Porphyre 

Darras tome 8 p. 396


§ II. Porphyre.

 

 16. Le double courant qui cherchait alors à entraîner le monde, se trouvait donc partout en lutte : à Rome, à Césarée, en Afrique,

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1.  Euseb., Hist. eccles., lib. Vil, cap. JV, xvi.

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en Europe, en Asie. Il n'est pas sans intérêt d'étudier ici, parallè­lement aux grandes figures de l'Église, un de ces personnages qui se levaient de temps en temps pour prendre en main la cause surannée du paganisme. Nous avons eu déjà l'occasion d'insister sur les doctrines de Porphyre, ce « Malch » tyrien, disciple d'un illustre philosophe, traître à la mémoire de Plotin, son premier maître, et distillant, sous le nom de ce grand homme, une haine acharnée contre les chrétiens. Tant qu'il se borna à mutiler ou à tronquer les manuscrits de Plotin, Porphyre ne fut qu'un éditeur infidèle. Il avait une ambition philosophique plus haute, et nous ne craindrons pas d'avouer qu'il la justifia, en un certain degré, par une valeur intellectuelle considérable et par une sérieuse éru­dition. Il crut donc pouvoir entrer personnellement en lice contre la religion de Jésus-Christ. En quarante ans d'efforts et de labeurs opiniâtres, il accumula contre ce nom détesté une prodigieuse quantité de sophismes. Tous ne nous sont point parvenus. La liste des œuvres de Porphyre comprenait : 1° Vie et doctrine de tous les philosophes ; Philosophie tirée des oracles; Lettres à Marcella son épouse ; 4° L'Antre des nymphes; Les statues des dieux; 5° 6° Le Styx, ou l'enfer des païens ; 7° Quinze livres Contre la religion du Christ ; Traité de l’abstinence des viandes. Ce dernier écrit est la seul qui nous soit resté. On ne saurait trop déplorer la perte de l'immense encyclopédie en quinze livres, où Porphyre avait réuni tout ce que son érudition païenne, doublée des réminiscences de Celse l'épicurien, lui avait fourni d'arguments contre la foi. Peut-être ce monument de polémique antichrétienne sera-t-il un jour exhumé des catacombes de l'histoire, et retrouvé dans quelque poudreux manuscrit de l'Orient. Quoi qu'il en soit de cette espé­rance, il nous est dès ce moment possible d'avoir une idée assez nette du système de Porphyre, par les nombreux fragments de ses divers ouvrages, cités dans la Préparation évangélique d'Eusèbe. Avant de les passer rapidement en revue, nous ne voulons pas omettre une tradition que l'historien Socrate nous a conservée. Elle porte avec elle son enseignement. « Porphyre avait d'abord embrassé le christianisme, dit l'annaliste du IVe siècle. Un jour,

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comme il était à Césarée, quelques uns de ses coreligionnaires, qui avaient à se plaindre de lui, l'injurièrent, et allèrent, dit-on, jusqu'à le bâtonner. Dès lors Porphyre ne mit plus de bornes à son ressentiment. II abjura la religion des chrétiens, et com­mença contre elle cette lutte acharnée qui ne finit qu'avec la vie du philosophe. Eusèbe de Césarée a raconté le fait dans l'un des ouvrages qu'il composa pour la réfutation de Porphyre 1. » Le livre d'Eusèbe auquel Socrate empruntait ce témoignage, n'est point arrivé jusqu'à nous. Reste donc uniquement la mention de l'épisode tel que Socrate nous le raconte. Ainsi Porphyre aurait été un apostat. Sa défection eût été provoquée par une vengeance fort peu évangélique, exercée contre lui par quelques chrétiens de Césarée. Un emportement injustifiable de la part de ces chré­tiens, aurait produit ce résultat sinistre, et donné à l'Église un de ses plus fougueux adversaires. Qui pourrait compter les flots de sang que la rage de Porphyre a fait répandre, en déchaînant, par tant de pamphlets, l'indignation publique contre la foi des chré­tiens? Cependant, la faute des fidèles de Césarée ne saurait légi­timer celle de Porphyre lui-même. Malheur au chrétien qui n'a point appris, à l'école de la croix, le pardon des injures ! La flétris­sure de l'apostat demeurerait donc tout entière et marquerait d'une empreinte ineffaçable la mémoire de Porphyre, si le fait raconté par Socrate pouvait être authentiquement prouvé. Mais, en l'absence de tout autre témoignage identique et par conséquent d'un moyen quelconque de contrôle, nous croyons devoir laisser à ce récit son caractère traditionnel, sans l'en faire sortir pour le ranger au nombre des vérités historiques.

 

17. La donnée fondamentale du système de Porphyre paraît avoir été celle d'un vaste éclectisme philosophique et religieux, dans lequel il avait la prétention d'amalgamer toutes les théories et tous les cultes, prenant à son gré des unes et des autres ce qui lui semblait acceptable, et répudiant de même tout ce qui lui sem-

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1.Socrat.,  Hùt. eccles.,  iib. col. 445. Il),  cap. xxm;  Patr.  grœc, ton».  LXV1I,

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blait faux, absurde ou pervers. Cette tentative, renouvelée de nos jours avec non moins d'éclat quoiqu'aussi inutilement, suppose, au point de départ, un immense orgueil individuel. Pour opérer un triage aussi gigantesque entre la vérité et l'erreur, il faudrait d'abord posséder la science adéquate de tous les systèmes philoso­phiques et de toutes les doctrines religieuses. Est-il un seul homme qui puisse sérieusement se croire en possession d'une pareille omniscience? Il faudrait de plus que le génie, chargé, au sein de l'humanité, d'accomplir cette œuvre de grand commun diviseur, fût philosophiquement, politiquement, moralement et religieuse­ment infaillible. Quel est le sophiste qui oserait affirmer, en face des mortels, sa propre infaillibilité? Un homme infaillible! Ces deux termes sont contradictoires. La contradiction est tellement flagrante que toutes les hérésies, tous les rationalismes, toutes les incrédulités, sont venus successivement dire à l'Église catholique : Vous prétendez que le pontife qui siège sur la chaire de saint Pierre ne peut se tromper, quand, dans la plénitude de sa puis­sance et la liberté de son action, il prononce dogmatiquement sur une question de foi. Or, ce pontife est un homme ; vous en conve­nez. Donc il ne saurait être infaillible! N'est-ce pas là, en effet, l'argument le plus répandu, le plus notoire, je dirais le plus vul­gaire, qu'on nous oppose chaque jour? C'est qu'en effet, ce n'est point en tant qu'homme, ce n'est pas en sa qualité de mortel, que le successeur de saint Pierre, le vicaire de Jésus-Christ, a le privilège de l'infaillibilité dogmatique, privilège divin par essence, et complètement surnaturel. C'est par une communication divine, par une délégation spéciale, authentique et formelle du Verbe, que ce privilège est accordé, en matière de foi, au pontife qui prend place sur la pierre où fut bâtie divinement l'Église. L'Eglise catholique affirme qu'elle est d'institution divine; elle le prouve surabondam­ment par son histoire. Le miracle de sa fondation appelle le miracle d'infaillibilité de son pontife suprême. Mais où est l'homme en tout cela? Les génies et les saints se comptent par myriades, dans les dix-neuf siècles de l'histoire de l'Église ; nul génie, nul saint n'a été infaillible. Saint Grégoire le  Grand,  saint Léon,  Inno-

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cent III, Benoit XIV, étaient d'illustres docteurs, avant leur promo­tion au souverain pontificat. Comme simples docteurs, ils ont pu se tromper. Mais le jour où l'élection légitime les appela à l'héritage immortel des vicaires de Jésus-Christ, ce jour-là, la parole vivante de l'Évangile, le Verbe de Dieu, les investissait de l'infaillibilité en matière de foi. Il leur était dit : « Tu es la pierre sur laquelle j'ai bâti mon Église. Les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. J'ai prié pour que ta foi ne défaille point. » Il y a donc, entre l’infaillibilité du successeur de saint Pierre et l'orgueilleuse infail­libilité des génies humains, la même distance qu'entre la terre et le ciel.

 

18. Porphyre ne s'en préoccupa vraisemblablement guère, et nos rationalistes modernes imitent assez volontiers son dédain. Quoi qu'il en soit, le philosophe antichrétien du IIIe siècle semble s'être préparé par d'immenses études à son rôle d'éclectique. Il voulut approfondir tous les systèmes des écoles de la Grèce et de Rome. Les fragments conservés de lui par Eusèbe prouvent que les théogonies orientales des Chaldéens, des mages persans, des gymnosophistes ou brachmanes de l'Inde, des hiérophantes de l'Egypte, lui étaient aussi familières que les mystérieuses initiations d'Eleusis, de Delphes ou de Thèbes. Un instant, il parut succom­ber sous le poids de tant de matériaux hétérogènes. Dans son voyage à la recherche de la vérité, il ne rencontrait que des montagnes d'erreurs. Voici comment il s'en exprime à l'hiérophante égyptien, Anebo : « Je suis dans une perplexité indicible. Comment ces dieux, dont nous implorons le secours, se montrent-ils si humbles devant nos évocations, et souvent plus pervers encore que le mage qui les appelle ? Des dieux qui devraient imposer la justice à leurs adorateurs, obéissent à des conjurations sacrilèges, iniques, impies ! Ils exigent qu'on soit pur en approchant de leur autel, et je les vois prescrire d'abominables infamies ! Les Vates, les inter­prètes de l'oracle, ne peuvent monter sur le trépied qu'après s'être abstenus, pendant de longs jours, de l'usage de la viande. Sans cela, dit-on, les vapeurs animales offusqueraient leur intelligence et mettraient obstacle aux communications divines. Cependant, les

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sacrifices, qui plaisent tant aux dieux, infestent l'air d'exhalaisons animales ; cependant, c'est dans les entrailles des victimes immolées que l'on fouille pour chercher les secrets de l'avenir; cependant, c'est sur des cadavres d'animaux égorgés qu'ont lieu les évocations les plus puissantes ! Pour comble d'absurdité, le dernier des hommes ne craint pas d'adjurer, par les imprécations les plus for­midables, je ne dis pas un démon de bas étage, ou l'âme de quelque défunt. Non ! il interpelle en maître le soleil, roi des astres, la lune et les plus grands d'entre les dieux célestes, pour les prendre à témoins d'une bagatelle. Que le ciel tremble! que les voiles d'Isis se déchirent ! que les impénétrables secrets d'Abydos paraissent à la lumière ! que le navire égyptien s'arrête dans sa course ! que les membres déchirés d'Osiris deviennent la proie de Typho! telles sont les imprécations par lesquelles on force les dieux à manifester leur pensée ou leurs décrets. Mais, de la part de celui qui les arti­cule, sans savoir ce qu'il dit et sans pouvoir effectuer une seule de ces menaces, c'est une véritable folie ; et, de la part des dieux, c'est le comble de l'abjection de se montrer soumis à un pareil empire. Vous le savez, le grand hiérophante Chaeremon a recueilli toutes ces formules, comme les plus efficaces de celles que nous a transmises la science antique des Egyptiens. Quelles sottes prières pourtant; quelles absurdes évocations! Est-ce que le soleil, chaque matin, sort, comme le dit ce rituel, d'un fangeux maré­cage? Est-ce qu'il se repose jamais sur la fleur du lotus? Est-ce qu'il s'avance sur un navire éthéré? Est-ce qu'il change à chaque heure d'aspect ou de forme? Est-ce qu'il revêt à chaque saison l'une des figures du zodiaque? Ces gens-là se sont payés d'appa­rences. Ils ont pris leurs imaginations pour des réalités, et ils ont consigné tout cela dans des formules obligatoires. Que si une pensée symbolique se cache sous ces mystérieuses enveloppes, je demande qu'on me l'explique. Enfin, pourquoi tant de termes dé­pourvus de sens; pourquoi ces mots barbares, ou inintelligibles, employés de préférence dans les évocations? Si les dieux entendent la voix qui les conjure, c'est à la pensée de l'évocateur, non à ses paroles, qu'ils doivent se montrer sensibles. Dès lors un terme ou

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l'autre importe peu. Une langue ne saurait ici primer l'autre. La voix même est-elle nécessaire, puisqu'un Dieu doit savoir lire la pensée au fond du cœur? Il y a donc là des artifices et des pres­tiges, mis en avant par les incantateurs; ou bien il faut dire que nous nous faisons de la divinité une idée fort éloignée du vrai 1. »

 

   19. Quand Porphyre relevait, de ce ton incisif, les contradictions, les absurdités, les impostures du culte païen, il est clair qu'il n'avait pas encore trouvé le mot de l'énigme, la clef du problème. La conclusion légitime eût été de répudier franchement le poly­théisme; mais un apostat ne pouvait s'arrêter à cette idée; un ennemi déclaré de l’Église, encore moins. Porphyre continua donc à creuser dans le chaos, espérant toujours, à force de persévérance, faire jaillir la lumière du sein des ténèbres. Il crut avoir réussi, quand il eut découvert un prétendu moyen de dégager le paganisme de ses langes grossiers, pour le transformer en une religion idéale, pleine du symbolisme le plus élevé, de la morale la plus pure, et de la plus sublime théologie. «Les anciens, plus rapprochés que nous de la divinité, dit-il, en comprenaient mieux la notion essen­tielle. Ils savaient que le Numen divinum, sous mille formes di­verses, est partout répandu ; qu'il habite l'âme humaine ; qu'il descend et remonte des cieux à la terre ; qu'il réside en tous les êtres animés ou inanimés. Voilà pourquoi les statues des dieux nous offrent tant de représentations, bizarres en apparence, mais d'un symbolisme aussi vrai que profond : des accouplements de formes humaines avec des figures d'oiseaux ou de quadrupèdes ; tantôt le corps d'un homme surmonté d'une tête de lion ou d'aigle; tantôt le corps d'un animal et une tête humaine. Par là, les anciens voulaient nous apprendre que la divinité est le lien de toute la na­ture ; que l'espèce humaine est appelée à régner pacifiquement sur le monde animal. Dès lors, nous comprenons pourquoi le lion a pu être adoré comme un dieu. Un nome d'Egypte, celui de Léonto-polis, en porte le nom; une autre région, celle de Busiris, avait adopté le bœuf; celle de Cunopolis, le chien. Mais partout c'est le

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1 Euseb., Prrepar. Evançel., lib. V, cap. x; Pair, grœc, tom. XXI, col. 341.

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même principe divin adoré sous des manifestations différentes. Il en est de même pour les éléments, ou objets inanimés, l'eau, le feu, tout ce que la divinité suprême a mis au service de l'homme dans la nature entière. C'est donc avec raison qu'on les vénère dans nos temples. Dans le sanctuaire de Sérapis, le rite solennel de l'expiation se pratique encore aujourd'hui par l'eau et le feu. Le Vates, en chantant l'hymne aux dieux, répand, d'une main, l'eau sacrée, et, de l'autre, porte la torche à la flamme mystérieuse. C'est ainsi qu'au seuil du temple il évoque en langue égyptienne le dieu de ses pères. La vénération se reporte ici sur les objets mêmes qui nous mettent en communion avec les dieux, et, comme les ani­maux sont par excellence la matière du sacrifice, le culte de latrie s'applique aux animaux. Ailleurs, dans le pagus d'Anabis pat exemple, les honneurs divins sont rendus à l'homme ; on lui a dressé des autels; on lui immole des victimes. Il n'est pas difficile de justifier ce culte par le grand principe de l'unité de l'essence di­vine, dont l'homme est une des plus sublimes manifestations 1. « — Nous ne savons si Porphyre était fort satisfait personnellement de sa théorie ; mais elle était la meilleure qu'il eût pu trouver. Il la développa dès lors avec une opiniâtreté infatigable. Le paganisme défaillant se rattacha, en désespoir de cause, autour de son défen­seur, et l'on peut conjecturer que le succès de Porphyre, dans la société idolâtrique du IIIe siècle, ne dut pas être moins considé­rable que celui de Voltaire, dans la période d'athéisme du XVIIIe.

 

   20. Le panthéisme déborde de toutes parts dans l'exposition doc­trinale de Porphyre; c'est le sort fatalement réservé aux philoso-phies éclectiques. Mais, dans le monde païen, l'idée panthéistique était au fond de tous les cultes. Elle ne révoltait donc pas, comme aujourd'hui, les intelligences. De là, un nouvel attrait en faveur de la théorie de Porphyre près des idolâtres, ses contemporains. Le succès encourage. Le sophiste païen s'éleva bientôt à la hauteur du dithyrambe. «Prête l'oreille, dit-il, fais silence dans les régions les plus profondes de ton âme; je vais te révéler la sagesse mysté-

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1. Euseb., Prœpar. Evangel., lib. III, cap, iv.

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rieuse et cachée de la religion des Grecs. Jupiter, c'est l'universa­lité des choses, l'âme des âmes, le dieu des dieux. En tant qu'âme, il est lumière; il est action et vie universelles. Les théologiens ont longuement disserté sur la nature et les attributs de la divinité. Nulle image poétique, nulle représentation figurée ne pourrait la peindre à nos yeux. Si pourtant on pouvait parvenir à en ima­giner quelqu'une, il semble que ce devrait être une sphère, ayant pour centre la vie et pour circonférence l'immensité. Cependant on a généralement adopté, pour représenter Jupiter, la forme hu­maine; parce que celle-ci est une sorte de miroir où se reflète l'idée de l'âme créatrice et souveraine, renfermant en elle les types et le germe des êtres. D'ordinaire le dieu est représenté assis, pour signifier l'immobilité sereine de sa toute-puissance. La poi­trine et la partie supérieure du corps sont nues; parce que c'est dans les régions supérieures du ciel que l'on jouit de la claire vue de la divinité : les parties inférieures du corps sont recouvertes d'une draperie; parce que, dans les régions infimes de la nature, la divinité se couvre de mystères et d'ombre. De la main gauche, le dieu tient un sceptre; parce que, dans l'homme, le cœur placé au côté gauche domine toutes les autres facultés. C'est donc là le symbole le plus naturel de la souveraineté féconde de Jupiter. De la main droite, il porte tantôt un aigle, tantôt une statue de la Victoire : l'aigle, emblème du génie créateur; la Victoire, sym­bole d'universelle domination 1. » — Nos modernes rationalistes s'accommoderaient, je crois, fort peu du symbolisme idolâtrique de Porphyre. Aussi n'est-ce point par ce côté que le philosophe a conquis leurs sympathies. Ce qu'ils admirent en lui, c'est sa haine pour l'Eglise catholique, et sa complaisance pour la morale indé­pendante. Il nous faut expliquer ces deux points, en faisant ressortir à la fois les analogies et les différences entre l'incrédulité de nos adversaires actuels et la crédulité païenne de leur ancêtre Porphyre.


     21. Celui-ci croyait sincèrement aux démons, à la magie, à l'astrologie, aux incantations, aux sciences occultes. Quelle faiblesse !

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1. Euseb., Vrijtnr   Evan'jtl., lit). 11!, cap. IX.

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diront les rationalistes. Ce n'est pas à moi à leur refaire un aïeul plus digne d'eux. Je le prends tel qu'il fut, sans le défigurer ni l'embellir. Avait-il raison de croire aux démons? Oui; mais affirmer le démon c'est affirmer le surnaturel. Eh bien, Porphyre avait cette supériorité sur ses descendants. La nature lui prouvait le surnaturel. En ce point, il se montra vraiment philosophe. Chose plus étonnante encore, il croyait que les démons étaient une race spirituelle, menteuse, perverse, séductrice. Voici ses paroles : « Les démons, dit-il, affectent souvent l'apparence d'esprits hon­nêtes et purs; ils emploient toutes leurs ruses pour entraîner les hommes sur la pente des voluptés, ; parfois ils se donnent comme des dieux supérieurs et veulent être adorés comme tels. Leur puissance de déception est effrayante. On les a vus séduire les plus sages d'entre les philosophes, les plus sublimes d'entre les poètes, pour arriver par là à pervertir les multitudes. Ce sont eux qui ont fixé des règles et des formulaires de prestiges mensongers et d'incantations impies, dans le but de se substituer par ce strata­gème à la divinité véritable dont ils ont usurpé les honneurs et le culte. Les âmes assez faibles pour ne pas secouer le joug tyrannique du démon qui les obsède, sont livrées comme une proie à toutes les convoitises et à toutes les agitations du mal. On les appelle, avec raison, démoniaques, parce qu'elles sont en la possession du principe malfaisant et impie. Cependant, aucun de nos sens cor­porels ne saurait percevoir ou atteindre le démon, parce que les démons, partagés en une variété infinie d'espèces et de formes différentes, n'ont point de corps. Ils apparaissent ou s'éva­nouissent, selon des signes convenus; ils changent d'aspect et de formes selon leurs caprices. Du moins, telle est la manière d’agir de ceux de la pire espèce. Leur substance, toute spirituelle qu’ elle soit par rapport à nous, est néanmoins corporelle ; c'est ce qui explique comment elle est sujette à la corruption et au chan­gement. Bien que les démons s'attachent aux âmes et leur impri­ment en quelque manière le sceau de leur substance, cette pos­session n'est point définitive, parce qu'eux-mêmes ne sont pas éternels et que leur condition est une mobilité incessante   Cette

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race maudite séjourne dans les régions les plus voisines de la terre; elle se tient toujours prête à exercer sa domination mal­faisante. Il n'est pas de crimes qu'elle n'enfante chaque jour1. »

 

22. A côté de ces puissances du mal, Porphyre admettait des démons bienfaisants, sortes de divinités secondaires, dans le genre du génie familier de Socrate. A ses yeux, Notre-Seigneur Jésus-Christ était l'un de ces êtres supérieurs, manifesté corporellement au monde. Les chrétiens n'avaient pas tort de l'adorer; mais ils étaient le jouet d'une formidable erreur, ou les complices d'une exécrable imposture, quand ils enseignaient que le Christ était le Verbe divin, créateur de l'univers. «Jamais, disait-il, le fils de Marie n'afficha une telle prétention. L'Écriture sainte, oeuvre des dé­mons du bien, n'était pas plus la parole inspirée du Dieu tout-puissant que Jésus-Christ n'en était le Fils, » Dès lors l'Église chré­tienne, fondée sur un mensonge, devenait l'institution la plus abominable. Elle cherchait à faire dévier le genre humain de sa voie ; elle le ravissait à l'empire des dieux supérieurs, pour le courber sous le joug d'une puissance secondaire. « Étonnez-vous, ajoutait Porphyre, que telle cité soit, depuis deux siècles, dévastée par la peste! Esculape et les autres dieux l'ont abandonnée; ils ont cessé de protéger les hommes, depuis que Jésus-Christ est devenu le dieu de la multitude2. » Cette parole, conservée par Eusèbe, nous explique le succès du système antichrétien de Por­phyre. A une époque où la crédulité populaire était épouvantée par les fléaux qui décimaient le monde ; quand la peste, la guerre, la famine, les invasions barbares unissaient leurs ravages et que tout croulait à la fois, hommes, institutions, armées et royaumes: on comprend quelle habileté infernale il y eut à rejeter sur l'Église naissante la responsabilité de tant de désastres. Ajoutons que, pour compléter son ensemble de philosophie éclectique, Porphyre avait su y coudre une morale d'une pureté irréprochable. Le procédé n'était pas difficile. Tout ce que la loi chrétienne a de

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1 Euseb., Prœpar. Evangel., lib. IV, cap. xxi, xxn. — 2. ld., ibid., iio. V, cap. i.

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plus parfait, le sophiste en faisait hommage à ses dieux. Tempé­rance, justice, charité, patience, égalité d'âme, Porphyre ordon­nait tout cela au nom de Jupiter; il revendiquait ces vertus comme le bien propre et l'héritage légitime du paganisme ; il s'indignait au besoin contre les débordements de son siècle : peu s'en fallait qu'il ne les attribuât par ricochet à la perverse influence des chrétiens qui avaient banni les dieux de l'empire du monde. Telle fut la polémique inaugurée contre l'Église par Porphyre. Celui-ci est oublié, et l'Église a survécu à ses attaques. Mais nous verrons bientôt par combien de flots de sang le triomphe fut acheté. Por­phyre eut la joie de vivre jusqu'à l'époque où Dioclétien lança les fameux édits de la dixième persécution générale. Il mourut quelques mois après, persuadé que le christianisme ne se relèverait plus. Où sont aujourd'hui Porphyre et Dioclétien?

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