est la lumière des hommes. Or, nous étions tout à fait inhabiles et rien moins que propres à cette participation, à cause de la souillure de nos péchés. Il fallait donc que nous nous purifiassions. Or, il n'y a qu'un moyen de purifier les hommes remplis de souillures et d'orgueil, c'est le sang du juste et les abaissements d'un Dieu, afin que pour contempler Dieu, ce que nous ne sommes point par notre nature, nous fussions purifiés par lui devenu ce que nous sommes par notre nature, et ce que nous ne sommes plus par le péché. En effet, par notre nature nous ne sommes point Dieu, par notre nature nous sommes hommes, et par le péché nous ne sommes point justes. Aussi Dieu s'étant fait homme juste intercède auprès de Dieu pour l’homme pécheur. Si le pécheur ne va point avec le juste, l'homme va avec l'homme. C'est donc en nous ajoutant la ressemblance de son humanité, qu'il nous a enlevé la dissemblance de notre iniquité, et en participant à notre condition mortelle, qu'il nous a faits participants de sa divinité. C'était justice en effet que la mort du pécheur, qui provenait de la nécessité de sa damnation, fût détruite par la mort du juste provenant de la volonté de sa miséricorde, puisque le simple en lui a rapport au double qui est en nous. En effet, ce rapport, cette convenance, cette proportion, cette consonnance, je voudrais trouver un mot plus juste encore, existant entre un et deux, a une grande importance dans tout composé, ou pour mieux dire dans toute harmonie de la créature, car je veux parler, le mot me revient maintenant, de cette coaptitude que les Grecs ont appelée armonia. Ce n'est pas ici le lieu de montrer la puissance du rapport du simple au double. Ce rapport produit son effet au plus haut point chez nous, en qui il se trouve si profond et si naturel, grâce à qui, sinon à celui qui nous a créés? que les plus inhabiles ne sauraient ne point le sentir soit qu'ils chantent eux‑mêmes, soit qu'ils écoutent les autres chanter. C'est en effet par ce rapport que les voix graves s'accordent avec les voix aiguës, au point que quiconque s'en écarte en chantant, non-seulement va contre la science de la musique que la plupart des gens ignorent, mais offense même violemment le sens de l'ouïe en nous. Mais pour démontrer cela, il faudrait un long discours; on peut s'en convaincre par ses propres oreilles, sur le monocorde régulier si on sait s'en servir.

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p258 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

CHAPITRE 111.

 

La mort et la résurrection du corps de Jésus‑Christ quoique uniques, concordent pour notre salut avec la double mort et la double résurrection de notre corps et de notre âme.

 

5. Mais nous devons, autant que Dieu nous en fera la grâce, expliquer, ce qui pour le moment est en question, à savoir, comment le simple en Notre‑Seigneur Jésus‑Christ est en proportion, et, en quelque façon, en harmonie, pour le salut, avec le double qui est en nous. Ainsi, il est certain, et nul chrétien n'en doute, que nous sommes morts de la mort de l'âme et de la mort du corps; de la mort de l'âme par le péché et, par suite, de la mort du corps, comme peine du péché, par conséquent de la mort du corps également par le péché. Nos deux parties, je veux dire notre corps et notre âme, avaient donc besoin l'une et l'autre de résurrection pour se renouveler en mieux après avoir été changées en pis. Or, la mort de l'âme c'est l'impiété, et la mort du corps, c'est la corruption qui fait aussi que l'âme se sépare du corps. Car, de même que l'âme abandonnée de Dieu meurt, ainsi en est‑il du corps que l'âme abandonne, il meurt : l'une devient insensée et l'autre tombe inanimée. Or, l'âme ressuscite par la pénitence, et, dans une chair encore mortelle, « le renouvellement de la vie commence par la foi, qui croit en celui qui justifie l'impie, s'augmente et se justifie de jour en jour, par les bonnes mœurs, à mesure que l'homme intérieur se renouvelle davantage. » (Il Cor., IV, 16.) Quant au corps, qui est comme l'homme extérieur, plus la vie présente se prolonge, plus il se corrompt par l'effet de l'âge, de la maladie, ou de différentes afflictions jusqu'à ce qu'il succombe à la dernière, appelée mort. Sa résurrection est différée jusquà la fin du monde, au moment où notre justification même sera terminée d'une manière ineffable. « Alors, nous serons semblables à Jésus‑Christ, parce que nous le verrons tel qu'il est, » (1 Jean, III, 2) tandis que maintenant, « tant que le corps qui se corrompt appesantit l'âme , » (Sag., IX, 15) la vie tout entière de l'homme sur la terre n'est qu'une tentation (Job, VII, 1), nul vivant ne sera justifié devant les yeux de Dieu (Ps. CXL14 2), en comparaison de la justice qui doit nous rendre égaux aux anges, et de la gloire qui sera révélée en nous. Qu'il faille distinguer entre la mort du corps et celle de l'âme, c'est ce que je n'ai point à démontrer par de nombreux textes, le Seigneur lui‑même en ayant établi d'un seul mot dans l'Evangile la différence, que chacun peut aisément sentir quand il dit : « Laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts. » (Matth., VIII, 22.) Il est certain

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p259 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE III.

 

qu'on devait ensevelir le mort, mais il a voulu donner à entendre que ceux qui devaient le faire étaient par leur impiété et leur infidélité morts quant à l'âme, et tels que ceux que l'A­pôtre éveille quand il s'écrie : « Levez‑vous vous qui dormez, sortez d'entre les morts, et Jésus‑Christ vous éclairera. » (Ephés., V, 14.) C'est une mort semblable que détestait l'Apôtre quand il disait en parlant d'une veuve : « Celle qui passe sa vie dans les délices, est morte bien que vivante. » (I Tim., V, 6.) Ainsi on dit de l'âme redevenue pieuse enfin, après avoir été impie, qu'elle est ressuscitée des morts par la justice de la foi, et qu'elle vit. Mais le corps, non‑seulement doit mourir par l'effet de la re­traite de l'âme, mais même dans certains en­droits l'Ecriture dit qu'il est mort, à cause de l'extrême faiblesse de la chair et du sang, comme on le voit par ce mot de l'Apôtre : « Le corps est mort à cause du péché , mais l'esprit est vie à cause de la justice. » (Rom., VIII, 10.) Or, cette vie est faite de la foi, attendu que : « Le juste vit de la foi.» (Ibid., I, 17.) Mais qu'est‑ce qui vient après? « Si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts, habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus‑Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mor­tels, par son Esprit qui habite en vous. » (Rom., VIII, 11.)

 

6. Notre‑Seigneur a donc affecté sa mort simple au paiement de notre double mort, et pour opérer notre double résurrection, il a proposé et préposé en sacrement et en exemple la sienne qui est unique. Car il n'a été ni pécheur, ni impie, pour qu'il eût besoin d'être renouvelé dans son homme intérieur, comme si son esprit était mort, et d'être rappelé à la vie de la justice par une sorte de pénitence. Mais revêtu d'une chair mortelle, ne mourant et ne ressuscitant que dans cette chair, il s'harmonisa par cette seule mort et cette seule résurrection à nos deux morts et nos deux résurrections, attendu que dans l'une et dans l'autre se trouvaient un sacrement de l'homme intérieur et un exemple de l'homme extérieur. C'est, en effet, pour le sacrement de notre homme intérieur que ce mot, destiné à signifier la mort de notre âme, a été, prononcé, non‑seulement dans un psaume, mais encore sur la croix : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez‑vous abandonné ? » (Ps. XXI, 1, et Matth., XXVII, 46, 72.) A ce mot se rapporte à merveille celui de l'Apôtre : « Sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût détruit en nous et que désormais nous ne fussions plus asservis au péché. » (Rom., VI, 6,) Or, par le crucifiement de l'homme intérieur, on entend les douleurs de la pénitence et les souffrances salutaires de la con-

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p260 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

tinence, c'est par cette mort que la mort de l’impiété est mise à mort, cette mort dans laquelle Dieu nous a laissés. Voilà pourquoi par une telle croix s'évanouit le corps du péché, en sorte que nous n'abandonnions point au péché les mem­bres de notre corps, pour servir d'armes à l'ini­quité. (Rom., VI, 13.) D'ailleurs, si l'homme in­térieur se renouvelle de jour en jour, il n'en est pas moins vrai qu'il est vieux avant d'être re­nouvelé, car, c'est à l'intérieur que se passe ce que le même Apôtre noue recommande en ces termes : «Dépouillez‑vous du vieil homme et revêtez‑vous de l'homme nouveau , » (Ephés., Ps.IV, 22) ce qu'il explique ensuite de cette ma­nière : « Déposez donc le mensonge et parlez le langage de la vérité. » Or, où dépose‑t‑on le mensonge, sinon à l'intérieur, pour que celui qui parle le langage de la vérité dans son cœur, habite sur la montagne sainte ? ( XIV, 1.) Quant à la résurrection du corps du Seigneur, on voit qu'elle a rapport au sacrement de notre résurrection intérieure quand, après être ressus­cité lui‑même, il dit à la femme : « Ne me tou­chez point, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. » (Jean, XX, 17.) Ces paroles de l'Apôtre : «Mais si vous êtes ressuscités avec Jésus‑Christ, recherchez, ce qui est dans le ciel, où le Christ est assis à la droite de Dieu, n'ayez de goût que pour les choses du ciel, » (Col., III, 1) se rapportent parfaitement à ce mystère, car c'est là précisément ne point toucher le Christ avant qu'il soit monté vers son Père, et n'avoir point du Christ des sentiments charnels. Quant à l'exemple de la mort de notre homme extérieur, la mort du corps du Seigneur s'y rapporte également, parce que, par une pareille passion, il a exhorté ses serviteurs tout particulièrement à ne pas craindre ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme. (Matth., x, 28.) Voilà pourquoi l'Apôtre dit : « Pour ac­cmplir dans ma chair ce qui reste à souffrir à Jésus‑Christ. » (Col., 1, 24.) Et il se trouve que la résurrection du corps du Seigneur se rapporte à l'exemple de la résurrection de notre homme intérieur, parce qu'il a dit à ses disciples: « Touchez‑moi et considérez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. » (Luc, XXIV, 39.) Aussi un de ses disciples portant la main sur ses cicatrices, s'est‑il écrié : « Mon Seigneur et mon Dieu. » (Jean, XX, 28.) Et comme son corps paraissait entier, il fournit la preuve de ce que le Seigneur avait dit en exhor­tant les siens : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête..» (Luc, XXI, 18.) En effet, d'où vient qu'il a dit d'abord : « Ne me touchez point, car je ne suis pas encore monté vers mon Père, »

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p261 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE‑ IV.

 

 (Jean, XX, 47) et qu'il se laisse toucher par ses disciples avant d'y être remonté, sinon pour nous insinuer par là le sacrement de l'homme intérieur, et nous donner un exemple de l'homme extérieur? Y aurait‑il, par hasard, quelqu'un d'assez absurde et ennemi de la vérité, pour oser dire qu'il a été touché par les hommes avant d'être monté à son Père et que ce n’est quaprès y être monté qu'il a été touché par les femmes? C'est donc à cause de cet exemple de notre future résurrection dans notre corps qui nous a été donné d'avance dans la résurrection du Seigneur que l’Apôtre dit : « Jésus‑Christ est les prémices, viennent ensuite ceux qui sont à lui et qui croient en lui, » (I Cor., XV, 23) car dans cet endroit il était question de la résurrection du corps à l’occasion de laquelle il dit encore: « Il transfigura notre humble corps et le rendit conforme à son corps glorieux. » (Philip., IlI, 21.) Par conséquent, la mort unique de notre Sauveur fut le salut de notre double mort, et son unique résurrection nous a assuré deux résurrections, car son corps nous a été administré par une sorte de convenance médicinale, dans l'une et l'autre chose, c'est‑à‑dire dans la mort et dans la résurrection, comme un sacrement de notre homme intérieur, et comme un exemple de notre homme extérieur.

 

CHAPITRE IV.

 

Le rapport du simple au double prend sa source dans la perfection du nombre sénaire.

 

7. Or, le rapport du simple au double prend naissance dans le nombre ternaire; en effet, un plus deux font trois, mais le total des nombres que je viens de nommer est le nombre six, en effet, un plus deux plus trois font six. Ce nombre est un nombre parfait, parce qu'il se compose de ses parties, ainsi il se décompose dans ces trois subdivisions, le sixième, le tiers et la demie, on ne peut trouver d'autre subdivision dans ce nombre, dont on puisse dire le quotum. Le sixième égale un, le tiers égale deux et la demie égale trois. Or, un, deux et trois complètent le nombre six. La sainte Ecriture elle-même signale la perfection de ce nombre à notre attention, particulièrement en ce que Dieu a achevé toutes ses oeuvres en six jours, et que c'est le sixième jour que l'homme a été fait à l'image de Dieu. C'est également au sixième âge du monde que le Fils de Dieu est venu et s'est fait Fils de l'homme pour nous rétablir à l'image de Dieu. En effet, c'est cet âge qui s'écoule en ce moment, soit que les mille ans soient répartis entre chaque âge, soit que nous recherchions dans les divines Ecritures les époques du temps

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p262 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

insignes et mémorables, que nous placions le premier âge dans le temps écoulé depuis Adam jusqu'à Noé, que le second se termine à Abraham et après cela, selon la division de l'Evangéliste saint Matthieu, que nous allions d'Abraham à David, de David à la transportation du peuple en Babylonie, et de cette époque à l'enfantement de la vierge. Ces trois derniers âges ajoutés aux deux premiers font cinq; par conséquent le sixième âge a commencé à la naissance du Seigneur, et dure maintenant pour se continuer jusqu'à la fin inconnue du temps. On reconnait que ce nombre senaire est une sorte de figure du temps en général, même dans le rapport de sa triple subdivision, en sorte que nous comptons un temps avant la loi, un second temps sous la loi, et un troisième temps sous la grâce. Or, c'est dans ce dernier temps que nous avons reçu le sacrement de la rénovation, pour que, à la fin du temps, renouvelés en toutes nos parties, par la résurrection de la chair, nous nous trouvions guéris de toutes les infirmités, non‑seulement de l'âme, mais encore de la chair. C'est ce qui fait qu'on voit le type de l’Eglise dans la femme que le Seigneur a guérie et redressée, et que l'infirmité avait courbée sous le poids des liens dont Satan l'avait chargée. (Luc, XIII, 11.) Cest en effet, de ces ennemis cachés que gémissait le Psalmiste quand il s'écriait : « Ils ont courbé mon âme. » (Ps. LVI, 7.) Or, il y avait dix‑huit ans que cette femme était atteinte de son infirmité, ce qui revient à trois fois six, et le nombre des mois de dix‑huit, égale le cube du nombre six, attendu qu'il est égal à six multiplié par six, multiplié lui‑même par six. Un peu auparavant se trouve dans l'Evangile l'histoire du figuier que trois années de suite accusaient de stérilité. (Luc, XIII, 6.) Mais on intercéda si bien pour lui qu'on le laissa debout encore pendant une année, afin que s'il produisait du fruit, tout fût bien pour lui, et que s'il n'en produisait point, il fût coupé. Or, les trois ans se rapportent à la subdivision ternaire dont j'ai parlé plus haut, et le nombre des mois de trois ans égale le carré de six, attendu qu'il n'est autre que six fois six.

 

8. Une année , si on en considère les douze mois entiers qui se composent de trente jours, telle est, en effet, la longueur du mois que les anciens avaient mesuré sur le cours de la lune, se rattache également au nombre six. En effet, un six posé au premier ordre qui se compose d'unités jusqu'à dix, vaut soixante placé au second ordre qui se compose de dizaines jusqu'à cent. Le nombre de soixante jours est donc le sixième de l'année, d'où il suit que si on multiplie le nombre soixante qui est comme le sénaire du second ordre, par le sénaire du premier ordre, on a six fois soixante, ce qui fait trois cent soixante jours, nombre auquel s'élèvent les jours des douze mois. Mais de même

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p263 LIVRE IV.-CHAPITRE V.

 

que la révolution de la lune a donné le mois à l'homme, ainsi la révolution du soleil lui a donné l'année. Or, il s'en faut encore de cinq jours et un quart pour que le soleil ait accompli sa révolution et fait une année, et quatre quarts de jours font un jour qu'il faut intercaler tous les quatre ans à l'année qu'on appelle bissextile, si on ne veut point que l'ordre des temps soit changé. Et si nous considérons les cinq jours et un quart, nous y retrouverons encore une fraction du nombre six. En premier lieu, comme on a coutume de compter le tout, dès qu'il y a une partie du tout, on n'a plus seulement cinq jours mais bien six, à prendre le quart de jour pour un jour. En second lieu, les cinq jours sont le sixième d'un mois, et le quart d'un jour se compose de six heures, car le jour entier, c'est‑à-dire compté, avec la nuit, se compose de vingt-quatre heures, dont le quart qui est un quart de jour est de six heures. Voilà comment dans le cours même de l'année on retrouve encore le nombre sénaire.

 

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