Grégoire VII 28

Darras tome 22 p. 21

 

   11. En face de ces brutales résistances, Grégoire VII sut admirablement tenir compte de l'ignorance des peuples, du zèle de quelques évêques, de la connivence coupable ou intéressée des autre. Pour faire pénétrer dans l'esprit de la multitude le sens des décrets disciplinaires, il adressait une nouvelle encyclique à tous les fidèles du royaume de Germanie, où il rappelait les règles du célibat ecclésiastique et la nécessité de rompre toute communion avec les clérogames « jusqu'à ce que, venant à résipiscence, ils se fussent repentis et amendés4.» Une autre lettre adressée à Rodolphe de Souabe et à Berthold de Carinthie contenait les mêmes enseignements. « Depuis que l'ère des persécutions s'est close sous le

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1. Rom., i, 32.

2. Justus quasi leo confidens. Prov. xxvm, 1.

3.S. AHmann.Passaw. Vita ; Patr. Lat.,tora. CXLVIII, col. 878. Cf. Bolland. Act. 8 august.

4. S. Greg. VII. Ez.r. regist. Epist. XL, col. C9-2.

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pontificat de notre bienheureux prédécesseur saint Sylvestre, disait le pape, jamais notre religion divine n'eut à traverser d'orage plus effroyable. Si l'on peut jusqu'à un certain point excuser les peuples en raison de leur ignorance, il est impossible d'invoquer ce moyen de justification pour les évêques. Aucun d'eux n'ignore les règles canoniques ; c'est donc par une présomptueuse obstination qu'ils persévèrent dans leur révolte contre l'Esprit-Saint, foulant aux pieds les lois divines qu'ils connaissent à merveille, les décrets apostoliques dont ils ne peuvent contester la parfaite orthodoxie. Tous savent et nul fidèle ne devrait l'ignorer, qu'un simoniaque ou un clérogame ne peut être admis au ministère des autels. Vous donc, fils très-illustres du bienheureux Pierre, usez de votre influence à la cour du roi et dans les diètes du royaume pour porter des vérités si élémentaires à la connaissance de tous. Employez, s'il le faut, la force dont vous disposez pour écarter les simoniaques et les clérogames du service de l'Eglise. S'ils osent protester, dites-leur : Nous obéissons aux ordres du pape en assurant le salut des peuples et le vôtre même ; allez à Rome, le pontife est prêt à vous entendre et à vous éclairer sur vos véritables intérêts 1. » Grégoire félicitait en même temps le jeune roi du favorable accueil qu'il avait fait aux légats. « Très-cher fils, lui disait-il, bien que vous n'ayez point encore, suivant la promesse contenue, dans vos précédentes lettres, mis à exécution les mesures propres à faire cesser le déplorable schisme de Milan, nous voulons cependant vous exprimer notre joie reconnaissante pour la déférence que vous avez montrée à nos légats et pour la nouvelle assurance de votre dévouement au saint-siége et à notre personne, qu'ils nous ont transmise de votre part. Un point surtout a rempli notre cœur d'allégresse. L'impératrice Agnès, votre auguste mère, nous en avait déjà informé1, mais nous avons été heureux d'en avoir la confirmation explicite de la bouche de nos légats. Ils nous attestent

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1. S. Greg. VII. Epist. xlviii, Lih. Il, col. 396.

2. L'impératrice Agnès était restée en Germanie  après le   départ des légats : «elle ne revint à Rome que dans les derniers jours de l'an 1074.

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que vous êtes résolu à extirper la simonie de votre royaume et à déployer toute votre puissance pour réprimer la corruption invétérée de la clérogamie. Aussi, tout pécheur que je suis, je ne manque jamais, chaque fois que je célèbre la messe sur le corps des apôtres, de faire mémoire de vous1, suppliant la toute-puissance divine d'affermir vos bonnes résolutions et de vous en suggérer de plus parfaites encore pour le bien de l'Église. Je vous avertis et vous conjure en toute affection, très-excellent fils, de choisir pour conseillers des hommes qui cherchent, non leur intérêt, mais votre bien et celui de l'état : ainsi vous marcherez dans les voies de la justice, et le Seigneur notre Dieu, dont vous garderez la loi, sera votre protecteur. En ce qui concerne l'affaire de Milan, je vous propose d'en remettre l'arbitrage à des hommes religieux et prudents que vous enverrez ici, et qui jugeront, dans la sincérité de leur conscience, si l'on peut et si l'on doit revenir sur un décret deux fois confirmé par un concile romain2. Il ne me répugnera nullement d'obtempérer à des conseils justes et sages dans le but d'arriver à une pacification. Mais si l'on constate l'impossibilité de revenir sur des jugements aussi justes que solennels, je prierai votre sublimité, par l'amour qu'elle doit à Dieu et par la vénération qu'elle professe pour le bienheureux Pierre, de rendre l'église de Milan à son droit primitif d'élection libre et indépendante. Vous ne sauriez faire de votre puissance royale un plus noble et plus légitime usage que de l'employer à la restauration et à la défense des églises, inclinant la majesté du sceptre devant le Roi des rois, le Christ, Notre-Seigneur. Méditez, je vous prie, dans le recueillement de votre pensée, la parole du souverain

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1 Ces paroles déplaisent fort à M. Villemain. « Elles respirent tout à la fois, dit-il, l'orgueil et l'humilité du prêtre. » (Hist. de Grégor. VII, tom.I, p. 4ivî.) Trop heureux pourtant les princes qui auraient le courage de supporter de pareils avertissements et de s'y montrer dociles! Des adulateurs intéressés flattent seuls leurs oreilles jusqu'à ce que la voix de l'émeute les vienne surprendre comme un éclat de foudre.

2. Il s'agit ici de l'excommunication synodalement portée contre l'intrus de Milan Gothfred.

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Maître : « Je donne mon amour à ceux qui m'aiment1 ; je donne les honneurs à ceux qui m'honorent ; je réserve l'ignominie à ceux qui me méprisent 2. » Je ne veux pas laisser ignorer à votre sublimité les mesures qui viennent d'être prises envers l'archevêque de Mayence Sigefrid, cité par lettres spéciales à comparaître au synode romain qu'avec la grâce de Dieu nous célébrerons en la première semaine du prochain carême. S'il ne peut entreprendre ce voyage, il devra se faire représenter par délégués. Il en est de même pour les évêques de Bamberg, de Strasbourg et de Spire qui devront également rendre compte au synode de leur conduite. S'il arrivait, car il faut s'attendre à tout de la part d'esprits orgueilleux et rebelles, qu'ils refusassent de répondra à cet appel, nous vous prions de les y contraindre par votre puissance royale, et de les faire accompagner par des ambassadeurs investis de votre confiance, lesquels nous renseigneront exactement sur la légitimité de la promotion de ces titulaires et sur leur conduite épiscopale, afin que le jugement à intervenir soit rendu en parfaite connaissance de cause3.»

    12. En associant ainsi le jeune roi à sa sollicitude pastorale, le grand   pape  ne se faisait nullement illusion sur la sincérité de Henri, mais il donnait une consécration officielle aux témoignages de respect et de déférence qu'il en avait reçus : il lui créait en quelque sorte des antécédents sur le chemin de la vertu où il voulait l'attirer; il agissait comme le plus tendre des pères à l'égard d'un fils égaré, mais toujours cher. Tant d'efforts devaient échouer sur la nature profondément perverse de ce prince de vingt-trois ans. Déjà Henri s'impatientait des quelques mois de calme qui avaient suivi son apparente réconciliation avec l'Église. Il méditait contre Ies Saxons d'atroces vengeances ; loin de prêter son appui au pontife contre les évêques simoniaques ou de travailler à l'extinction du schisme de Milan, il entretenait avec Hugues le Blanc et Wibert

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1.Prov., vin, 17.

2.I Rc>g., i , 30.

