Darras tome 36 p. 570
57.Tandis que les armes ou la politique de la France portaient de si terribles coups à l'Espagne, l'Allemagne avait repris haleine, jusqu'au moment où Tortenson remplaça Banner. Le nouveau général déconcerta ses adversaires par l'activité de ses manœuvres. En 1642, pendant que Guébriant repassait le Rhin à Wésel et
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gagnait le bâton de maréchal par la défaite de Lamboi à Kempers, Tortenson, victorieux en Silésie et en Moravie, menaçait Vienne ; l'archiduc Léopold et Piccolomini vinrent à temps pour défendre l'Autriche. Les Suédois se replièrent sur la Saxe et renouvelèrent à Breintenfeld la victoire de Gustave-Adolphe.; Leipsig ouvrait ses portes à la Suède, pendant que la France occupait en Italie, Tortone, et dans le Roussillon, Perpignan. L'empereur alarmé se réconcilia avec le roi de Danemarck et le poussa contre la Suède. Tortenson, rapide comme la foudre, tombe sur le Holstein et soumet le Jutland, tandis qu'une armée suédoise, aux ordres de Horne, subjugue la Scanie et la Hollandie. Gallas entreprit d'enfermer les vainqueurs dans le Jutland ; il perdit son artillerie à Jüterbock, son infanterie à Magdebourg, et le roi de Danemarck dut le céder à la Suède en 164o. Fier de ces succès, Tortenson reprit la route de Bohême, soumit toutes les places fortes jusqu'au Danube et parut à quelques lieues de Vienne. D'autre part, Rogotsky, prince transylvanien, se jeta sur la Hongrie avec une puissante armée, et son fils, avec huit mille hommes, se joignit à Tortenson. Ferdinand, par la cession de quelques places, se débarrassa de Rogotsky ; Tortenson fut repoussé par l'archiduc. Cette expédition termina la carrière du général suédois ; il eut pour successeur Hermann Wrangel.
59. La gloire des armées françaises brille alors dans tout son éclat. En 1643, un jeune homme de vingt-deux ans, Louis de Bourbon, duc d'Enghien, détruit, à Rocroy, ces vieilles bandes espagnoles, qui sont, depuis un siècle, l'effroi de l'Europe ; le maréchal de Guébriant prend Rotweil et meurt enseveli dans son triomphe. Le comte de Rantzaw lui succède ; il se laisse surprendre à Dutlingen par Merci, Woerth et Charles de Lorraine ; de son armée qui avait remporté tant de victoires, cinq mille hommes à peine repassent le Rhin, sans chef, sans bagages, sans artillerie. D'Enghien et Turenne accourent pour réparer ce désastre et trouvent Merci retranché sous les murs de Fribourg en Brisgau. Turenne propose d'affamer l'ennemi; d'Enghien ordonne l'attaque ; on combat trois jours. Merci cède enfin, aux généraux français, une
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victoire sanglante ; en 1644, Fribourg et Mayence tombent entre nos mains. Turenne, resté seul à la tête des troupes, refoule les Bavarois au delà de Wurtzbourg et de Nuremberg ; mais, à Marienthal, il est surpris, comme Rantzaw, par le vigilant Merci. Le duc d'Enghien revient prendre le commandement; il triomphe en 1645, à Nordlingen. Merci est tué ; la Bavière ouverte au vainqueur, une maladie arrête Condé ; mais en 1646, il donne Dunkerque à la France. Cependant Turenne rétablit l'électeur de Trêves ; entre avec Wrangel, dans la Bavière, et force par le traité d'UIm, Maximilien à répudier l'alliance impériale. De là, Turenne se porte sur la Hesse-Darmstadt et Avrangel pénètre dans la Bohême. Maximilien, qui a renoué avec l'empereur, repousse le général suédois. En 1648, il revient avec Turenne, vers le Danube; défait les impériaux à Sommershausen; tue leur général Mélander; l'armée doit son salut à Montecuculli. A cette nouvelle, Piccolomini accourt des Pays-Bas ; les alliés se retirent dans le Haut-Palatinat. Le siège de Prague par le Suédois Koenigsmark est le dernier événement de cette guerre en Allemagne. En Espagne, Condé prend Lérida en 1647. Les progrès des Espagnols et des Autrichiens dans les Flandres rappellent, en 1648, le prince dans les pays du Nord ; sa victoire à Lens hâte les opérations de paix. De là, ce grand traité de Westphalie, le plus grand événement du XVIIe siècle, le véritable point de départ de l'histoire politique des temps modernes.
60. Nous avons beaucoup abrégé ces événements : notre but n'est pas de faire manœuvrer des soldats sur l'échiquier du champ de bataille : il nous suffit d'indiquer en gros la suite des exploits militaires. A la fin d'ailleurs, la guerre n'avait plus aucun sens; on se battait pour se battre, par métier, pour la gloire, sans trop savoir dans quel but. La bataille finit faute de combattants. «L'Allemagne, dit Charvériat, avait beaucoup souffert : elle avait perdu les deux tiers de sa population ; beaucoup de familles, jadis l'honneur du pays, étaient éteintes. Dans les villes, autrefois peuplées et florissantes, on ne rencontrait plus que quelques bourgeois craintifs et en deuil. Plus de science, plus d'art, plus de crédit ; les ateliers étaient déserts : les débiteurs ne pouvaient payer
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leurs dettes et les créanciers se trouvaient de la sorte aussi pauvres qu'eux. Le commerce n'existait plus ; les marchandises avaient été partout pillées et détruites. Les villages étaient réduits en cendres, et les champs restaient en friche. La noblesse, appauvrie par la ruine de ses châteaux et la dévastation de ses terres, avait perdu toute son influence politique ; les princes souverains régnèrent désormais, sans que leur pouvoir fût contrôlé et sans avoir à compter avec personne. Beaucoup de cures devenaient vacantes : on ne se vouait plus à l'état ecclésiastique ; la noblesse se trouvait dans l'impossibilité de faire instruire ses enfants. Des troupes de mendiants, de vagabonds, de voleurs, erraient partout, enlevant et détruisant ce que la guerre avait épargné. A eux se joignaient des soldats congédiés, qu'aucune autorité ne pouvait plus réduire à l'obéissance. Ce fut alors que, trouvant partout le vide et comme le néant devant eux, la langue, les mœurs et les arts de la France commencèrent à se répandre en Allemagne » (1). Tel est le bilan final de la révolution luthérienne : l'Allemagne réduite à néant. Pour le peu qui revient aux vainqueurs, que dirons-nous? Les États séculiers d'Allemagne, après avoir absorbé tous les États ecclésiastiques, ont été absorbés à leur tour par l'un d'eux. On craignait que l'Autriche ne s'emparât de l'Allemagne ; elle est aujourd'hui menacée de démembrement. Les électeurs de Saxe et de Bavière semblaient pouvoir rivaliser avec la maison d'Autriche, la Saxe a perdu son indépendance, la Bavière est sur le point de la perdre. Deux puissances étrangères prétendaient diriger l'Allemagne ; la Suède a repassé la Baltique, la France a repassé le Rhin. Et la puissance qui a opéré tous ces changements ou en a profité était, à l'époque de la guerre, l'une des moins importantes de l'Allemagne ; le Brandebourg est devenu la Prusse, le sceptre de l'autocratie est passé aux mains du protestantisme athée. Ce qui a perdu les vaincus, menace de perdre aussi les vainqueurs. L'anarchie des esprits, en paralysant toutes les réformes, en semant le désordre des mœurs, en déchaînant toutes les ambitions, en livrant le pouvoir à la malfaisance du génie sans foi, doit détruire toute
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(1) Charvêriat, Hist. de la guerre de Trente Ans, p. 027.
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prépondérance en Europe. Tout ce monde, arraché par Luther à la magistrature surnaturelle des pontifes romains, retourne manifestement à la barbarie, et, pour une bonne part, sous les élégances du sensualisme voluptueux, il y est déjà.