Édit de Nantes 4

Darras tome 37 p. 560

 

67. De prime abord, on ne sut pas à Rome comment les choses s'étaient passées. Le roi pouvait révoquer l'édit de Nantes, et, s'il le pouvait, il le devait, tout en respectant dans les protestants, la liberté du culte domestique. Le Pape, dans la présomption que les choses s'étaient passées ainsi, répondit à la communication de l'édit, par force politesses gracieuses : c'est, en Italie, une manière de se montrer satisfait, même quand on ne le serait pas, mais cer­tainement sans rien engager et parfois sans rien dire. Innocent XI ne se tenait pas dans une si méticuleuse réserve: sans approuver la conduite de Louis XIV en Angleterre et sans rien préjuger de sa conduite en France, il lui adressa donc, le 13 novembre, le bref suivant :

« Entre toutes les preuves illustres que Votre Majesté a données de sa piété naturelle, il n'en est point de plus éclatante que le zèle-

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(1) Éclaircissements, etc., 1.1, p. 33D.

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vraiment digne du roi très chrétien qui l'a portée à révoquer tou­tes les ordonnances rendues en faveur des hérétiques de votre royaume, et à pourvoir comme elle a fait par de très sages édits à la propagation de la foi catholique, ainsi que nous l'avons appris de notre cher fils le duc d'Estrées, votre ambassadeur auprès de nous. Nous avons cru qu'il était de notre devoir de vous écrire ces lettres pour rendre un témoignage authentique et durable des éloges que nous donnons aux beaux sentiments de religion que votre esprit fait paraître, et vous féliciter sur le comble de louan­ges immortelles que vous avez ajouté par cette dernière action à toutes celles qui rendent jusqu'à présent votre vie si glorieuse. L'Église catholique n'oubliera pas de marquer dans ses annales une si grande œuvre de votre dévotion envers elle et ne cessera jamais de louer votre nom. Mais surtout vous devez attendre de la bonté divine la récompense d'une si belle résolution, et être bien persuadé que nous ferons continuellement pour cela des vœux très ardents à cette divine bonté. Notre vénérable frère l'archevêque évêque de Paris vous dira le reste, et nous donnons de bon cœur à Votre Majesté notre bénédiction apostolique. »


Un historien trouve assez vague ce bref qui ne satisfit point Louis XIV. Innocent XI voulait bien louer le zèle de ce prince contre l'hé­résie, mais il refusait d'engager sa responsabilité dans une entre­prise où il n'avait pas eu sa juste part d'initiative et de direction; il s'y associait par ses bons désirs et ses prières, non par l'appro­bation des violences employées dans l'œuvre militaire des conver­sions. A la vérité, le Pape ignorait encore les dragonnades ; mais il en savait assez de la conduite de Louis XIV en France et il en savait trop sur ses ingérances, maladroitement despotiques, en Angleterre, en Allemagne et jusqu'à Rome, pour pousser plus loin. Le Pape donnait des compliments pieux et c'est tout.


Louis XIV, mécontent du bref, voulait obtenir à Rome quelque démonstration de joie publique en faveur de l'extirpation du protes­tantisme. Le cardinal d'Estrées par lui-même, par ses agents et par le cardinal secrétaire d'État, essaya vainement d'obtenir cette démonstration : Innocent malade et d'humeur chagrine au moins

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en apparence, s'abstint de répondre. Alors Louis XIV écrivit au Pape pour lui dire combien il serait sensible au témoignage que Sa Sainteté lui donnerait de la part qu'elle prend à l'heureux succès de cette révolution : ce sont les propres paroles du roi. Dans ses lettres au cardinal d'Estrées, le prince moins modéré ou plus en colère, écrit que quand il demanderait de confirmer par des grâces tout ce que lui, roi, croit posséder avec justice et comme des droits atta­chés à sa couronne, « Sa Sainteté ne devrait pas faire de difficulté, dans cette occasion, de se servir du pouvoir et des trésors que Dieu lui a confiés pour faciliter, en tout ce qui dépend d'elle, l'achève­ment de ce grand ouvrage. » Les éclats de colère ne touchaient pas plus le Pontife que les précautions oratoires. Innocent XI recevait de Londres, des nouvelles peu faites pour l'égayer. Le nonce d'Adda et le vicaire apostolique Leiburn avaient observé scrupuleusement la consigne du Pape ; mais leur influence échoua contre les empor­tements du parti exalté à la tête duquel se trouvaient l'ambassadeur de France, le Jésuite Pètre et le roi lui-même. Sous l'inspira­tion du roi de France, Jaques II prenait le contre-pied de ce que souhaitait le souverain pontife. Le Parlement anglais venait de se réunir ; on s'y montrait l'édit de Louis XIV et l'allocution de Daniel de Cosnac, évêque de Valence, l'un des plus maladroits flagorneurs de l'absolutisme, qui appelait Louis XIV l'exterminateur de l'hérésie même en Angleterre. En fait d'extermination, Louis XIV ne devait que faire tomber du trône Jacques II et appeler sur les catholiques d'outre-Manche, de nouvelles rigueurs. Ces perspectives sombres, qui n'échappaient pas à la perspicacité d'Innocent XI, qui l'attris­taient profondément, le rendaient même malade. On comprend qu'il ne pouvait songer à se réjouir des triomphes de Louis XIV, si l'on peut appeler cela triomphes.


En désespoir de cause, à la fête de Noël, après le souper qui suit l'office, suivant une vieille tradition du Sacré-Collège, le cardinal d'Eslrées essaya d'enlever, par un bon tour, ce qu'il ne pouvait pas remporter par bonne grâce. Au dessert, il lut, à ses collègues, une lettre du P. Lachaise, confesseur du roi, lettre où l'on racon­tait avec la plus vive admiration, les choses merveilleuses en appa-

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rence, que la France venait de voir s'accomplir. « Les cardinaux, dit d'Estrées, se recrièrent sur ces événements et j'ajoutai en me levant : « Allons-nous en remercier Dieu à la chapelle, en attendant le Te Deum et toutes les marques que le Pape a résolu de donner de sa joie. » — Mais outre qu'une démonstration ainsi escamotée eût été sans valeur, elle n'eut point lieu, et d'Estrées n'eut pas de motif pour se comparer à Scipion montant au Capitole.

 

Il fut alors entendu que les réjouissances publiques auraient lieu après l'allocution consistoriale du Pape. Innocent XI indiqua donc un consistoire pour le 18 mars, cinq mois après la révocation de l'édit de Nantes. Le 18 mars, Innocent XI parut au consistoire avec un assez mauvais visage et n'entretint point les cardinaux en par­ticulier avant la séance. Dans une très courte allocution, il exalta d'abord le succès remporté contre les Turcs sous les murs de "Vienne, sujet particulièrement désagréable à Louis XIV ; puis, ve­nant aux affaires de France, il s'exprima en ces termes :

« Nous tenons à vous dire quelques mots d'une action illustre de notre très cher fils Louis, roi très chrétien, dont nous a informé son ambassadeur, le noble duc d'Estrées, et qui ajoute une joie infinie à notre tendresse paternelle pour le roi très chrétien et pour son royaume si florissant. Le Seigneur a montré les merveilles de sa miséricorde en donnant à ce prince le pouvoir de faire dispa­raître en peu de temps les abominations de l'impiété, et par un admirable changement, de délivrer presque entièrement ce pays de la superstition que des hommes criminels y avaient apportée dans le siècle dernier, et qui avait déchaîné sur ces peuples les malheurs de la guerre civile, en exposant au plus grand péril la foi de cette grande nation, et même son intégrité. Notre cher fils ayant abrogé les édits que des traîtres hérétiques avaient arrachés à ses ancêtres les rois très chrétiens, au milieu des ardeurs et des dangers de la guerre, et les ayant remplacés par des ordonnances qui défendent à ces sectaires l'usage de leurs temples et la liberté de leurs assem­blées, Dieu a manifesté par eux sa puissance ; suivant les promes­ses de sa miséricorde, il leur a donné des cœurs nouveaux qui leur ont montré l'accomplissement de la volonté divine dans la soumis-

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sion à leur prince, et il leur a fait quitter, pour revenir à la religion catholique, l'erreur dans laquelle ils étaient nés et avaient été nour­ris. Les témoignages éclatants que le roi très chrétien vient de don­ner de son zèle et de sa piété lui donnent un titre à notre louange et à celle de toute cette assemblée, prémices de celles que lui décer­nera la postérité tant que durera le souvenir de ce grand acte. En attendant, adressons au Père des lumières nos instantes supplica­tions, afin qu'il inspire chaque jour à ce prince plus d'ardeur encore pour tout ce qui intéresse la prospérité et le salut de la chrétienté et de l'Église catholique. »

 

Le cardinal d'Estrées, pour donner plus d'éclat à l'allocution pon­tificale, avait imaginé de prendre la parole tout après le Pape, pour paraphraser et amplifier, dans une réponse congratulatoire, les termes de l'allocution. Mais il en fut empêché par les cardinaux, parce que tel n'était pas l'usage.

 

Le Te Deum demandé et qui devait avoir lieu tout après le con­sistoire, fut ajourné à cause du carême : en carême, on chante des Miserere, des De profundis et non pas des Te Deum. : ce retard, motivé par des convenances liturgiques, fut un nouveau désagré­ment pour la cour de France, bien qu'il eut été demandé par notre ambassadeur. Entre temps, l'ambassadeur, pour donner plus de relief à la solennité, aurait voulu que le Pape cédât au moins sur l'un des points qui divisaient les deux cours : le Pape ne céda sur aucun. A quoi Louis XIV répondit par ces mots caractéristiques : Je n'ai pas lieu d'être fort content du peu de dispositions que vous voyez au rétablissement d'une bonne intelligence entre sa Sainteté et moi. »

 

Le Te Deum eut lieu avec accompagnement de feux de joie et de cérémonies éclatantes à Saint-Louis-des-Français, au palais Far-nèse, aux couvents et hospices relevant de la couronne de France. Louis XIV en eut quelque satisfaction ; mais il ne manqua pas de remarquer, dans sa lettre de remercîment à l'ambassadeur : « Qu'il ne faut pas attendre d'autres effets de la part que Sa Sainteté a prise a tout ce que j'ai fait de plus avantageux pour notre religion que l'éloge qu'elle en a fait dans le consistoire, et qu'au surplus elle

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n'aura pas plus d'empressement que ci-devant de rétablir une par­faite intelligence avec moi, par les moyens qui dépendent entière­ment de son autorité, et que je devais me promettre de sa justice. »


A partir d'avril 1686, on ne trouve plus trace, dans la correspon­dance des agents, d'aucune parole du Pape relative à la révocation. Rome n'envoya plus d'encouragements dès qu'on sut la violence déployée contre les huguenots. Plus le gouvernement déployait de rigueurs, plus le Pape, sévère contre les doctrines, se montrait charitable pour les personnes. Le Pape tint si bien à cette résolu­tion, qu'il pria même le roi d'Angleterre d'intercéder prés du roi de France, en faveur des protestants réfractaires. Le cardinal d'Es-trées, blessé de ce parti pris, ne manqua pas de faire observer très désobligeamment, que le Pape était favorable aux Quiétistes et aux Jansénistes, au moment où il prenait si peu de part à ce qu'il faisait pour l'extirpation de l'hérésie. Au tome VIII de ses Mémoires (éd. in-12 de 1856) Saint-Simon, détracteur d'Innocent XI, dit : « Cette main basse sur les huguenots ne put obtenir son approbation.» Et l'avocat-général, Denis Talon, interprète des rancunes parlemen­taires, ne manquait pas, dans son réquisitoire du 26 décembre 1687, de s'écrier : « Que de témoignages de reconnaissance, non seule­ment en paroles, mais en effets ; que d'accroissements de grâce et de faveur, le roi ne devait-il pas attendre du Pape ! Quelles marques de respect et quelle déférence l'Église et tous ses ministres ne sont-ils pas obligés de rendre à un prince, de qui ils reçoivent une pro­tection si puissante et si efficace ! Cependant le Pape, prévenu par des esprits factieux... » On voit que Talon ne ménage pas ses épithètes. Evidemment si le Pape et le roi s'étaient réconciliés sur le dos des protestants, Talon eût eu la permission de se taire, mais parce que Innocent XI n'avait ni inspiré, ni approuvé la révocation de l'édit de Nantes, le haineux parlementaire invectivait contre le Pontife.

Nous ne poussons pas plus loin. On ne voit pas qu'Innocent XI ait fait, non plus, sur ce sujet, de graves représentations. Au moment où, en France, il n'était plus écouté des évêques, il ne voulut pas offrir, à un prince altier, des décisions qu'on ne lui demandait pas

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et donner des avis pour le moins inutiles. Convertir sa réserve en assentiment, c'est manquer à la logique ; d'autant qu'il est prouvé d'ailleurs qu'il n'approuva, dans la révocation, que le zèle et les conversions spontanées. Innocent XI doit bénéficier de l'adage : Admissio unius est exclusio alterius.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon