La Cité de Dieu 22

tome 23 p. 650

 

CHAPITRE VI.

 

Réfutation de la théologie mythique ou fabuleuse et de la théologie civile de Varron.

 

   1. 0 Marcus Varron, Ô esprit si pénétrant, ô homme, sans aucun doute, le plus savant, homme cependant, et non pas Dieu, ni même élevé par l'Esprit de Dieu à cette vérité et à cette liberté qui permet de voir et d'annoncer les choses divines, vous voyez combien ce qui concerne les dieux doit être séparé des bagatelles et des mensonges humains; mais vous craignez de blesser les superstitions et les coutumes de l'opinion ! Et ces coutumes, lorsque vous y réfléchissez attentivement, vous sentez vous‑même, d'accord avec tous vos littérateurs, qu'elles sont indignes des dieux, de ces dieux mêmes tels que les a conçus dans les éléments du monde la faiblesse de l'esprit humain! A quoi donc sert ici le génie de l'homme, même le plus distingué?  Votre science humaine, si vaste et si variée, que vous suggère‑t‑elle dans cet embarras? Vous êtes obligé de rendre aux dieux civils les hommages dont vous voudriez honorer les dieux naturels. Vous avez aussi trouvé des dieux fabuleux, contre lesquels vous donnez libre cours à votre indignation; mais bon gré mal gré, vos plaintes retombent sur les dieux civils eux‑mêmes. Vous dites que les fabuleux appartiennent au théâtre, les naturels au Monde, et les civils à la cité; mais le monde est l'œuvre des dieux, les théâtres et les cités sont l'œuvre des hommes; et les dieux dont on rit sur le théâtre sont les mêmes que l'on adore dans les temples; ceux auxquels l'on offre des jeux sont les mêmes à qui l'on immole des victimes. Combien donc ne serait‑il pas plus sincère et plus adroit de les diviser en dieux naturels et en dieux inventés par les hommes, et de dire que les poètes et les prêtres parlent différemment de ces derniers, que, cependant, ils sont d'accord dans une erreur commune, et que leur langage plaît également aux démons ennemis de la vérité?

 

2. Oubliant donc un instant la théologie naturelle, dont nous parlerons plus tard, osera‑t‑on maintenant solliciter et attendre la vie éternelle des dieux des poètes, dieux honorés sur le théâtre et dans les jeux scéniques? Loin de nous une telle pensée, et puisse le vrai Dieu nous garantir de cette folie sacrilége et impie! Ouoi, on demanderait la vie éternelle à ces divinités que l'on flatte, et que l'on se rend favorables par la représentation de leurs crimes? Personne, je pense, ne pousse la démence à cet excès, qui dépasse toute limite. Donc, ni la théologie fabuleuse, ni la théologie civile ne peuvent assurer la vie éternelle à qui que ce soit. La pre-

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mière sème, par ses fictions, la honte que moissonne la seconde par ses faveurs; la première répand le mensonge, la seconde le recueille. L'une souille les choses divines par de faux crimes, l'autre met la représentation de ces crimes au rang des choses divines. L'une célèbre dans les vers des poètes ces odieuses fictions divines, l'autre les consacre par des fêtes en l'honneur des dieux. L'une chante les scélératesses et les infamies de la divinité, l'autre les aime. La première les découvre ou les invente, la seconde les atteste comme vraies, ou y prend plaisir, malgré leur fausseté. De part et d'autre, honte et abomination; mais la théologie du théâtre fait profession publique de ces turpitudes, et la théologie civile s'en fait une parure. La vie éternelle viendra‑t‑elle donc de ces pratiques, qui souillent la courte durée de la vie présente? ou bien faudra‑t‑il dire que notre vie sera souillée par la société des hommes vicieux qui s'insinueraient dans nos affections et gagneraient notre complicité, et qu'elle ne la sera pas par l'alliance avec les démons, dont le culte consiste à honorer leurs crimes ? Ces crimes sont‑ils vrais, quelle perversité? sont‑ils faux, quel culte !

 

   3. Nos réflexions pourront peut‑être faire croire à un homme, peu au courant de cette matière, qu'il n'y a de ridicule et d’indigne de la majesté divine que les abominations chantées par les poètes, ou représentées sur le théâtre; mais que les rites observés par les prêtres, et non les jeux des histrions, ne renferment rien d'indécent, rien de répréhensible. S'il en était ainsi, jamais personne n'eût eu la pensée d'instituer les infamies du théâtre en l'honneur des dieux, et jamais les dieux eux‑mêmes n'en eussent imposé l'obligation. Or, si toute honte est bannie du théâtre en l'honneur des dieux, c'est parce que l'on agit de même dans les temples. Enfin, en essayant de distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle pour en faire un genre à part, notre auteur nous la montre plutôt comme un composé des deux autres que comme une théologie différente. Il dit, en effet, que les fictions des poètes sont au-dessous du culte populaire, et que le vulgaire ne peut atteindre la doctrine des philosophes. « Et le peuple, dit‑il, en repoussant ces choses, n'en fait pas moins, aux uns et aux autres, de nombreux emprunts pour le culte civil. Aussi, en traitant de ce culte, nous verrons ce qu'il a de commun avec les poètes; mais ses rapports avec la philosophie devront se manifester davantage. » Les rapports avec la poésie ne sont donc pas nuls. Cependant, dans un autre endroit, il

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dit que, sur le point des générations divines, les peuples préfèrent les poètes aux philosophes. Ici donc il dit ce que l'on doit faire, ailleurs ce que l'on fait. Il dit que les philosophes ont écrit en vue de l'utilité, et les poètes en vue du plaisir. Ainsi, les crimes des dieux, voilà ce que les poètes racontent, voilà ce que le peuple ne doit pas imi­ter; mais voilà cependant ce qui plaît aux homes et aux dieux. Les poètes, dit‑il, ont écrit pour le plaisir, et non pour l'utilité; toutefois, ce qu'ils ont écrit, c'est ce que les dieux réclament et ce que le peuple leur accorde.

 

CHAPITRE VII.

 

Ressemblance et accord entre la théologie fabuleuse et la théologie civile.

 

1. La théologie des poètes, cette théologie du théâtre, si infâme et si honteuse, se rapporte donc à la théologie civile. Tout entière, souillée et jugée digne de tout mépris, elle entre cependant dans cette religion que l'on croit devoir respecter et observer. Elle y entre, selon que j'ai entrepris de le prouver, non comme une partie étrangère, déplacée; ce n'est point un membre attaché à un corps qui n'est pas le sien; non, c'est bien une partie parfaitement unie au corps dont elle dépend. N'est‑ce pas ce que démontrent les statues et les images des dieux, leur âge, leur sexe, leur attitude? Les pontifes n'ont‑ils pas, comme les poètes, un Jupiter barbu et un Mercure imberbe? Les prêtres et les histrions n'honorent‑ils pas Priape par les mêmes obscénités ? Qu'il attende les adorations dans ses temples, ou qu'il vienne exciter le rire sur le théâtre, ce dieu n'étale‑t‑il pas les mêmes turpitudes? Le vieux Saturne, le jeune Apollon sont‑ils tellement la propriété des poètes, qu'on ne voie aussi leurs statues dans les temples? Pourquoi, faisant des divinités masculines de Forculus, qui préside aux portes, et de Limentinus, qui garde les seuils, a‑t‑on placé au milieu d'eux une déesse, Cardéa, protectrice des gonds? N'est‑ce pas dans les livres des choses divines que l'on trouve ces détails, considérés par les poètes sérieux, comme indignes de leurs vers? Diane, qui paraît armée sur le théâtre, quitte‑t‑elle son carquois pour se montrer en ville, et y paraître comme une simple jeune fille ? Apollon qui joue de la harpe sur la scène, est‑il étranger à cet art dans le temple de Delphes? Mais tout ceci est très honnête en comparaison de bien d'autres turpitudes. Qu'ont pensé de Jupiter ceux qui l'ont fait élever par une nourrice au Capitole? Nont‑ils pas appuyé le témoignage d'Evhémère, qui assura, non comme un conteur de fables, mais avec la gravité d'un historien, que tous ces dieux ont été des hommes mortels ? Et ceux qui font asseoir

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à la table de Jupiter, comme des parasites, tous les autres dieux, que se proposent‑ils, sinon de donner à la bouffonnerie un caractère sacré? Si un acteur avait dit que Jupiter avait appelé à son festin de tels parasites, on eût pensé qu'il cherchait à exciter le rire. Mais c'est Varron qui l'a dit; il l'a dit, non en se moquant des dieux, mais en recommandant leur culte. Il l'a écrit dans les livres qui traitent des choses divines, et non des choses humaines, à l'endroit où il expose la dignité du Capitole, et non quand il parle des jeux scéniques. Ainsi, il est contraint d'avouer qu'en faisant les dieux semblables à l'homme, on convient qu'ils aiment les mêmes plaisirs que l'homme.

 

  2. En effet, les esprits malins n'ont pas failli à leur rôle, se jouant de l'esprit des hommes pour y affermir ces funestes opinions. Ainsi, le gardien du temple d'Hercule, n'ayant rien à faire, passe ses loisirs à jouer aux dés. D'une main il joue pour Hercule, de l'autre pour lui-même, convenant que, s'il gagne, il prendra sur les offrandes pour faire un festin et se procurer une maîtresse; que si, au contraire, la faveur du jeu est pour Hercule, il devra, à ses propres frais, donner au dieu les mêmes jouissances; ensuite, vaincu par lui‑même au profit d’Hercule, il lui offre le prix convenu: un festin avec la fameuse courtisane Larentina. Celle‑ci, s'étant endormie dans le temple, crut pendant son sommeil avoir commerce avec le dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qui se présenterait à elle, au sortir de ce lieu, lui donnerait sa récompense, et qu'elle devrait considérer cette récompense comme venant de la main d'Hercule. Or, en quittant le temple, le premier jeune homme qui se trouva à sa rencontre fut l'opulent Tarutius; il l'aima et vécut avec elle pendant longtemps, et en mourant il la constitua son héritière. Celle‑ci eut donc ainsi une fortune considérable; et, pour ne point paraître indigne des largesses divines, elle crut faire une chose très‑agréable aux dieux, en laissant tous ses biens au peuple romain. Elle disparut, mais on trouva son testament, et pour cela, dit‑on, elle fut jugée digne des honneurs divins.

 

   3. Si c'étaient les poètes qui racontassent de telles fictions, ou les comédiens qui les représentassent, on dirait assurément qu'elles appartiennent à la théologie fabuleuse, et qu'il faut absolument les retrancher de la théologie civile. Or, quand un auteur aussi grave rapporte ces ignominies, non comme le produit de l'imagination des poètes, mais comme partie de la religion des peuples, comme regardant, non les comédiens et le théâtre, mais le culte et les temples; en un mot, quand il les attribue à la théologie civile, et non à la fabuleuse, ce n'est pas en vain que les histrions représentent dans

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leurs jeux l'excessive infamie des dieux. Hélas ! c'est bien en vain que les prêtres, dans leurs cérémonies sacrées, essaient de leur attribuer une honnêteté à laquelle ils sont étrangers. Junon a ses mystères, qui se célèbrent dans sa chère île de Samos, où elle fut mariée à Jupiter. Il y a les mystères de Cérès, dans lesquels on réclame Proserpine enlevée par Pluton; il y a les mystères de Vénus, dans lesquels on pleure la mort de son amant, le bel Adonis, qui périt sous la dent d'un sanglier. La mère des dieux a ses mystères où des eunuques, appelés Galles, déplorent, par leur propre infortune, le malheur du jeune et bel Atys, qu'elle aimait, mais qui fut victime de sa jalousie de femme. Tous ces mystères ne sont‑ils pas plus obscènes encore que tout ce que l'on voit sur la scène? Alors pourquoi séparer, pourquoi attribuer les fictions des poètes au théâtre, et à la cité la théologie civile, comme s'il s'agissait de distinguer l'honnêteté et la vertu de la honte et du vice? Au contraire, on doit savoir gré aux bouffons qui ont épargné à nos regards de voir, sur la scène, toutes les ignominies que cache l'enceinte des temples. Mais que devons‑nous penser des mystères qui s'enveloppent de ténèbres, quand ce qui se montre au grand jour est déjà si abominable? Que font dans l'ombre ces eunuques, ces infâmes? Aux païens d'y voir. Cependant, ils n'ont pu totalement tenir dans le secret la honte de ces hommes déshonorés et corrompus. Qu'ils fassent entendre à qui le voudra croire qu'ils font quelque chose de saint avec ces hommes qui, ils ne peuvent le nier, sont comptés et figurent parmi les choses saintes. Nous ignorons ce qui se passe, mais nous savons qui l'on emploie. Car nous savons ce que l'on fait sur la scène, où l'on ne vit jamais homme aussi ignominieusement dégradé, même dans un chœur de prostituées; et cependant les acteurs du théâtre sont considérés comme infâmes et déshonorés. Quelles sont donc ces cérémonies sacrées dont la sainteté exige des prêtres, tels qu'ils seraient rejetés même par la lubricité des histrions.

 

CHAPITRE VIII.

 

Des explications naturelles que les docteurs paiens donnent en faveur de leurs dieux.

 

   1. Mais tout cela s'appuie sur des raisons, dit‑on, sur des interprétations prises dans l'ordre naturel; comme s'il s'agissait ici de physique, et non de théologie, des secrets de la nature, et non de l'essence de Dieu. En effet, quoique le vrai Dieu soit tel par sa nature, et non par l'opinion des hommes, cependant toute nature

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n'est point Dieu; il y a celle de l'homme, celle de la brute, celle de l'arbre, celle de la pierre, et rien de tout cela n'est Dieu. Or, si, avant tout, quand il s'agit de la mère des dieux, cette interprétation repose sur ce principe, que c'est la terre qui a enfanté les dieux, avons‑nous besoin d'en chercher davantage? que voulons‑nous de plus? Quoi de plus favorable à l'opinion de ceux qui disent que tous les dieux furent des hommes? Ils sont sortis de la terre, puisque la terre est leur mère; mais, selon la vraie théologie, la terre est l'œuvre de Dieu, et non la mère de Dieu. Toutefois, quelque interprétation que l'on donne à ces mystères, en les rappelant à l'ordre naturel, il n'en est pas moins vrai que les actions de ces hommes efféminés sont contre la nature, et non selon ses vœux: désordre, crime, infamie, que l'on étale au milieu des temples, et que le plus vicieux des hommes n'oserait avouer au milieu des tortures ! D'ailleurs, si, sous prétexte qu'ils s'expliquent en les rappelant à l'ordre naturel, on prétend excuser et défendre ces mystères, plus honteux que toutes les ignominies du théâtre, pourquoi n'excuse‑t‑on pas de même, pourquoi ne défend‑on pas les fictions poétiques? Car elles aussi, selon plusieurs, s'expliquent de la même façon: c'est de la sorte que ce qui a été imaginé de plus cruel et de plus inouï, Saturne, dévorant ses enfants, doit s'entendre, selon quelques‑uns, de la longueur du temps, image de Saturne, qui détruit lui‑même tout ce qu'il a produit ; ou bien, selon Varron, c'est la semence qui retombe dans la terre d'où elle était sortie. D'autres donnent encore différentes interprétations, et ainsi du reste.

 

2. Et voilà ce que l'on appelle la théologie fabuleuse, que l'on condamne et que l'on rejette avec toutes ces prétendues explications; on la flétrit comme ayant imaginé contre les dieux des inventions odieuses, et on la retranche, non‑seulement de la théologie naturelle, théologie des philosophes, mais encore de la théologie civile, qui nous occupe, et qui appartient aux villes et aux peuples. Voici en cela le dessein des hommes les plus savants et les plus pénétrants, qui ont écrit sur cette matière. Comprenant que les deux théologies, fabuleuse et civile, étaient également condamnables, et croyant pouvoir réprouver la première, sans oser le faire pour la seconde, ils flétrirent la théologie fabuleuse, et mirent en comparaison avec elle la théologie civile, non pour la faire choisir de préférence à l'autre, mais pour la faire paraitre digne du même mépris. Ainsi, sans danger pour ceux qui n'osaient blâmer la théologie civile, les meilleurs esprits étaient amenés à dé-

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daigner l'une comme l'autre, et à se réfugier dans la théologie naturelle. En effet, théologie fabuleuse théologie civile, sont toutes deux et civiles et fabuleuses; fabuleuses, pour celui qui considérera attentivement les vanités et les obscénités qui les souillent; civiles, pour celui qui remarquera que les jeux scéniques appartenant à la théologie fabuleuse entrent dans les fêtes des dieux civils, et dans les rites sacrés de la cité. Comment donc attribuer le pouvoir de donner la vie éternelle à ces dieux, dont les images et le culte montrent la complète ressemblance avec les dieux fabuleux et très‑ouvertement repoussés, ressemblance dans les traits, l'âge, le sexe, l'attitude, les mariages, les généalogies, les honneurs? Autant de circonstances, du reste, qui nous font comprendre, ou qu'ils ont été des hommes qui, par leur vie ou leur mort, ont obtenu les honneurs divins, à l'instigation perfide des démons, ou du moins que ces esprits impurs n'ont négligé aucune occasion de tromper les hommes.

 

CHAPITRE IX.

 

Des fonctions de chacun des dieux.

 

   1. Quoi, ces fonctions des dieux, si minutieusement et si indignement partagées, de telle sorte que l'on prétend qu'il faut adresser à chaque divinité des prières spéciales selon ses attributions; ces fonctions, dont nous avons déjà parlé sans avoir tout dit, ne sentent‑elles pas la bouffonnerie du théâtre plutôt que le respect de la divinité? Celui qui donnerait à son enfant deux nourrices, l'une pour la nourriture, l'autre pour le breuvage, comme ces deux offices ont été confiés aux deux déesses Educa et Potina, celui‑là ne paraîtrait‑il pas un insensé? ne semblerait‑il pas dans sa maison imiter les folies du théâtre ? On prétend que le nom du dieu Liber vient de la délivrance que l'homme éprouve après l'union; et Vénus est aussi appelé Libera, parce que, dit‑on, elle procure à la femme le même avantage ; et c'est pour cela que, dans leurs temples, on offre à Liber le sexe de l'homme, et à Libera celui de la femme. De plus, on donne encore à Liber des femmes et du vin pour exciter les sens. Ainsi célèbre‑t‑on les Bacchanales avec une fureur incroyable; Varron lui‑même avoue que les Bacchantes ne peuvent se livrer à ces orgies sans être en délire. Toutefois, dans la suite, le sénat plus sage condamna ces désordres et les abolit. Peut‑être alors du moins finit‑on par remarquer combien agissent puissamment sur l'esprit de l'homme ces esprits impurs que l'on

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divinisait. Assurément on ne permettrait rien de semblable sur le théâtre; on y voit des jeux, mais ils n'offrent point le spectacle de ces fureurs, quoique ce soit une sorte de fureur de considérer comme dieux ceux qui prennent plaisir à de tels jeux.

 

   2. Mais quelle est cette distinction faite par Varron entre l'homme superstitieux et l'homme religieux, le premier craignant les dieux, le second les honorant comme des pères et ne les redoutant pas comme des ennemis? Que prétend-il quand il dit que tous sont tellement bons, qu'ils aiment mieux épargner un coupable que de nuire à un innocent? Cependant, il donne à la femme accouchée trois dieux pour la protéger contre les vexations nocturnes de Sylvanus. Or, pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour de la maison, et frappent le seuil avec la hache, puis avec un pilon, et enfin la nettoient avec un balai, trois symboles d'agriculture, qui empêchent Sylvanus d'entrer. Car c'est avec la hache que l'on coupe et que l'on taille les arbres, avec le pilon que l'on fait la farine, et avec le balai que l'on ramasse le froment. De là trois divinités, qui ont la garde de l'accouchée pour la défendre contre le dieu Sylvalius: Intercidona, du coup de hache, Pilumnus, du pilon, et Deverra, du balai. Ainsi les dieux bons seraient impuissants contre ce dieu méchant, à moins d'être plusieurs contre un, et s'ils n'opposaient les signes de l'agriculture à ce dieu des forêts cruel, barbare et farouche! Est‑ce donc là l'innocence des dieux? est‑ce là leur concorde? sont‑ce là ces divinités bienfaisantes des villes, divinités plus ridicules que les folies du théâtre ?

 

   3. Lorsque l'homme et la femme s'unissent par le mariage, on appelle le dieu Jugatinus, soit. Mais il faut conduire l'épouse à la maison de son mari : on fait venir Domiducus. Pour qu'elle y réside, on emploie Domitius. Pour qu'elle demeure avec son époux, on invoque la déesse Manturna. Que demande‑t‑on encore? Qu'on respecte du moins la pudeur; qu'on laisse agir, dans le secret de la honte, la concupiscence de la chair et du sang ! Pourquoi remplir la chambre nuptiale d'une foule de divinités, quand les paranymphes se retirent? Ce n'est point parce que le sentiment de leur présence inspire une plus grande réserve; non, mais avec leur concours la femme, naturellement faible et redoutant ce moment inconnu encore, fera sans difficulté le sacrifice de sa virginité; là donc se rencontrent et Virginiensis, et Subigus, et Prema, et Pertunda, et Vénus, et Priape. Quoi donc? si donc

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l'homme avait absolument besoin du secours divin dans cette œuvre; un seul dieu ou une seule déessse n'était‑ce pas assez ? Est‑ce que c'eût été trop peu que Vénus seule, qui est alors invoquée, parce que ce n'est que par sa puissance qu'une femme peut cesser d'être vierge. S'il reste encore aux hommes quelque chose de cette pudeur, qu'on ne trouve point chez ces dieux, le souvenir de la présence de tant de divinités, participant à cet acte, ne doit‑il pas leur inspirer un certain respect, de sorte que l'un soit moins violent dans ses désirs, et l'autre plus ferme dans sa résistance? Et, en effet, si la déesse Virginiensis est là pour délier la ceinture, le dieu Subigus pour soumettre, Préma pour réduire, que vient faire une Pertunda? Qu'elle rougisse, qu'elle se retire, et laisse au mari le soin d’agir lui‑même. Son nom ne fait qu'exprimer une action, qu'il serait infâme de laisser à un autre qu'à l'époux. Mais peut‑être est‑elle tolérée, parce que c'est une déesse et non un dieu; car si c'était une divinité mâle, du nom de Pertundus, le mari serait plus empressé à demander du secours contre elle, par respect pour son épouse, que ne le fait l'accouchée contre Sylvanus ! Mais quoi ! n'y a‑t‑il pas là encore un dieu qui n'est que trop mâle? C'est Priape, sur l'ignoble genou duquel doit s'asseoir la nouvelle épouse, selon ce que la loi de l'honnêteté et la religion imposent aux nobles dames (1).

 

4. Que l'on cherche donc maintenant, où l'on pourra, le moyen de distinguer subtilement la théologie civile de la théologie fabuleuse, la ville du théâtre, le temple de la scène, les fonctions des prêtres, des vers des poètes, comme on distinguerait la décence de l'ignominie, la vérité du mensonge, le grave du léger, le sérieux du bouffon, ce qu'il faut désirer de ce qu'il faut repousser. Nous comprenons l'intention. On sait que la théologie du théâtre, ou fabuleuse, dépend de celle de la ville, qui s'y peint comme dans un miroir; et ainsi, en expliquant cette dernière, que l'on n'ose condamner, on réprouve et on flétrit avec plus de liberté la première, qui en est l'image; et par là ceux qui connaissent le dessein des sages sont amenés à détester l'original aussi bien que la copie, copie où les dieux aiment à se reconnaître; de sorte que, pour bien savoir ce qu'ils sont, il faut les voir dans l'une et l'autre de ces théologies. C'est aussi pour ce motif qu'ils ont obligé leurs adorateurs, par de terribles menaces, à leur consacrer les turpitudes de la théologie fabuleuse, à en faire l'objet des solennités, les mettant au rang des choses divines. En même temps, ils se révélèrent plus évidemment comme des esprits impurs; et

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(1) Cet intraduisible passage et tant d'autres nous donnent une idée des mœurs païennes, et des conséquences de l'idolâtrie. Oh ! comme le dit saint Augustin, qu'il soit béni à tout jamais, le Médiateur divin qui, arrachant tant d'âmes à ce cloaque, en a formé des citoyens de la Cité céleste!

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cette théologie de théâtre, repoussée et condamnée, ils en firent une partie essentielle de la théologie civile, admise et approuvée. De la sorte, la théologie tout entière, fausse, infâme, remplie de divinités mensongères, se partagea entre les enseignements des prêtres et les vers des poètes. Qu'elle ait encore d'autres parties, ce n'est pas la question qui nous occupe; pour le moment, en partant de la division de Varron, je crois avoir suffisamment démontré que la théologie du théâtre et la théologie civile ne sont qu'une seule et même théologie. Toutes deux également honteuses, absurdes, indignes, fausses, peuvent-elles, l'une ou l'autre, donner la vie éternelle? Un homme religieux ne saurait le croire.

 

 

5. Enfin, Varron lui‑même nomme et énumère les dieux, dans une série qui commence, par Janus, à la conception de l'enfant, et qui se termine à la mort du vieillard décrépit. La dernière de ces divinités qui président aux destinées de l'homme, c'est la déesse Nœnia, qui chante aux funérailles de ceux qui sont arrivés à l'extrême vieillesse. Ensuite, il montre les dieux qui ne s'occupent pas de l'homme lui‑même, mais de ce qui le concerne, comme la nourriture, le vêtement et tout ce qui est nécessaire à la vie. Il assigne à chacun sa fonction; il dit quelles prières on doit adresser, soit à l'un, soit à l'autre. Et, dans tout ce détail, il n'en désigne aucun, il n'en nomme aucun à qui l'on doive demander la vie éternelle, qui, pour nous chrétiens, est notre but et notre espérance. Qui donc sera assez peu intelligent pour ne pas comprendre la pensée de Varron? S'il expose avec tant de soin, s'il explique ainsi la théologie civile, s'il en fait voir la ressemblance avec la théologie fabuleuse, indigne et flétrie, s'il enseigne assez clairement que celle‑ci n'est qu'une dépendance de la première, n'est‑ce point pour disposer les esprits à se réfugier dans la théologie naturelle, qu'il dit être celle des philosophes? Ne voit‑on pas avec quelle habileté il réprouve la théologie fabuleuse, n'osant le faire pour la théologie civile, tout en en laissant voir les défauts ; de sorte que toutes deux réprouvées par la saine raison, ne laissent plus de place que pour la théologie naturelle? Mais, avec l'aide de Dieu, nous examinerons avec soin cette dernière, quand son tour sera venu.

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