3. Grejjor. Epist. xxx, lib. II, col. 384.

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de Ravenne une correspondance active, il encourageait dans leur révolte contre le saint-siége l'archevêque de Mayence et les autres prélats cités au tribunal de Grégoire VII. Une telle attitude faisait prévoir de nouveaux orages. La fermeté du pape ne reculait pas devant ces sombres perspectives. Voici en quels termes il s'adressait à Sigefrid. «Votre fraternité se souvient, je pense, des preuves de sincère affection que nous lui avons données avant notre élévation à la redoutable charge qui nous est maintenant imposée. A cette époque, votre confiance en nous était telle que vous recouriez à nos avis sur les affaires les plus délicates et les plus secrètes. Plus tard, lorsque retiré à Cluny, vous eûtes le désir d'y achever vos jours dans la retraite et la prière, notre estime pour vous s'accrut encore dans l'admiration de votre ardente piété. Nous apprenons maintenant que vous avez trompé nos espérances, et nous manquerions à l'amitié si nous négligions de vous en avertir. Nous vous enjoignons donc, en vertu de l'autorité apostolique, de vous rendre à Rome pour notre prochain concile de la première semaine de Pâques, avec vos suffragants Othon de Constance, Garnier de Strasbourg, Herimann de Bamberg, Imbricus d'Augsbourg, Adalbero de Vurtzbourg. Si vous étiez personnellement retenu par quelque infirmité, ce qu'à Dieu ne plaise, ayez soin de vous faire représenter par des députés consciencieux et capables, dont nous puissions accepter le témoignage. Votre fraternité devra s'enquérir avec soin, pour nous les transmettre, de toutes les circonstances relatives à la promotion et à la conduite des évêques que nous venons de nommer. Ne vous étonnez pas de voir que nous en citions un si grand nombre de votre province ecclésiastique, elle est la plus étendue de toute la Germanie, et il s'y trouve des titulaires dont la réputation n'est rien moins qu'édifiante1.» Au premier rang de ces évêques indignes était Othon de Constance, celui-là même à qui Grégoire VII avait, on se le rappelle, adressé directement le seul texte parvenu jusqu'à nous des quatre décrets disciplinaires2 . Othon n'en avait pas

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1. Greg. VII. Epist. xxix, lib. II, col. 383.

2. Cf. tom. XXI de cette Hist., chap. îv, n° 55.

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moins pris ouvertement parti pour les simoniaques et les clérogames. « Ce qu'on nous apprend de votre conduite, lui mandait le pape, mériterait toutes les rigueurs des censures apostoliques. Nous comptons sur vous pour faire exécuter dans votre vaste diocèse les prescriptions de la sainte église romaine contre la simonie et l'incontinence des clercs. Nous vous avions transmis à ce sujet des bulles explicites, spéciales litteras bulla nostra impressas. Mettriez-vous en doute que le péché de Simon, puni de mort par le prince des apôtres, soit un crime horrible ? Ignorez-vous que le grand apôtre Paul bannit du lieu saint les fornicateurs et les adultères; que la sainte Eglise catholique se compose de trois ordres : les prêtres, les religieux vierges ou continents, les fidèles dont le mariage est la condition commune ? Ne connaissez-vous pas les décrets de Léon le Grand, de saint Grégoire et de tous les papes, nos prédécesseurs, imposant le célibat ecclésiastique aux prêtres, diacres et sous-diacres? Vous savez ces choses; pourtant, vous avez lâché tous les freins aux passions de votre clergé; non-seulement vous n'avez point sévi contre les clérogames, mais vous leur avez donné l'assurance que jamais vous ne prononceriez d'interdit contre eux. Singulière et impudente audace ! Un évêque se met en révolte contre le siège apostolique, il foule aux pieds les préceptes des saints pères, du haut de sa chaire pontificale il proclame des maximes contraires à la tradition de l'Eglise et à la foi chrétienne ! Pour répondre de cette désobéissance, du mépris que vous affectez pour le siège apostolique et des autres griefs qui vous sont encore reprochés, nous vous citons à notre prochain concile1. » En même temps que cette foudroyante monition et pour mettre le coupable évêque dans l'impossibilité de s'y soustraire, un autre rescrit adressé à « tous les clercs et laïques, grands et petits, » du diocèse de Constance, les prévenait d'avoir à rompre tout rapport avec Othon et à lui refuser l'obéissance s'il persistait lui-même à désobéir au saint siège 2.

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1.Greg. VII. Epist. xn, extr. licgistr. col. 65B, 2.Eplsi. xni, extr. Urgistr., co!. Gili.

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p27 CHAP. I. — RÉSISTANCE DE LA FRANCE AUX DÉCRETS DE RÉI'ORIIE.    

 

§ III. — Résistance de la France aux décrets de réforme.


   13. La résistance aux décrets de réforme ecclésiastique ne fut pas moins vive en France. A Rouen, maigré les dispositions favo- râbles de Guillaume le Conquérant, qui s'était à diverses reprises prononcé contre la simonie et les désordres du clergé, lorsque l'archevêque Jean de Bayeux voulut, dans un synode diocésain, (septembre 1074) obliger les clérogames à se séparer de leurs prétendues épouses, on le chassa de l'église à coups de pierres1. Cet horrible scandale n'était que la reproduction d'un fait plus monstrueux encore qui venait de se passer au conciliabule de Paris, en présence et avec l'assentiment du roi Philippe Ier. Deux archevêques : Manassès de Reims et Richard de Bourges, neuf évêques : Royer de Châlons-sur-Marne, Elinand de Laon, Rathbod de Noyon, Wido de Beauvais, Gui de Ponthieu d'Amiens, Geoffroi de Boulogne de Paris, Gauthier-Saveïr de Meaux, Gauthier de Troyes et Geoffroi de Champ-Allemand d'Auxerre2, s'étaient réunis en synode après la réception des décrets disciplinaires. Parmi les abbés qui assistaient à cette réunion, se trouvait Walter (saint Gautier), fondateur du monastère de Pontoise, disciple et émule de saint Hugues de Cluny. Au milieu d'un siècle si profondément corrompu, Walter retraçait les plus beaux exemples de la vie anachorétique. Né à Audainvilla (Ainville), dans le pays de Vimeux (territorio Vimarensi) d'une famille noble et puissante, il avait d'abord, comme Lanfranc, choisi la carrière de la jurisprudence et s'était fait, comme professeur de droit, une brillante réputation. Mais la gloire humaine

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1. Mansi  Concis, tom. XX, p, M%,

2. Ces noms nous sont fournis par une charte du monastère de Saint Corneille de Compiègne, faussement attribuée par Labbe à l'année 1092 (Concil. tom. X, p. 492) et restituée par Mansi [Concil., 10m. XX, p. 437) à sa véritable date (1074).

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p28 PONTIFICAT  DE   GREGOIRE  VII  (1073-1085).

 

n'offrait point à son cœur des attraits dignes de lui. Renonçant à toutes les espérances du siècle pour ne chercher que Dieu seul, il se fit moine à Rebais. Sa sainteté éclata bientôt dans cette solitude et lui refit une gloire qui n'avait rien que de pur, mais qui entraîna pour lui des honneurs et des charges dont son humilité se montra fort alarmée. Il se vit contraint de diriger la fondation d'un nouveau monastère bénédictin à Pontoise. Lorsqu'on le conduisit près de Philippe, pour recevoir l'investiture par la crosse et l'anneau, en recevant le bâton pastoral il dit au roi : « Ce n'est point de vous, mais de Dieu, que je veux tenir le gouvernement spirituel de l'abbaye. » La noble indépendance de ce langage dut exciter la colère des courtisans. Philippe ne s'en offensa point, et à diverses reprises, dans des conférences secrètes, il permit à l'abbé de lui parler sans détour contre l'abus de la simonie et des investitures. Les désordres n'en continuèrent pas moins. Quelques années suffirent à Walter pour rendre florissante la nouvelle abbaye de Pontoise. Trouvant alors que sa tâche était achevée, plus épris que jamais de l'amour de la solitude et de l'obscurité, il alla vivre inconnu à Cluny, sous la conduite de saint Odilon. Les religieux de Pontoise finirent par découvrir le lieu de sa retraite, et le ramenèrent en triomphe dans leur monastère. Il leur échappa une seconde fois pour aller vivre en ermite dans l'île de Saint-Cosme-et-Damien, près de Tours. Là encore il fut découvert; mais il ne consentit à reprendre sa charge abbatiale que si le pape lui en donnait l'ordre. Il partit donc pour Rome. « Le pontife qui régnait alors, dit l'hagiographe, était Grégoire VII de sainte mémoire. Walter se prosterna à ses pieds, et fondant en larmes le supplia d'accepter sa démission. Durant les quelques jours qu'il passa à Rome, le seigneur apostolique l'admit à son intimité et lui accorda de fréquents entretiens. Trouvant dans l'homme de Dieu la profondeur de la science et une humilité admirable, il l'engagea doucement à reprendre ses fonctions. « Un homme aussi capable que vous l'êtes de travailler au salut des autres, lui disait-il, ne doit pas sacrifier les intérêts du prochain à un amour égoïste de la retraite et de la solitude. » Walter restait inflexible. Le pape lui dit alors : « Au

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nom de la sainte obéissance et par l'autorité apostolique, je vous enjoins de reprendre votre charge abbatiale, et vous défends sous peine d'anathème de la quitter jamais sans la permission du saint-siége. » L'homme de Dieu se soumit enfin; le pontife le combla de bénédictions et le renvoya à son monastère1» Quelques mois après son retour eut lieu le conciliabule de Paris. « Presque tous les évêques, abbés et clercs, reprend l'hagiographe, furent d'avis qu'on ne devait point obéir aux décrets promulgués par Hilde-brand. Le joug qu'on prétendait leur imposer, disaient-ils, était insupportable pour la nature humaine, et dès lors contraire à la saine raison. Ils protestaient donc contre la défense faite aux laïques d'assister à la messe célébrée par un prêtre marié. Walter se leva et dans un discours énergique fit entendre à tous le langage de la vérité. « Prenez garde, leur dit-il. La sentence que vous voulez rendre est le comble de l'ignominie ; elle serait conspuée dans toute la suite des siècles. Est-ce aux brebis à commander à leur pasteur ? » Walter démontra ensuite avec une admirable éloquence le caractère traditionnel des décrets pontificaux, leur légitimité parfaite, la nécessité urgente de leur prompte exécution. Outrés de fureur, les évêques s'écrièrent : «C'est un blasphémateur, un ennemi du roi ! » Les officiers royaux se jetèrent sur lui à coups de pied et de poing. Lui crachant au visage et le traînant hors de la salle conciliaire, ils le chargèrent de chaînes et le jetèrent dans un cachot. Le serviteur de Dieu; calme au milieu de ces violences et de ces outrages, se contenta de prononcer, en se l'appliquant, le verset des Actes des apôtres : « Je sors joyeux du concile, parce que j'ai été trouvé digne de souffrir pour le nom de Jésus-Christ1. » On voulut le contraindre à une rétractation. «J'aime mieux mourir pour la vérité, répondit-il, que de souiller mon âme par un mensonge.» Cependant le Dieu tout-puissant veillait sur son serviteur. Quelques optimates depuis long-

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1. Bolland. Vit. S. Galter., 8 april., p. 759,

2. Act., v, 41

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temps amis de Walter obtinrent sa délivrance, et l'héroïque confesseur put retourner à son monastère1. »

 

14. Informé de « cet attentat inouï, de ce détestable crime, » Grégoire VII mandait à l'archevêque de Reims, dans une lettre confidentielle, que si le roi de France continuait « à dévaster comme un loup rapace, à persécuter comme un tyran impie la religion sainte et l'Eglise de Jésus-Christ, il pouvait s'attendre à voir tomber sur sa tête les censures et l'anathème du siège apostolique 2. » Dans une encyclique à tous les archevêques et évêques du royaume de France, Grégoire VII parlait ainsi : « Que sont devenus ces siècles de gloire où votre patrie florissante et prospère était un objet d'envie pour les autres nations ! La décadence a commencé avec la dépravation des mœurs ; elle s'est accentuée à mesure qu'on vit disparaître l'éclat des antiques vertus. Maintenant tout a croulé, et l'honneur et la gloire ; les lois sont oubliées, la justice foulée aux pieds; l'infamie et la cruauté triomphent seules au milieu de la misère générale, elles s'étalent avec impunité ; la licence s'est érigée en loi sous le nom de coutume; la contagion est universelle. On dirait que tous à la fois en ont été atteints; partout les crimes les plus exécrables se commettent sans nulle provocation et comme pour le satanique plaisir d'outrager l'humanité et le droit divin. Parjures, sacrilèges, incestes, trahisons, rien n'arrête plus, et, ce qui ne se voit nulle part, des concitoyens, des parents, des frères s'arment les uns contre les autres, jettent leurs prisonniers dans des cachots et les laissent mourir de faim pour extorquer leur héritage. Les pèlerins qui traversent vos contrées pour aller au tombeau des apôtres ou en revenir sont emprisonnés, soumis à des tortures plus atroces que chez des païens, et n'obtiennent leur liberté qu'au pris d'une rançon qui les ruine pour jamais.

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1. Bolland., loc. cit., p. 755 et 760. M. Villemain ne dit pas un mot du conciliabule de Paris, ni des violences qui en firent comme un second brigandage, d'Ephèse. Mais il reproduit complaisamment les objurgations du pape, laissant croire que rien ne les avait motivées sinon des incidents d'un ordre secondaire et la passion dominatrice de Grégoire VII.

2. Greg. VII. Epist. xxxn, lib. II, col. 387.

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p31 CHAP I. — RÉSISTANCE DE LA FRANCE AUX DÉCRETS DE REFORME.   

 

Votre roi, ou plutôt le tyran qui porte chez vous ce titre, s'est fait à l'instigation du diable la cause et le principe de tous ces désordres. Il a souillé sa jeunesse d'infamies et de crimes ; portant inutilement le sceptre, misérable et infortuné qu'il est, non-seulement il a lâché la bride à ses peuples pour tous les attentats qu'il leur plaît de commettre, mais il les excite lui-même par son exemple. Il ne lui suffit pas d'avoir mérité la colère divine par la dévastation des églises, l'adultère, la rapine et mille autres forfaits dont nous n'avons cessé de le reprendre, il vient de s'afficher aux yeux de la chrétienté entière comme un brigand de grand chemin, en pillant naguère les marchands venus de tous les points du monde à l'une des foires qui se tiennent en votre pays1. Par cette violation du droit des gens, sans exemple chez les nations civilisées, il s'est mis lui-même au ban de l'Europe chrétienne. Vous aussi, frères, nous le disons dans l'amertume et l'affliction de notre cœur, vous êtes complices de tous ces crimes. Non-seulement vous n'opposez point aux convoitises des hommes charnels la vigueur de votre ministère épiscopal, mais vous leur prêtez votre appui. Comme le mercenaire qui voit le loup dévorer le troupeau de son maître, vous vous dérobez par la fuite. Comme les chiens muets, vous croyez par le silence échapper à la responsabilité. Voudriez-vous prétendre que le serment de fidélité prêté par vous au roi ne vous permet pas de vous opposer à ses crimes ? Ce serait là une grave erreur. Quel est le plus fidèle de celui qui laisse périr un ami dans le naufrage, ou de celui qui affronte pour le sauver la fureur des flots ? Est-ce la crainte qui paralyse votre courage ? Mais la mort même ne saurait vous dispenser de faire votre devoir épiscopal. Au nom de notre autorité apostolique, nous vous enjoignons de songer enfin au salut de votre patrie, à l'honneur de votre ministère, à la sanctification des âmes. Réunissez-vous pour avertir le roi du danger qu'il court

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1 Cette foire ou forum devait être celle du Landit (indicium) qui s'ouvrait chaque année le mercredi avant la Saint-Barnabe (11 juin), au lieu dit Champ du Landit, entre Saint-Denis et la Chapelle. Le texte de la lettre pontificale ne spécifie pas le lieu : Quin etiam mercatoribus qui de multis terrarum partibus ad forum quoddam in Francia nuper convenerant.

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p32 PONTIFICAT  DE  GRÉGOIRE  VII  (1073-1085).

 

lui-même et de la perturbation que tant de crimes ont produite dans ses états. S'il témoigne un sincère repentir, s'il abjure les égarements de sa jeunesse, s'il reprend d'une main ferme le gouvernement des autres et de lui-même dans la voie de la justice et de l'honneur, il peut encore tout réparer. Mais si, refusant de vous entendre, sans nul souci ni des jugements de Dieu, ni de la dignité royale, ni de son salut, ni de celui de son peuple, il s'obstine dans sa dureté de cœur, dites-lui de notre part qu'il n'échappera pas longtemps au glaive de l'animadversion apostolique. Vous armant vous-mêmes de l'autorité que vous tenez de la sainte église romaine votre mère, mettez toute la France en interdit et défendez d'y célébrer publiquement aucun des offices divins. Après cette mesure, s'il refusait encore de venir à résipiscence, nous déclarons solennellement qu'avec l'aide de Dieu nous prendrons tous les moyens nécessaires pour arracher le royaume de France à sa domination1. S'il arrivait que par une défaillance coupable vous faiblissiez vous-mêmes en cette occasion décisive, vous deviendriez complices de ses crimes : il s'appuierait sur votre connivence pour rester incorrigible; dès lors nous n'hésiterions pas à vous comprendre dans la sentence qui le frapperait et à vous déposer de votre office épiscopal. Dieu et notre conscience sont témoins que notre résolution ne nous est dictée ni par des suggestions intéressées ou hostiles, ni par un sentiment de hauteur et de vaine gloire; mais par la douleur profonde que nous ressentons en voyant périr, par la faute d'un prince dépravé, un royaume si noble, un peuple si nombreux et si grand 2. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon