Louis XV 6

Darras tome 39 p. 443


   34. Dès lors, il s'établit entre les partisans et les adversaires de la vie religieuse, une ardente polémique. Le nom des commissaires, la nature et l'étendue de leurs pouvoirs, le sens manifestement hostile des arrêts du Conseil d'État, les dispositions plus hostiles encore dont ils étaient la preuve, les projets destructeurs mis en circulation, éveillèrent soudain les craintes et les espérances. Ces craintes et ces espérances enfantèrent une foule d'écrits 

-------

(1) Morellet, Mémoires, t. II, chap. 23.

==========================================


p444 PONTIFICAT   DE  CLÉMENT   XIV   (17C9-1774)


et de pamphlets ou l'état monastique était attaqué ou défendu avec ardeur. Les évêques les plus vénérables, les pasteurs les plus dignes de seconder leur zèle, des corps de magistrats, plusieurs cités, des provinces entières, se hâtèrent d'exprimer aux commissaires, la satisfaction que leur donnaient les communautés religieuses, le désir de les voir se multiplier encore et la crainte d'être privés des avantages qu'ils en retiraient. Un docte magistrat a recueilli depuis ces témoignages et a publié, en son texte original, l'éloge des monastères, fait par les meilleurs juges de leurs services (1). Sauf quelques rares maisons où l'on ne relève d'ailleurs que de médiocres torts, et plutôt des bruits accusateurs que des faits positifs, on voit que les monastères, en 1767, à la veille même de leur destruction, n'étaient pas atteints, encore moins souillés, de ces lâches vilenies, dont on leur a fait depuis l'impudent reproche. Sous Louis XV, avec l'inerte autocratie du roi, la corruption de la cour et de la noblesse, l'impiété cynique des faux philosophes, le gaspillage des finances, la ruine des colonies, l'abandon de la vieille prépondérance de la patrie, le plaie du présent et l'écueil de l'avenir ne se trouvaient par derrière les murs des cloîtres. Cette grande question fut d'ailleurs plutôt étranglée qu'approfondie. L'école railleuse de Voltaire ne s'éleva même pas jusqu'à la discussion. Les ennemis des couvents savaient qu'aux yeux d'un peuple ignorant, celui qui fait rire a toujours raison. Pour provoquer et alimenter le rire, ils recueillirent donc toutes les vieilles épigrammes qui avaient, de tout temps, eu cours contre les moines, ils en aiguisèrent de plus piquantes encore; ils se servirent de la caricature, cette arme de la lâcheté méchante, représentant les moines sous les plus ridicules accoutrements, avec les physionomies les plus grotesques et dans les postures les plus ignomineuses. Chez nous, on a l'habitude de tout chansonner; et ils le savaient. Ainsi se hâtèrent-ils de rimer les couplets les plus satiriques, et de les propager dans le voisinage de tous les monastères. Le bouvier, le berger, le laboureur les fredonnèrent dans les champs, l'enfant les répéta sur les places publiques ; la 

------------------

(1) Gtxxs.Revue des questions historiques, t. XVIII etseq.

==========================================


p445 CHAP.   IX.   — LA   SOI-DISANT  RÉFORME  DES   ORDRES,   ETC.     


jeune fille et le jeune homme les redirent, sans honte, au foyer domestique. Un jour de noce ou de fête de village, un fermier, qui convoitait un pré ou un champ de l'abbaye unissait, le soir, sa voix avinée à celle de quelque matrone réjouie, et tous deux chantaient, au milieu des plats et des verres, l'intempérance des cénobites. Devant la commission, ces armes empoisonnées n'étaient pas de mise ; les philosophes, les économistes, les spéculateurs, réformateurs assez mal choisis, mais bons pour l'œuvre préméditée, envoyèrent des mémoires dont les conclusions dénonçaient le but impie. Les philosophes voyaient, dans l'état monastique, un des plus puissants appuis de la religion qu'ils voulaient détruire ; les économistes considéraient les biens ecclésiastiques comme autant de propriétés enlevées au commerce et à l'industrie ; les spéculateurs et les manieurs d'argent se promettaient d'en retirer d'immenses ressources. Les hommes, sérieusement attachés à la religion et à l'ordre public, voyaient les choses de plus haut ; ils regardaient les ordres monastiques comme des boulevards qu'il importait de conserver à l'Église. C'était donc moins la profession religieuse que la religion elle-même qui se trouvait en présence de tant de passions, de préjugés et de convoitises ; en d'autres termes, la lutte était engagée entre l'esprit du monde et l'esprit de l'Évangile.


   35. Au défaut de raison pour procéder contre les ordres religieux, s'ajoutait le défaut de compétence. Tous les historiens ont signalé, dans la commission des réguliers, le défaut absolu de pouvoirs et cette absence de bonne foi qui puisse faire croire à des illusions. La question avait été régulièrement posée par l'assemblée du clergé en 1765. L'assemblée recourait au Pape; le Pape devait nommer des visiteurs ; les visiteurs Apostoliques devaient examiner mûrement la question par eux-mêmes, s'enquérir près de témoins intègres, rédiger des rapports consciencieux, peser les conclusions au poids du sanctuaire, et tout remettre à la décision du siège apostolique. On suivit l'ordre diamétralement contraire. On sait par une lettre de Brienne à Bernis que la lettre du clergé ne fut pas envoyée au Pape; le roi trouva, dans les prélats

==========================================


p446  PONTIl'ICAT   UE  CLÉMENT   XIV  (17G9-1771)


gallicans, des auxiliaires, pour supprimer une lettre collective du clergé de France et procéder à des réformes monastiques, en écartant l'intervention canoniquement nécessaire du souverain pontife. « D'une part, dit Brienne, l'union s'est altérée (singulière expression) entre la cour et le Saint-Siège ; d'autre part, la marche suivie par la commission rendait les commissaires du Pape inutiles. » On peut toujours altérer l'union en manquant à son devoir; et rendre inutiles les commissaires pontificaux ne prouve pas qu'on ait le droit de les remplacer. Les conseillers d'État étaient sans qualité pour toucher aux ordres religieux ; les membres de la commission, qui étaient revêtus du caractère épiscopal, n'en avaient pas davantage. Evêques, ils avaient reçu, du Pontife Romain, tout pouvoir pour le gouvernement de leur diocèse; hors de leur diocèse, ils gardaient personnellement leur titre, mais perdaient tout droit pour poser un acte quelconque de juridiction. Pour une entreprise aussi spéciale, aussi considérable, aussi exorbitante que la réforme des ordres religieux, — et c'étaient le but honnête sous lequel ils dissimulaient leur conspiration, — ils ne pouvaient procéder régulièrement que de deux manières: ou en se référant aux actes apostoliques qui avaient , dans les bulles et rescrits d'institution, prévu le cas de réforme ; ou, dans le silence des actes pontificaux, en prenant, prés du Saint-Père, une provision nouvelle, bien déterminée dans son objet, limitée aux cas qu'elle devait atteindre. Tout autre procédure était, de la part des commissaires, une violation de la loi, et, contre les institutions monastiques, un crime.


   A ce défaut de compétence s'ajoutait, devant le public, un défaut de franchise et un manque de loyauté. Le nom de la France paraît signifier deux choses : l'immunité de toute servitude et la mise à l'écart de toute dissimulation; le mensonge, la fraude, le servilisme, en France, sont des actes de félonie qui font perdre les lettres de naturalisation. La commission sentait bien qu'elle dérogeait; et dans sa situation fausse, elle ne pouvait que s'accuser. Le P. Prat a très bien vu et très bien décrit son double jeu. « Les réclamations nombreuses que souleva le projet de réforme, dit-il, firent com-

===========================================


p447 CHAP.   IX.   —  LA   SOI-DISANT   RÉFORME DES   ORDRES,   ETC.       


prendre aux commissaires  que leur entreprise rencontrerait de sérieuses difficultés dans la conscience publique, et qu'ils susciteraient plus d'un embarras au  gouvernement s'ils voulaient la braver. Ils se firent donc une de ces positions incertaines qu'improuvent toujours la justice et la franchise , et où la haine est ordinairement gênée dans ses exigences: placés entre le projet de détruire et la nécessité de cacher, ils furent obligés d'agir dans leur intention et de parler contre leur pensée. De là ces inconséquences dans leurs paroles, ces contradictions qui ne révèlent ni un esprit droit ni même une âme loyale; ces protestations d'amour pour le bien général et ces sacrifices continuellement faits à des intérêts de parti : ces témoignages de respect pour les droits de l'Église et les atteintes  qu'ils portaient à ses prérogatives dans toutes leurs opérations : ces hommages rendus tout haut à la religion et les attentats que, sous main, ils commettaient contre elle ; ces professions d'obéissance filiale au Saint-Siège et ces actes de despotisme exercés au préjudice de ces droits; ces manifestations d'intérêt données aux corps religieux et ces mesures vexatoires et tracassières prises contre eux; ces prétextes de les réformer et de les conserver et ce désir de les détruire; de là, en un mot, ce besoin de tromper l'honnêteté publique et de faire illusion à la piété. Tous les édits qu'ils dictèrent à l'autorité royale pour justifier et conserver leurs mesures portent ce caractère de duplicité : Tous exposent des motifs dérisoires, et renferment  des dispositions tyranniques. » (1).


  36. Ce sont les lâches qui commettent les plus grands crimes. On va plus vite aux dernières extrémités par l'incertitude et la mollesse que par la perversité. L'homme faible, qui entre dans une impasse, en sort volontiers scélérat. La première question qui se présentait aux délibérations des commissaires, était la marche à suivre dans leurs travaux. Au lieu de procéder avec la lenteur classique, ils recoururent sans délai aux expédients qui devaient aboutir à la destruction totale des ordres religieux. Sans attendre l'enquête qui lui était commandée et qu'elle devait faire au moins

==========================================


p448 PONTlFICAT   DE  CLÉMEXT   XIV  (17G0-1774)


pour colorer ses attentats, la commission prépara et fit signer par le roi un arrêt du Conseil et un édit contenant sur les ordres religieux, des dispositions multipliées qui auraient défrayé cinquante conciles provinciaux et plus d'un concile général. Par un arrêt du 3 avril 1767, il fut ordonné à tous les supérieurs de couvents, aux chefs de congrégation et à tous les évêques, de proposer les moyens les plus prompts de reviser, corriger et, au besoin, changer les régles et statuts et constitutions des différents ordres. Puis, avant même que les chapitres généraux ou provinciaux pussent s'assembler et délibérer sur les révisions et corrections annoncées, la commission avait proposé l'édit de mars 1768 qui, en vertu de la certaine science, pleine puissance et autorité royale, défendait l'émission des vœux avant dix-huit ans pour les jeunes filles et vingt et un pour les hommes; prescrivait la rédaction de nouvelles constitutions; fixait, suivant certaines distinctions arbitraires, à quinze, ou à neuf membres au moins, la conventualité de chaque maison; supprimait, par voie de conséquence, celles qui n'auraient pas le nombre voulu et défendait d'y recevoir des novices; interdisait, à tout institut, d'avoir plus de deux maisons à Paris et plus d'une dans les autres villes ; contenait enfin d'autres dispositions moins graves, mais qui avaient, comme les précédentes, pour principe, d'écarter le Pape et les évêques de France ; pour effet, de faire dépendre, du bon plaisir du roi, l'existence des ordres religieux.

L'idée-mère de ces dispositions révolte la piété et la conscience. C'est par une enquête dans le clergé qu'on veut mettre à la réforme les constitutions monastiques. Ce procédé n'est pas admis dans l'Église et reste inconnu à l'histoire. Quand Dieu veut doter son Église d'un nouvel ordre religieux, il suscite un saint, l'inspire, le pousse à l'accomplissement des desseins de sa miséricorde, et le soutient au milieu des épreuves jusqu'à ce qu'il ait achevé l'œuvre providentielle que lui assigne la vocation d'en haut. L'homme prédestiné à la création d'un ordre ne commence pas par écrire; il se met à l'épreuve et c'est seulement quand ses vues ont subi heureusement l'épreuve décisive de la pratique, qu'il commence à dresser au milieu des conseils et des prières, l'ébauche de ses constitutions.

===========================================


p449 CHAP.   IX.   —  LA   SOI-DISANT   RÉFORME  DES   ORDRES,   ETC.       


Ces linéaments subissent à leur tour une nouvelle épreuve, et quand le temps a scellé de son sceau ce qui se prépare pour l'éternité, s'élaborent les constitutions définitives. L'œuvre est soumise à l'approbation du Saint-Siège qui revise avec une amoureuse sévérité, ces règles saintes; puis, comme rien n'est plus difficile que d'arriver à un bien élevé, soit dans l'administration des choses, soit dans le gouvernement des hommes, soit dans la préparation des jugements, la Chaire apostolique conserve invariablement le droit de compléter et de contrôler ces constitutions qu'elle approuve. La règle et son bullaire, voilà la grande charte de tout ordre religieux. Mais des constitutions religieuses, chefs-d'œuvre quasi-divins des Benoît, des François, des Dominique, des Ignace et des Vincent, appelées devant une commission mi-partie laïque, mi-partie ecclésiastique, sans mission et sans qualité, c'est une ineptie sans nom et une grossièreté violente. Mais un Brienne, un Ribaillier, réformant des constitutions monastiques, sous les inspirations de d'Alembert, avec la haute approbation du patriarche de Ferney, n'est-ce pas l'abomination dans le lieu saint ? N'était-ce pas d'ailleurs un contresens de se prendre aux règles ? Les ordres religieux, soi-disant tombés dans le relâchement et la décadence, avaient fleuri longtemps sous l'empire des statuts, qu'on accusait de vice ou d'insuffisance. Les désordres provenaient, non pas des lois, mais de leur violation; ce n'était point les règles qu'il fallait réformer, mais le cœur de ceux qui avaient juré de les suivre jusqu'à la mort. (1). L'appel de Brienne au clergé révélait déjà la faiblesse de son esprit, l'hypocrisie de son dessein et la résolution de tout gâter pour se donner une raison de détruire.


   Je n'ai pas besoin de signaler l'énormité de l'attentat commis contre les droits de l'Église par l'article ou le pouvoir civil déterminait l'âge des vœux. Le dernier état du droit et du fait était fixé par le concile de Trente, auquel l'édit de Blois avait assuré, sur ce point, la sanction de l'autorité royale : Louis XV troublait spontanément l'accord des deux puissances, sans droit et aussi sans raison. La vocation à l'état

-----------

(1) L'apologie de l'état religieux du P. Lambert, dominicain, et l'Etat reli-

gieux, de l'abbé Bonnefoy.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon