Darras tome 39 p. 433
II. LA SOI-DISANT RÉFORME DES ORDRES RELIGIEUX SOUS LOUIS XV.
28. Jésus-Christ est venu éclairer les hommes sur les rapports essentiels qui doivent les lier à Dieu et sur la destinée dernière à laquelle il est nécessaire qu'aboutisse leur existence : il leur a enseigné l'usage légitime des moyens naturels et leur a fourni les moyens surnaturels d'y tendre et d'y parvenir. Or, l'état religieux est la pratique littérale des préceptes et des conseils de l'Homme-Dieu ; l'état donc basé sur des principes divins : il prend sa source dans l'Évangile. Issus d'une origine commune, les ordres réguliers peuvent cependant admettre une immense variété dans l'objet de leur règle, selon les manières diverses dont ils rapportent à Dieu l'existence terrestre de leurs membres respectifs : ainsi, les uns consistent dans la contemplation des vérités éternelles et dans la pratique individuelle de la perfection chrétienne ; les autres, dans une coopération plus directe à l'intérêt spirituel du prochain.
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Le premier objet est celui des moines dont la solitude est le séjour ordinaire; l'amour de la vertu et le désir de l'exercer envers d'autres hommes et de la propager ont enfanté les ordres religieux. Ordres religieux et moines ont contribué pour une grande part à la civilisation de la France. A l'origine, ils ont, par la prédication apostolique, activé la fusion des races, et par leurs travaux, aménagé les eaux, les champs et les bois. Dans la suite, quittant leurs solitudes, ils se sont établis dans les villes pour tenir tête à l'hérésie, sauver les moeurs et servir de contrepoids à la féodalité. Depuis le XVIe siècle, sous le nom ordinaire de clercs réguliers, ils font face à tous les besoins des temps et, par la diversité de leurs œuvres non moins que par l'exemple de leurs vertus, contribuent, plus qu'on ne saurait dire, à l'heureux état des choses divines et humaines. Mais la foi venant à s'affaiblir, les mœurs à se détériorer, et, comme disent les vieux chroniqueurs, le monde penchant déjà vers sa ruine, la cognée va être mise à la racine de l'arbre monastique, par ceux-là même que ce grand arbre doit écraser dans sa chute. C'est un malheur à jamais déplorable, mais qu'il faut décrire.
29. Au XVIIIe siècle, les associations religieuses de France se partageaient en cinq catégories : 1° les Ordres monastiques ; 2° les congrégations de chanoines réguliers; 3° les ordres mendiants ; 4° les ordres et congrégations de clercs réguliers ; 5° les congrégations ou associations hospitalières. Cette histoire a déjà parlé en détail de la plupart de ces établissements ; il ne faut plus ici, pour le besoin de la cause, qu'en dresser une nomenclature, une table sommaire, et comme on dit de nos jours, une statistique.
Les ordres monastiques se composent : 1° des religieux de l'ordre de S. Benoit partagés en congrégations de S. Vannes et Hydulphe, de Saint-Maur, des Bénédictins anciens, des Bénédictins exempts et des Bénédictins anglais ; 2° des moines de Cluny qui se divisent en non-réformés et en réformés ; 3° des moines de Grandmont fondés par S. Etienne de Muret ; 4° des moines de Fontevrault institués par le B. Robert d'Arbrissel ; 5° des Camaldules de S. Romuald ; 6° de la réforme des Célestins ; 7° de l'ordre de Citeaux qui comprenait ces quatre grands chefs de filiation Laferté, Pontigny, Clairvaux
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et Morimond ; plus l'ordre des Feuillants, les abbayes d'Orval, de la Trappe et de Septfonts ; 8° enfin de l'ordre des Chartreux.
Les congrégations de chanoines réguliers comprenaient les Prémontrés de S. Norbert, les chanoines de la Chancellade, les chanoines du B. P. Fourrier, les chanoines de Sainte-Geneviève, les chanoines de Saint-Ruf, du P. Moulin et de Sainte-Croix.
Les quatre principaux ordres mendiants étaient les Franciscains, les Dominicains, les Carmes et les Augustins, qui se divisaient en plusieurs réformes. L'institut de S. François d'Assise comprenait les Frères mineurs divisés en Cordeliers et en Observantins ; les Capucins qui dirigeaient les Filles de la passion ; les Récollets et les Pénitents du tiers-ordre. L'ordre de S. Dominique se partageait en trois congrégations réformées à divers titres. Les Carmes se distinguaient en religieux de la primitive observance et en Carmes déchaussés. Les ermites de S. Augustin s'appelaient les uns Grands, les autres Petits Augustins, vulgairement Petits Pères. A ces quatre grands ordres, il convient d'ajouter les Minimes fondés par S. François de Paul.
Les clercs réguliers comprenaient : 1° les Théatins de S. Gaétan de Thienne ; 2° les Jésuites ; 3° les Barnabites ; 4° l'Oratoire fondé par Bérulle ; 5° la congrégation de la Doctrine chrétienne introduite en France par César de Bus ; 6° les prêtres de la mission, vulgairement Lazaristes ; 7° l'Oratoire de Jésus-Marie fondé par Eudes Mézerai ; 8° la congrégation de Saint-Sulpice ; 9° la petite congrégation d'Adrien Bourdoise; 10° les sociétés des missions étrangères et du Saint-Esprit.
Les Hospitaliers, spécialement consacrés à la cure des maux corporels, étaient les Antonins pour le service des malades en temps d'épidémie ; les Mathurins ou l'ordre des Trinitaires pour la rédemption des captifs, les chanoines de la Merci institués pour le même but ; les Frères de S. Jean de Dieu et les Frères des Ecoles chrétiennes. A ces institutions admirables, il convient de rapporter les ordres et congrégations religieuses de femmes, savoir : les Ursulines, les Visitandines, les sœurs de la Charité, les filles de Sainte-Agnès, de l'Union chrétienne, de Sainte-Geneviève, de Notre-
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Dame de miséricorde, de S. Thomas de Villeneuve, du Bon-Pasteur, du Sauveur, de S. Michel, de la Providence, de S. Valère; des religieuses de l'instruction chrétienne, de la société de la Sainte-Croix, de Sainte-Marthe, de Notre-Dame des Vertus; les hospitalières de la Charité Notre-Dame, les hospitalières de S. Joseph et les Sœurs de S. Joseph.
Plus de cent autres congrégations d'hommes ou de femmes, dit le P. Prat, couvraient l'heureux sol de notre France d'établissements dont le nombre et la variété semblaient défier toutes les misères de l'humanité : des âmes qui se trouvaient trop à l'étroit et mal à l'aise dans le monde, allaient chercher dans la solitude et dans l'exercice continuel de la vertu des jouissances capables de remplir l'immensité de leurs désirs ; des cœurs flétris par les vices et agités par les remords retrouvaient le calme et le bonheur dans les asiles destinés à leur position. En un mot, il n'y avait pas dans la société un seul besoin, une seule infortune, pour lesquels un ordre monastique, une congrégation, une association charitable n'eussent élevé des abris. Mais ces établissements inspirés et créés par la religion, la recommandaient à la reconnaissance publique, et en maintenaient l'empire dans tous les cœurs. Or, il s'était formé centre l'Église une conjuration qui, pendant plus d'un siècle, se recrutant dans toutes les sectes, dans tous les partis formés contre l'ordre monastique, poursuivit sa perte avec une animosité que ne déconcerta point le danger d'anéantir la patrie. Semblables à des forteresses qui défendent les abords d'une place, les ordres et les associations religieuses offraient aux ennemis de l'Église des obstacles contre lesquels ils réunirent tous leurs efforts. Sous des prétextes illusoires qu'ils jetèrent en pâture à la crédulité publique, ils luttèrent un demi-siècle contre ces institutions; et lorsqu'ils eurent consommé leur ruine, ils entreprirent ouvertement de consommer celle de l'Église. C'est cette longue chaîne d'iniquités que nous allons dérouler maintenant sous les yeux de nos lecteurs.
30. Les philosophes avaient commencé de battre en brèche les ordres religieux en déchaînant, contre les Jésuites, autant qu'ils le
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(1) Essai historique sur la destruction des ordres religieux en France, p. 3i.
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purent, toutes les forces sociales et toutes les passions. Après l'expulsion des Jésuites, expulsion dont les parlementaires n'avaient été que les instruments, les jansénistes les dupes et les encyclopédistes, les promoteurs, il fut bien entendu que les Jésuites une fois à terre, on allait courir sus aux autres ordres. D'Alembert, que Voltaire décore du titre de prêtre de la raison, parce qu'il avait sonné le glas des Jésuites, trahit encore cette fois des conspirateurs qui se croyaient amis de l'humanité parce qu'ils étaient impies. Dans une lettre à un conseiller au Parlement, il dit : « Le monarchisme commence à dépérir sensiblement ; les cloîtres, autrefois si peuplés s'éclaircissent d'une année à l'autre ; le gouvernement même commence à en sentir l'abus et les bons citoyens pensent avec un célèbre magistrat (La Chalotais), que l'expulsion des Jésuites ne sera pas aussi utile qu'elle le peut être, si elle n'est suivie d'un examen rigoureux des constitutions et du régime de tous les ordres. » D'Alembert montre ensuite dans les désordres et les troubles introduits par l'esprit philosophique dans quelques communautés religieuses, l’heureux présage de la ruine de tous les ordres ecclésiastiques en France : il en excepte toutefois les Frères de S. Jean de Dieu, que le philosophisme libertin et lâche se sentait impuissant à remplacer avec des mercenaires. Le philosophe ne se trompait pas de tout ; l'esprit du XVIIIe siècle, l'un des plus vils de l'histoire, avait pénétré dans les instituts monastiques et y avait produit, ce par quoi il les détruit toujours, la discorde. L'amour des discussions détache de la règle ; le désir de la victoire fait oublier les devoirs de l'obéissance et les obligations de la charité. Les récalcitrants, lorsqu'on veut les faire rentrer dans l'ordre, en appellent comme d'abus, soit au futur chapitre, soit aux cours judiciaires. Les parlements, infectés de jansénisme, voyaient, dans ces maisons, comme abus rédhibitoire, la vocation religieuse : ils profitèrent de ces appels pour envenimer le mal. On vit bientôt les scandales éclater. Avec la règle, les vertus qu'elle commande disparaissaient et faisaient place aux vices qu'elle voulait proscrire. Les Célestins firent des démarches pour secouer le joug de leur institut ; plusieurs maisons d'Ursulines et d'Hospitalières se révoltèrent contre leurs
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légitimes pasteurs ; les Oratoriens, les Bénédictins, les Barnabites, les Doctrinaires prêtèrent, au jansénisme, un malheureux concours; vingt-huit religieux de S. Germain des Prés adressèrent requête au roi pour obtenir des changements funestes, d'ailleurs en dehors de la compétence du pouvoir civil. Des troubles, à jamais déplorables agitaient les deux congrégations de S. Vannes et de S. Maur ; des dérèglements affligeaient des communautés de Capucins. Certaines maisons faisaient, de leurs revenus, un abus étrange. Surtout la grande plaie de la commende livrait, aux parasites de la monarchie, les plus grands revenus de l'ordre monastique, réduisait le nombre des religieux et laissait les cloîtres exposés à tous les ravages du temps. Les ennemis de la religion s'en réjouissaient ; ils déclamaient contre l'état monastique, comme cause de ces désordres et en provoquaient l'extinction. En bonne logique, ces scandales eussent dû rester à la charge de leurs auteurs et de leurs complices ; une règle ne peut pas être responsable des vices de ceux qui la foulent aux pieds. Les hommes sages continuaient donc à bon droit, d'admirer dans la régularité des religieux fidèles, les prodiges de vertu dont la vie monastique rend les hommes capables : et maudissaient, dans les dérèglements des autres, les influences étrangères qui les avaient éloignés de l'esprit de leur état.
31. L'assemblée du clergé se réunissait en 1763, dans des circonstances pleines de tristesse. Les ministres et les magistrats de Louis XV avaient dépassé depuis longtemps les bornes que le gallicanisme respectait sous Louis XIV. Le jansénisme qui avait trouvé des sectateurs jusque dans le clergé, avait la majorité dans les parlements. On voyait alors les tribunaux séculiers flétrir les bulles pontificales, condamner au feu les mandements des évêques, envoyer en prison les prêtres fidèles au Pape, ordonner la saisie du Saint-Sacrement dans le tabernacle et le faire porter entre quatre archers aux hérétiques notoires. On ne tolérait plus qu'une ombre de la juridiction ecclésiastique ; encore avec l'appel comme d'abus, rien n'était plus facile que de paralyser l'autorité du Pape et des évêques. Pendant que la magistrature usurpait sur la juridiction et altérait la discipline, les dogmes étaient attaqués par l'hérésie ;
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les mystères, les cérémonies, les ministres
de la sainte Église étaient tournés
en ridicule par l'impiété. Les institutions religieuses, qui auraient dû tout
relever, menaçaient de décadence. L'état des ordres religieux appela donc le
sérieux examen de l'assemblée. La commission
de juridiction fut chargée de présenter un rapport, dont la rédaction fut confiée à Loménie de Brienne. On ne sait au juste quels sentiments l'inspiraient ; sa triste fin
permet toutes les suppositions ; cet archevêque était un de ces misérables que
Dieu laisse entrer dans son Église quand il veut l'affliger. Par une
inspiration étrange dans un tel personnage, Brienne demanda une réforme
générale, et cédant sans doute au vœu unanime de ses collègues, s'appuya même sur l'autorité du pape Innocent III qui disait : « Le
zèle que nous devons avoir pour maintenir l'état religieux dans toute sa pureté, ne nous permet pas de voir sans un vif sentiment de douleur, les disputes qui s'élèvent entre les
réguliers, et qui sont trop contraires à la profession sainte qu'ils ont
embrassée, pour ne pas en souiller la gloire; puisque suivant l'apôtre, il ne
faut pas qu'un serviteur de Dieu plaide devant les hommes. (1) »
De tous les moyens propres à cette grande opération, la commission proposait, comme plus efficace le recours au Saint-Siège. « Ce moyen, disait-elle, serait de recourir au souverain pontife lui-même, de lui exposer l'état des ordres religieux en France, et de le supplier de nommer des cardinaux, ou évêques, commissaires, qui, par son autorité, puissent rétablir l'ordre et la régularité. Ce moyen n'est pas nouveau. On a vu sous les premières races de nos rois des évêques envoyés par le Saint-Siège pour rétablir la discipline régulière dans les abbayes royales ; et, sous Louis XIII, monseigneur le cardinal de La Rochefoucault fut chargé d'une pareille commission. Ce moyen ne peut être suivi que d'un heureux effet ; car, dès que l'autorité du Saint-Siège aura parlé, les religieux ne pourront plus, à l'abri de leurs privilèges, se soustraire à l'empire de la règle ; et quelle est la communauté religieuse qui refusera de se soumettre aux lois qui lui seront prescrites? Ce moyen est conforme aux canons, à l'esprit de l'Église, aux pré-
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(1) Innocent m, Reçjest. XIV, Epist. 108.
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tentions même des religieux, et il peut opérer promptement le bien que vous désirez ; car peu d'années suffiront aux commissaires du Saint-Siège pour faire les règlements nécessaires et en assurer l'exécution. » Le rapporteur ajoutait qu'il était convenable de faire part au roi de ce projet, et de lui demander sa médiation pour en assurer le succès auprès du Saint-Siège. L'assemblée adopta les conclusions de la commission, adressa dans ce sens une lettre au souverain pontife, et fit part au roi de ses délibérations.
32. Ces délibérations furent soumises au conseil d'Etat. Quoique le gouvernement sut bien qu’il avait la force d’entraver l'action des commissaires apostoliques, il ne voulut pas entendre parler du recours au Pape. De cette boue, qui formait la cour, émergèrent des arrêts qui nous reportent à la cour des Constance et des Copronyme. Ordre fut donné immédiatement à l'Assemblée du clergé de suspendre ses séances. Pendant la prorogation, le conseil d'État libella ces deux arrêts du 23 et du 24 mai 1766, qui portent aux dernières extrémités toutes les servitudes gallicanes. Par le premier, le roi signifiait aux évêques que la réforme des ordres religieux ne regardait que lui, Louis, quinzième du nom, vil amant de la Dubarry, réformateur inattendu des règles de la perfection chrétienne ; que le digne et excellent prince allait nommer une commission où il daignerait faire entrer quelques membres de l'épiscopat, et qui aurait le droit absolu de visiter toutes les congrégations ; de se faire rendre compte du spirituel et du temporel de chaque couvent; de provoquer les plaintes de chaque moine; d'exiger la remise de toutes les règles, de tous les registres, de tous les documents ; d'interroger tous les évêques sur les monastères de leur diocèse, et de faire à lui, roi très chrétien et très exemplaire, toutes les propositions qu'elle jugerait à propos ; pour être ensuite décidé souverainement par lui, roi, selon qu'il lui conviendrait. Cet arrêt inique et révoltant, ne nommait pas même le Pape, et, loin de réserver ses droits, il n'y faisait allusion que pour défendre d'en tenir compte ; car le Conseil déclarait que ce pouvoir arbitraire s'exercerait nonobstant tous privilèges et exemptions
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de quelque genre quelles pussent être. — Le lendemain, le même conseil d'État rendait, en présence du roi, un second arrêt qui attribuait à la puissance séculière sur le clergé une suprématie qui ne diffère pas sensiblement de la suprématie schismatique du roi d'Angleterre. Par un scandaleux excès de pouvoir, Louis XV se décernait le droit exclusif de fixer les limites des deux puissances, d'autoriser ou de prohiber en France les décisions pontificales, même en matière de doctrine et de croyance, d'imposer silence aux évêques sur ces mêmes questions, sous prétexte de maintenir la tranquillité publique. Argument avec lequel les républicains d'aujourd'hui, dignes héritiers de l'autocratie royale, s'autorisent à tous les attentats contre l'Église. Louis XV déniait à la juridiction spirituelle, toute action visible et extérieure sur les biens et sur les corps ; soumettait la validité des jugements de l'Église à l'approbation des tribunaux laïques, se réservait le pouvoir d'admettre ou d'exclure les ordres religieux et d'annuler les vœux qui ne seraient pas émis dans les formes par lui déterminées ; et enfin défendait à toutes personnes de rien entreprendre, écrire ou soutenir de contraire aux principes ci-dessus rappelés, de rien publier qui put faire naître des opinions différentes. Ce second arrêt annonçait la création d'une seconde commission, chargée de conserver les droits inviolables des deux puissances.
L'assemblée du clergé, qui avait repris ses séances, justement alarmée des dispositions tyranniques de ces décrets, représenta au prince : « Qu'elle était également convaincue de l'édification que donnaient à l'Église plusieurs ordres religieux, des services qu'ils étaient tous en état de lui rendre et de la nécessité de ramener à l'exacte observance des règles, ceux qui s'en étaient écartés, et persuadée que le recours au Saint-Siège était le moyen le plus efficace pour rétablir la discipline dans les congrégations qui lui étaient immédiatement soumises ; qu'il était même le seul qu'il pût être canoniquement employé, s'il était nécessaire de faire quelques changements à leurs constitutions. » Elle suppliait de nouveau Sa Majesté de seconder auprès du souverain pontife les sollicitations des évêques pour en obtenir le moyen de réforme qui
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leur paraissait urgent et nécessaire. Le roi promit tout ce qu'on voulut, mais ne fit rien de ce qu'on demandait et fit même tout le contraire. Louis XV était poli comme un roi et juste comme un Tartare.
33. Le roi nomma deux commissions, l'une dite des Réguliers; l'autre, des Deux puissances. Les deux commissions furent composées des mêmes membres, de dix commissaires choisis dans les rangs de l'épiscopat et dans le conseil d'Etat. Les évêques choisis étaient le cardinal de la Roche-Aymon archevêque de Reims ; de Jumilhac, archevêque d'Arles; Phélipeaux d'Herbault, archevêque de Bourges ; Dillun, archevêque de Narbonne et Loménie deBrienne, archevêque de Toulouse. Les conseillers d'état qui furent adjoints à ces prélats, étaient presque tous connus par l'exaltation de leurs maximes parlementaires, quelques-uns par leur animosité contre le Saint-Siège et contre le clergé orthodoxe : c'étaient Joly de Fleury, Bourgeois de Boisnes, Daguesseau, d'Ormesson et Gilbert de Voisins, qui, étant décédé, fut remplacé par Feydeau de Marville, conseiller d'État. Peu après, deux des prélats nommés eurent pour successeurs, Boisgelin, archevêque d'Aix et Cicé, archevêque de Bordeaux. L'archevêque de Reims, avec de la noblesse dans le caractère, apportait dans ses rapports des ménagements et une condescendance, qui ne répondaient pas toujours aux devoirs de sa dignité et n'entravaient jamais les démarches de la commission. Dillon était mieux fait pour représenter le roi aux états du Languedoc que S. Benoît ou S. François, dans une commission de réguliers. Boisgelin pouvait donner des conseils que la cour n'avait pas l'intention de suivre. Cicé, qui sanctionna les décrets impies de la Constituante, pouvait être induit en erreur sur des desseins dont il n'apercevait pas la portée. Loménie de Brienne était le Judas de ce collège peu apostolique. Issu d'une famille illustre, mais déchue, Brienne n'avait pas une fortune assortie à sa noblesse et à son ambition. L'espoir de relever son nom et de satisfaire ses goûts du luxe, le fit entrer dans l'état ecclésiastique avec l'arrière pensée de parvenir aux premières dignités de l'Église. Pendant le cours de ses études, par cette affinité qui rapproche les têtes mal faites et les faibles cœurs,
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il s'était pris d'amitié avec l'abbé Morellet, Turgot et d'Alembert. Mais, doué d'une grande souplesse d'esprit et habile dans l'art de feindre, il ne se permit point les démonstrations qui pouvaient trahir ses espérances. D'Alembert, qui le connaissait à fond, l'appela à l'Académie pour lui fournir des moyens d'influence. « On dit, lui écrivait Voltaire, que vous nous donnez pour confrère, M. l'archevêque de Toulouse, qui passe pour une bonne bête de votre façon et bien disciplinée par vous. » L'intrigue et la dissimulation le portèrent successivement sur le siège de Condom et de Toulouse. En 1765, membre de l'assemblée générale du clergé, il montra, en faveur de la religion, un certain empressement qui n'effraya point les philosophes, mais qui put faire illusion à des prélats sincères et zélés. Le reste de sa carrière devait être signalé par les plus étranges vicissitudes : porté au ministère par les menées d'une coterie, il hâta les malheurs de la révolution, précipita les affaires dans un effrayant désordre, les quitta pour aller recevoir en Italie le chapeau de cardinal, que Louis XVI trompé eut la faiblesse de solliciter pour lui. De nouveaux scandales montrèrent bientôt combien il était indigne de cette faveur : il prêta tous les serments que voulurent les assemblées constituante et législative et la convention : il renvoya dédaigneusement à Rome les marques de sa dignité, outragea le souverain pontife par des paroles insolentes, abdiqua son caractère sacré, et finit par s'empoisonner lui-même pour éviter la mort infâme à laquelle l'avait condamné le comité du salut public. (1) Tel est l'homme qui, sous prétexte de réformer, avait reçu le mandat réel de désorganiser et de détruire l'état monastique.