Angleterre 36

Darras tome 27 p. 222


   26. A la cour du roi, comme à celle du Pape, le rusé Plantagenet avait prévenu ces démarches ; il est vrai que le succès ne répondait pas à cet empressement. La brillante ambassade, accueillie partout avec honneur, n’obtint nulle part gain de cause. Elle était composée des prélats et des barons les plus hauts placés en Angleterre. Dans son discours au roi de France, l’orateur appela Thomas « ancien archevêque de Cantorbéry. » — Ne l’est-il donc plus? interrompit le monarque ; qui l’a déposé? — Cette brusque observation suspendit la harangue. — Je suis roi, reprit Louis, aussi bien

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1 Codex Vatic. Epist. S. Thomæ Cant, i, 48, 57, 58 ; m, 79 ; — Gervas. pag. 139S ; - Wilkins. Cojic i. p: 4G2.

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p223 CHAP. IV. — EML DE S. THOMAS BECKET.


que mon frère d’Angleterre ; je ne voudrais pas cependant avoir déposé le dernier des clercs de mon royaume. Dans ma conviction, nul souverain temporel n’en a le pouvoir. — Les ambassadeurs ayant ensuite demandé que le « traître », désignant ainsi le noble exilé, ne fût point admis à séjourner en France, le roi, choqué d’une telle qualification, leur dit que les glorieux services, le désintéressement, le zèle, la loyauté du chancelier, le caractère, la position et la sainteté de l’archevêque, leur imposaient le respect, à défaut de reconnaissance ; que pour lui, si Thomas se retirait dans ses domaines, non content de le recevoir, il irait à sa rencontre. En obéissant à ces sentiments généreux, en prenant avec cette loyale franchise la défense du juste opprimé, Louis VIl se dégageait de ses hésitations ordinaires; il acquit sur son puissant vassal une prépondérance dont il avait trop souvent manqué pour la dignité de sa couronne, et que désormais il gardera jusqu’à la fin de sa vie.


   27. Econduite ainsi de Compïègne, l’ambassade anglaise s’était transportée à Sens, dont Alexandre III, gouvernant de là toute l’Église, entouré de sa cour, avait fait une Rome gauloise. Dans les humbles régions de l’entourage pontifical, l’or britannique, s’il faut en croire des historiens toujours faciles à de pareilles suspicions, aurait mieux réussi que l’éloquence normande. Celui qui parla le premier fut l’évêque de Londres, cet infatigable détracteur de Thomas. Dans sa longue diatribe contre l’archevêque exilé, abusant d’un texte de l’Ecriture, il avait dit : « L’impie a pris la fuite quand personne ne le poursuivait1. » A cette parole, le Pape se récria, non sans indignation : Pitié, frère! — Seigneur, vous me l’ordonnez, j’aurai pitié de cet homme. — Oh ! ne vous y trompez pas ; ce n’est nullement pour lui que je demande grâce, c’est pour vous ! — L’évêque resta bouche close. Celui de Chichester, parleur intarissable qui se croyait éloquent, lui vint en aide et s’offrit à le remplacer. Mais, s’il était d’une abondante élocution, il manquait de grammaire ; des solécismes fréquents émaillaient ses phrases am-

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I Proverb; xïviii, 1.

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poulées, ce qui chatouillait étrangement les oreilles romaines. L’hilarité, alternant avec l’ennui, gagnait peu à peu l’assemblée, quand un affreux barbarisme détendit tous les ressorts. Au milieu des éclats de rire, une voix dit au malencontreux orateur : Maitre, vous venez d’échouer au port 1. Ce sarcasme acheva de troubler son intelligence et le rendit absolument muet. La déconvenue de ses deux collègues n’arrêta pas l’archevêque d’York. Après avoir plaidé la même cause avec moins d’emportement et d’une manière plus habile, il conclut en demandant que le Souverain Pontife envoyât en Angleterre un légat a latere, et que Thomas y fût ramené pour y comparaître de nouveau devant ses juges. Voyant clairement que les juges seraient toujours des ennemis, Alexandre se garda bien de leur livrer l’innocente victime ; il se réserva le jugement, et pria les ambassadeurs d’attendre que Thomas fût en présence, afin de répondre à leurs accusations. Ils repoussèrent à l’unanimité ce débat contradictoire ; le lendemain ils avaient quitté Sens, n’ayant pas obtenu la bénédiction apostolique et laissant après eux un libelle empoisonné contre le saint archevêque.


   28. Le roi Louis VII, selon sa promesse, s’était porté à la rencontre de celui-ci pour lui faire les honneurs de son royaume. C’est à Soissons que cette rencontre eut lieu ; le monarque avait incliné sa couronne devant celle du proscrit, lui donnant, avec toutes les marques de vénération et d’amour, les plus chaleureuses recommandations auprès du Pape. Il n’en avait nul besoin; le cœur d’Alexandre et sa haute raison lui dictaient déjà la conduite qu’il devait tenir envers le généreux athlète de Dieu et de l’Eglise. Devant toute sa cour, il l’accueillit comme un frère. On eût désiré que l’un des compagnons de Thomas prit la parole pour exposer les faits ; tous s’y refusèrent, il dut lui-même parler dans sa propre cause. Comme il se levait dans cette intention, le Pontife lui fit si- 

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1 II y a là uu jeu de mots intraduisible, qui ne manque ni de sel ni de gaieté. L'inhabile discoureur avait commis un barbarisme dans la conjugaison du verbe oportere. L'imparfait ou le plus-que-parfait était devenu l’écueil. Oportuit, venait-il de dire ; oportuebat, ajouta-t-il. C'est donc après avoir atteint le port qu'il avait sombré.

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gue de rester assis, et le primat commença de la sorte : « Bien que nous n’ayons pas reçu du ciel une grande sagesse, nous n’en sommes pas tellement dénué que nous ayons abandonné sans motif le roi d’Angleterre, ses biens et notre patrie. Si nous eussions voulu lui complaire en toutes choses, pas un homme dans ses états qui ne nous reconnût pour maître. Tant que nous avons ainsi milité sous ses étendards, est-il une chose qui ne nous ait pleinement réussi? Mais, dès qne nous avons pris une autre direction, nous souvenant des obligations sacrées que Dieu nous impose, l’affection du roi s’est ralentie tout à coup, pour s’éteindre ensuite. Si nous consentions maintenant à retourner en arrière, nous n’aurions besoin d’aucune intervention pour recouvrer aussitôt sa faveur. Serait-ce possible ? Quand l’Eglise de Cantorbéry, ce flambeau des îles occidentales, est cruellement opprimée, subit une injurieuse éclipse, j’aimerais mieux, avec le secours de la divine grâce, m’exposer à tous les tourments, braver tous les genres de mort, que dissimuler les maux qu’elle souffre. Pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir engagé cette lutte par inconsidération ou par un sentiment de vaine gloire, soyez témoins, jugez par vous-mêmes. » En disant cela, il mit sous les yeux du conseil un exemplaire des fameuses Coutumes. « Voilà ce que le roi d’Angleterre a prescrit contre les libertés catholiques. Peut-on jeter un voile sur de semblables attentats sans compromettre le salut de son âme, à vous d’en décider1. » Des larmes accompagnèrent ces dernières paroles ; et, quand le document fut lu, elles se communiquèrent à presque toute l’assemblée. Le Pape lut plusieurs fois, comme s’il doutait encore ; puis, transporté d'indignation, « Consentir à de telles mesures, s’écria-t-il, c’était de la part des évêques et de votre part abdiquer le sacerdoce, en rendant esclave l’Eglise de Dieu ; il fallait savoir mourir. » Ayant bientôt reconnu le mérite du courageux primat, il ajouta d’un ton plus calme : «Parmi les abominables dispositions consignées dans cet écrit, il n’en est pas une de bonne, il en est peu que l’Eglise pourrait tolérer; mais l’ensemble est en pleine contradic- 

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1. Codex Vatie. S. Thomx Cant. Epiit. i, 24.

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tion avec toutes les lois de la société chrétienne. » Là-dessus et d'après les indications du Pontife furent notés les articles absolument mauvais et ceux qui paraissaient tolérables. A cette distinction, empreinte d’un discernement supérieur et d’une profonde sagesse, succéda le jugement définitif, dont rien désormais n’ébranlera les termes.


   29. Après une nuit agitée, pendant laquelle les plus pénibles impressions avaient assiégé l’âme de Thomas, alarmant sa conscience, exagérant son hésitation momentanée de Clarendon, éveillant des doutes sur la légitimité de sa promotion à l’épiscopat et l’utilité de son ministère, il demanda le lendemain une seconde audience au Pape, où les cardinaux seuls furent présents. Il se prosterna devant Alexandre et résigna dans ses mains l’archevêché de Cantorbéry, le conjurant de donner à cette Eglise un plus digne pasteur, plus capable que lui d'en remplir les fonctions et d’apaiser ou de vaincre la tourmente. Ceux qui l’avaient accompagné dans son exil demeuraient consternés de cette démarche. Le Pape consulta les cardinaux. Quelques-uns en petit nombre, que le chroniqueur appelle les Pharisiens, opinèreut qu’il fallait accepter la démission de l’archevêque, puisqu’elle supprimait d’un coup toutes les difficultés et dissipait tous les nuages ; mais la plupart émirent un avis opposé. Dans leur conviction, nul prélat n'oserait à l’avenir s’élever contre la tyrannie des princes, si l'on abandonnait celui qui, pour la défense de la justice, n’avait reculé devant aucun péril ; tous les évêques tomberaient en la personne d’un seul : ce serait miner les fondements de l’Eglise catholique, amoindrir l’autorité du Pontife Domain, trahir leur mission providentielle. Alexandre rappela Thomas avec les siens et lui tint ce langage : « Nous voyons maintenant, nous voyons mieux que jamais quel zèle vous animait et vous anime encore pour la maison de Dieu, comment vous en avez été le boulevard inexpugnable. S’il pouvait subsister dans votre élection un défaut quelconque, vous en êtes absous par votre humilité, je l’efface par mon autorité suprême. Vous voilà rétabli dans tous vos droits, et d’une manière irrévocable. Puisque vous avez accepté de porter avec nous le poids de la persécution,

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p227 CHAP. IV. — EXIL DE S. THOMAS DECRET.


puisque vous nous êtes uni dans le malheur, à Dieu ne plaise que nous vous retirions jamais notre secours tant qu’un souffle de vie nous sera laissé. Si vous avez été dans l’abondance, à l’école de la pauvreté vous apprendrez la compassion et vous puiserez un nouveau courage. C’est aux pauvres de Jésus-Christ que nous avons jugé devoir confier votre personne ; nous vous remettons à ce vénérable abbé de Pontigny. (Le Pape l’avait mandé pour la circonstance.) Au lieu d’une table somptueuse, vous aurez dans son couvent une nourriture simple et frugale, telle que peut la désirer un exilé, l’athlète de l’Église. Vous ne pourrez emmener qu’un petit nombre de vos compagnons , les autres seront répartis dans d’autres maisons hospitalières. Tous serez là jusqu’à ce que brille le jour de la consolation. En attendant cette clarté céleste, montrez-vous toujours fort, ne cessez d’opposer une virile résistance aux perturbateurs de la paix1. » Non content d’obéir à la voix du Pontife, Thomas résolut de prendre aussi la robe de bure des cisterciens. Sous l’habit monastique, il pratiqua toute la perfection d'un vrai religieux. Le roi d’Angleterre, pour se venger des égards, si modérés cependant, témoignés à l’archevêque, redoubla de fureur contre ses proches et ses partisans. Aux mesures déjà prises, il ajouta la suppression dans tous ses Etats du denier de saint Pierre. Il ne reviendra de cette aberration que par les insinuants conseils et l’intervention hardie d’un clerc de sa cour qui bientôt sera célèbre, Pierre de Blois.


   30. Tandis que le drame dont nous avons, d’après les documents retracé les émouvantes scènes, agitait ainsi tous les esprits des deux côtés de la Manche, en Italie s’était produit  un événement inattendu, qui logiquement devait changer la face du monde chrétien par l’extinction du schisme, mais qui fut misérablement stérilisé par les aveugles passions des hommes. L’antipape Victor venait de quitter la Lombardie, s’acheminant vers Rome dans un appareil triomphal ; il était en Toscane quand, saisi d’un mal subit, il fut contraint de s’arrêter à Lueques. Il y mourut

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1 Codex Yutic. S. Thomx Cant. Ejrist. i. 1, 16.

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p228 S. THOMAS BECKET ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY.


aussitôt après, le mercredi de la semaine de Pâques. « Impénitent et excommunié, il passa de ce monde dans les enfers, » disent les Actes du Pontificat d’Alexandre. Quelques-uns ont prétendu qu’au dernier moment il avait fait appeler un prêtre catholique, mais que ce dernier ne put arriver au moribond, dont les sectaires surveillaient d’un œil jaloux la terrible agonie. Nos hideux solidaires ont des aïeux et des précurseurs dans les bas-fonds du douzième siècle. On voulut ensevelir l’intrus dans un monastère respecté ; les moines s’opposèrent à cette nouvelle intrusion et repoussèrent le cadavre, qui fut porté dans une obscure maison hors des portes de la ville. Cela n’empêcha pas les schismatiques de lui décerner les honneurs de la sainteté, de lui concéder même le pouvoir des miracles, comme nous le voyons dans l’histoire des Morena1. Le consécrateur de l’antipape, Jean de Tusculum, l’avait précédé dans la tombe, sans manifester aucun repentir, scellant son apostasie par une mort non moins lamentable. Des quatre dissidents dont l’ambition avait créé le schisme, il n’en restait plus que deux, Gui de Crème et Jean de Struma, du titre de saint Martin. Ils eurent un instant la pensée de se jeter aux pieds d’Alexandre, et de terminer ainsi la division ; mais ce ne fut qu’une légère et rapide secousse : l’intérêt personnel, la position acquise, l’espoir de plus grands honneurs, les chaînes subies et la crainte surtout de déplaire à César les clouèrent à la révolte. Ils réunirent les cardinaux nommés par Octavien, fantômes destinés à remplacer le Sacré-Gollége, et les clercs inféodés au parti ; Gui de Crème fut de la sorte élu sous le nom de Pascal III. Tous se prosternèrent devant l’idole, œuvre de leurs mains, et l’empereur d’Allemagne se hâta de confirmer cette élection qui prolongeait les malheurs de l’Église. Nous lisons dans quelques historiens que les suffrages s’étaient d’abord portés sur un évêque schismatique, Henri de Lodi, mais que rien ne put vaincre sa résistance. Il n’en donna pas moins son concours à l’intrusion : c’est lui qui sacra le nouvel antipape. Dans le courant

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1 ^cerb. Morexa, Hitt. Laud. — Gerhold. Abb. Reichersp. chrome, ad armum-. 1164.

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p229  CHAP. IV. — RETOUR DU PAPE A ROME.


le la même année, il alla rendre compte à Dieu de sa fatale complaisance.


§ V. RETOUR DU PAPE A ROME.


   31. Peu de mois après, mourait aussi le cardinal Jules de Préneste, que le pape Alexandre III avait nommé son vicaire à Rome en partant pour l’exil. A ce fidèle ministre succéda le cardinal Alexandre prêtre Jean, du titre des SS. Jean et Paul, qui, sans être plus fidèle, se montrera plus actif et plus habile. Il sut réveiller dans le cœur des Romains leur traditionnelle affection pour le souverain Pontife, et procurer le renouvellement du sénat dans le sens de la soumission et de l’ordre. Il parvint à reconquérir sans bouleversement intérieur l’Église de saint Pierre et le comté de la Sabine, que les armes du Teuton avaient livrés aux schismatiques. En peu de temps, la ville était aux mains du cardinal vicaire ; s’il restait des ferments d’opposition,vils n’osaient guère plus se montrer. Clercs et laïques se réunirent en public pour délibérer sur le rappel d’Alexandre, et ce rappel fut voté par acclamation. Séance tenante, on choisit des ambassadeurs, qui prennent aussitôt le chemin de la France et se rendent à Sens. Les messagers du peuple sont accueillis cette fois comme les messagers de Dieu. Tout imprévue que soit cette nouvelle, le retour est immédiatement résolu ; mais on ne peut l’exécuter sur l’heure : les difficultés d’un tel déplacement, l’état actuel des affaires et la pénurie du trésor pontifical le font ajourner à l’année suivante 1165. Des collectes sont organisées dans la plupart des diocèses, tant en France qu’en Normandie, afin de pourvoir soit aux dépenses du voyage, soit à la splendeur de la rentrée. Nous avons la circulaire écrite à ses suffragants par l’archevêque de Rouen, cet inébranlable défenseur de la cause d’Alexandre et de celle de Thomas1. C’est après avoir célébré les solennités pascales que le Pasteur des pasteurs quitta la ville hospitalière où s’était écoulée la majeure partie de son exil.

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1.  Petr. Blés. Epist. clxx.

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   Ne voulant pas sans doute quitter le royaume des Francs sans remercier et bénir une fois de plus le pieux monarque, il se rendit d’abord à Paris 1. De là, reprenant en sens inverse l’itinéraire suivi quatre ans auparavant, il passa par Bourges, Clermont, Le Puy, Mende et Montpellier. Etant arrivé dans cette dernière ville après la fête des SS. Apôtres, il y séjourna jusqu’à l’Octave de l’Assomption. Tous ces retards n’étaient pas sans de grands dangers pour le rétablissement du Pontife à Rome ; peut-être dénotaient-ils aussi les dangers qu’il courait, les obstacles qui s’opposaient à sa marche. D’un côté, les schismatiques avaient renoué leurs trames dans la capitale du monde chrétien, et le peuple menaçait de recevoir l’antipape Gui, si le Pape légitime ne ne hâtait d’arriver ; de l’autre, l’empereur ne négligeait aucun moyen et tendait partout des pièges pour ralentir ou même empêcher ce retour.


   32. Pour avoir une idée de toutes ses intrigues, pour se bien représenter la situation, il faut lire deux lettres simultanément adressées au solitaire de Pontigny, la première par le cardinal Otton, de la suite du Pape, la seconde par Jean de Salisbury. « Nous aimons à vous apprendre, lui dit Otton, que notre Saint Père, la curie et nous-même nous partons bien, grâces à Dieu. Des nouvelles sont dernièrement venues de Gènes; on nous fait savoir que Gui de Crème s’étant introduit à Pise, l’archevêque a disparu. Le clergé ne se montre pas davantage, le peuple ne dissimule pas son mépris. C’est pour avoir des galères que le Pape avait envoyé. Les Génois, qui lui demeurent fidèles, qui lui sont toujours dévoués, hésitent cependant encore, redoutant l’empereur, avec lequel ils se trouvent liés par des engagements réciproques. Voici pour vous seul : la confédération des cités lombardes résoudra ses difficultés ; qu’elle aboutisse, et nous aurons bientôt, en même temps que les galères, tous les secours dont nous avons besoin. L’archevêque élu de Mayence, — ce généreux Conrad, l’adversaire 

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1 C'était la troisième fois qu'Alexandre visitait la capitale de la France. Le XII des calendes de mai, 20 avril, il dictait à son secrétaire Hermann, sous-diacre de l'Église Romaine, un rescrit pour les chanoines de Notre-Dame. BULE. Hist. Universit. Parisiens, tom. î, pag. 334.

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et le parent de Barberousse , —vient de nous quitter pour rentrer dans sa patrie. Un messager de l’antipape est allé le solliciter ; pour toute réponse, l’archevêque lui a signifié que, si lui-même ou tout autre revenait de la part des schismatiques, il le traiterait avec la dernière rigueur. Il ne cesse de proclamer le nom du Pape légitime. Le tyran ne l’ignore pas; on sait en Allemagne qu’il était naguère avec nous, qu’il a constamment accompagné le Pape. Nous apprenons aussi que les archevêques de Trêves et de Saltzbourg marchent d’accord avec celui de Mayence. La plupart des seigneurs de ce pays, ecclésiastiques et laïques, sont dans les mêmes sentiments; l’empereur schismatique reste à peu près seul de son opinion, avec l’intrus de Cologne et le duc de Saxe. Revenant de Jérusalem, l’évêque de Magdehourg était tombé aux mains des infidèles ; il fit vœu de s’attacher désormais au Pape légitime, s'il recouvrait la liberté ; il tient hautement parole1. » L’archevêque de Saltzbourg dont il est question dans cette lettre, n’était plus Eherard, mort en odeur de sainteté l’année précédente comme son ami et son digne émule Hartman, évêque de Brixen ; c’était un prince de sang impérial, l’homonyme de l’archevêque de Mayence, non moins zélé que lui pour la cause d’Alexandre et contre la politique de Frédéric.


   33. Dans la seconde lettre mentionnée plus haut, nous lisons ce remarquable passage : « Donnez-moi des nouvelles du roi, s’il est vrai que plusieurs de vos domestiques soient revenus auprès de lui, comme on me l’assure, quand a pris fin la malheureuse expédition chez les Gallois ; donnez-m’en aussi du Pape, si vous en avez  reçu depuis votre séparation à Bourges et son arrivée à Montpellier. D’heureuses nouvelles me causeront d’autant plus de joie que la plupart de ceux qui m’entourent ne cessent de lui pronostiquer des revers. Les marins de Pise, de Gènes, d’Arles même, disent-ils, occupent les mers environnantes, par l’ordre du Teuton. Sans une escorte puissante et bien dirigée, impossible d’échapper à leurs mains. A l’autre bout de l’Europe, le même tyran s’efforce d’établir 

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1 Codex Vatic. S. Tiiom.e Castu.mi. Epist. \, 51.

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p232 S. THOMAS BECKET ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY.


et de consolider sur le siège de Mayence, l’esclave de ses volontés, son fidèle séide, cet intrus qu’on nomme Christian, et que je nommerais plutôt l’Antéchrist, celui qui remplace Reinald dans l’office de chancelier, dans la persécution de l’Eglise, dans le renversement des cités et le massacre des nations... Pour ne rien omettre, je dois ajouter que l’Allemagne possède en ce moment je ne sais quelles prophétesses dont les incohérents discours exaltent la fureur teutonique et fanatisent les derniers partisans du schisme. Mais Dieu certes est assez puissant pour briser l’orgueil de Moab, alors même que cet orgueil se dresse contre le ciel avec le plus d’insolence ; il est moins fort qu’arrogant. Aussi n’est-il rien d’aussi salutaire pour nous dans cette tourmente que de recourir plus que jamais à la divine miséricorde. Si Jésus-Christ est de nouveau sacrifié, souvenons-nous qu’il ne meurt plus. C’est à lui que restera la victoire, et déjà commence la ruine de ses ennemis 1... » Animé de cette même confiance, dédaignant les lugubres pronostics, le Pape avait pris la mer avec sa suite. Cependant, au lieu de se diriger vers le port d’Ostie, il était allé débarquer à Messine. Dès que le bruit de cette arrivée eut retenti jusqu’à Palerme, où résidait le roi Guillaume, celui-ci mit tout en mouvement pour faire la plus magnifique réception au chef de l’Eglise 2. Il ne perdit pas une occasion de lui témoigner sa déférence comme vassal et son dévouement comme prince catholique. On eût dit qu’il sentait approcher sa fin et qu’il se hâtait de réparer dans une certaine mesure les égarements de sa vie et les cruautés de son règne.


   34. De splendides vaisseaux furent disposés, et dans le mois de novembre, le Pape se remit en chemin ; après être passé par Salerne Gaëte, il entrait heureusement dans l’embouchure du Tibre et descendait dans sa ville d’Ostie 3. Le lendemain matin, Rome semblait avoir émigré là, courant au-devant de son pasteur el de son père. Les nouveaux sénateurs, la plupart des nobles marchent avec

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1 Joan. Saresber. Epist. 140. Pair. lut. tom. cxcn, col. 121.

2 W. Nei'brig. De Keb. Anyl. il, 16.

3 Hugo Falcand de Calamit. Sicil. ;   Romuald. Salernit. ;   —   Chalcus.   chro-
nic. ad annum.
1165.

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p233 CHAP. IV. — RETOUR DU PAPE A ROJIE.


Le peuple et le clergé; la foule se déploie, formant une immense procession, portant des rameaux d’olivier, chantant de pieux cantiques, faisant retentir l’air de joyeuses acclamations, rappelant en toutes choses l’entrée du Seigneur à Jérusalem. Le cortège s’agrandit encore, avec l’enthousiasme et la joie, quand on arrive à S. Paul. C’est avec cette pompe extraordinaire que le Pontife exilé rentre dans son palais de Latran. On s’accordait à dire que jamais semblable solennité n’avait eu d’égales proportions dans les époques antérieures. Alexandre le reconnaît dans une lettre à l’archevêque de Reims, ce frère du roi de France qui s’était prononcé si constamment en sa faveur. La rentrée du Pape à Rome, l’un des principaux événements de son pontificat, eut lieu le XI des calendes de décembre, 21 novembre 1163. S’il trouvait la paix et le bonheur dans la capitale du monde chrétien, son hôte et son ami le roi de France n’était pas alors moins heureux : Adèle ou Adélaïde de Champagne, sa troisième femme, venait de lui donner un fils qui sera Philippe Auguste. Cette naissance est du samedi dans l’Octave de l’Assomption. Frédéric Barberousse était loin de partager les sentiments qui se manifestaient aux portes de son empire, en Italie surtout. Le triomphe du Pape était son humiliation et, sitôt qu’il en fut instruit, il exhala son dépit et sa haine dans une étrange lettre aux cardinaux. Cette lettre, nous ne regrettons pas de ne pouvoir la citer; elle est absurde et ridicule au-delà de toute expression. Dans un style prétentieusement mielleux, sous des images singulièrement bibliques, il lance des récriminations sans but déterminé, des injures qui préludent de loin à la Réforme. « Vous pensiez, leur dit-il par exemple, que Dieu n’appartenait qu’aux Romains ; mais le froment abonde aussi dans les vallées des Teutons. Le culte de la justice, envers l’empereur comme envers Dieu, consiste dans le silence, au témoignage d’Isaïe. Tels que les aigles, vous volez au-dessus des nuées; mais vous ne dédaignez pas de vous abattre sur nous et de déchiqueter mon cadavre. Vous vous abstenez des chairs immolées, et vous dévorez sans sel les chairs impériales... La curie n’est pas le ciel ; non, elle n’est pas le paradis; la curie gît encore au milieu des

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p234 S. THOMAS BECKET ARCHEVÊQUE DE CAMTORBÉRY.


fleuves de Babylone. » L’empereur conclut en leur prescrivant de « couper leurs langues avec l’épée de Dieu.»


   35. Il y avait alors un prince plus réellement humilié que le persécuteur du Pape, c’était le persécuteur de S. Thomas. Chaque année, ou peu s’en faut, Henri II guerroyait quelques semaines  contre son suzerain Louis VII ; puis un traité sans garantie suspendait cette guerre sans résultat. Dans l’année courante, il avait dû quitter promptement la Normandie et retourner en Angleterre, pour arrêter et comprimer un soulèvement des Gallois, ces indigènes habitants des montagnes neigeuses 1, qui n’avaient jamais entièrement reconnu la domination des conquérants étrangers. Prétendant couper le mal à la racine, il organisa contre eux une expédition, comme il l’avait fait avec succès au commencement de son règne. Après quelques engagements où la discipline normande parut triompher de la valeur impétueuse et désordonnée des montagnards, ceux-ci furent contraints de donner en otages les enfants des plus nobles familles, sans en excepter ceux de leurs deux principaux chefs. Ou eût pu croire la paix rétablie ; ce n’était qu’une courte trêve. Attaqué de nouveau, le roi d’Angleterre eut l’imprudence de se laisser entraîner dans les hautes vallées du pays de Galles. Les éléments semblèrent conspirer avec les ennemis ; l’armée royale, réduite à fuir, abandonna ses bagages, sema la route de morts, et ne parvint pas sans peine à la ville de Chester. Pour se consoler de sa disgrâce, que fit le barbare Plantagenet ? Il reporta sa vengeance sur des êtres inoffensifs, sur ses nombreux otages, que tout lui rendait sacrés. Par son ordre, on arracha les yeux aux futurs guerriers, on coupa les oreilles et le nez aux jeunes filles. Après s’être ainsi rassasié de sang et couvert d’ignominie, il licencia son armée sans raison et revint tranquillement à Londres. Quand le primat, lui qui avait tant fait pour le bien du royaume et la gloire du roi 

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' C'est Jean de Salisbury qui leur donne cette qualification, Nivicolinos ; il les appelle encore extrêmes hominum, par une réminiscence classique qui n'a pas le seul mérite de l'à-propos. Il veut montrer de quels instruments Dieu se sert pour abattre les orgueilleux persécuteurs de son Eglise. Joan. Sariseer. Epist. 145 ; — Pair. lat. tom. cxcix, col. 135.

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p235 CHAP. IV. — ENTENTE DES PERSÉCUTEURS.


pendant qu’il gérait la chancellerie, apprit au fond de son exil, dans sa paisible cellule, ces revers doublement honteux, il versa des larmes 1; car il aimait toujours son prince et sa patrie. On l’entendit s’écrier avec les paroles mêmes de l’Ecriture: « Les sages sont devenus des insensés; en punition de leur arrogance, le Seigneur a déchaîné sur eux l’esprit d’erreur et de vertige; ils se sont égarés dans les sentiers tortueux. Qu’ont-ils fait de l’Angleterre, cette reine des nations, cette dominatrice des mers? La voilà qui chancelle comme un homme ivre 2. »


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