Darras tome 13 p. 226
32. Cependant l'ordonnance impériale qui punissait du dernier supplice les auteurs et détenteurs de livres nestoriens commençait à soulever, dans les provinces asiatiques, les troubles que Chrysaphius et Eutychès s'en étaient promis. Le schisme des Orientaux, à la suite du concile d'Éphèse, avait multiplié ces sortes d'écrits. Un grand nombre d'évêques qui les avaient alors composés s'étaient
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rétractés depuis. Théodoret, l'un des premiers, avait donné l'exemple d'un retour sincère aux doctrines orthodoxes; cela n'empêcha point, comme nous venons de le voir, qu'on le punît rétrospectivement d'une erreur qu'il avait abjurée. Il en fut de même pour Ibas, successeur de Rabbula sur le siège métropolitain d'Édesse. L'an 433, quand il n'était encore que simple prêtre, et qu'il suivait de bonne foi le parti de Jean d'Antioche et des autres Orientaux, Ibas avait adressé à un moine persan, nommé Maris, une relation succincte du concile d’Éphèse, où il's'exprimait ainsi : « Vous avez su quel est le point précis de la controverse agitée antre Nestorius et Cyrille. Le premier soutient que Marie n'est pas mère de Dieu. Cette proposition découle évidemment de l'hérésie de Paul de Samosate, lequel enseignait que le Christ ne fut qu'un homme ordinaire et semblable à nous. Pour combattre Nestorius, Cyrille s'est jeté dans l’erreur des apollinaristes ; il prétend que le Verbe fait homme s'est tellement uni à la nature humaine qu'il n'y a pas de distinction entre le temple, ou personne du Christ, habité par Dieu, et le Dieu même qui l'habita. Tel est le sens des douze capitula, ou anathématismes rédigés par Cyrille. Leur impiété et leur hétérodoxie n'ont pas besoin de vous être signalées; elles sautent aux yeux de quiconque a été élevé dans la foi véritable et nourri dans la tradition des pères. Le concile réuni à Éphèse, par les soins des très-pieux et invincibles empereurs, avait précisément pour but de juger en dernier ressort cette double question. Mais Cyrille, avant l'arrivée du très-saint patriarche Jean d'Antioche, réussit à faire condamner Nestorius, sans confrontation ni enquête préalables. Deux jours après, le patriarche d'Antioche entrait à Éphèse. Je me trouvai parmi ceux qui l'accompagnaient. Il se préoccupa d'examiner à son tour les écrits de Cyrille. Tous les évêques d'Orient1 furent unanimes à les condamner. Ils prononcèrent une sentence de déposition contre l'auteur et contre tous les évêques qui avaient souscrit les douze anathématismes. L'agitation fut grande, après ce coup d'éclat. Cependant les évêques de
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1. Nous avons déjà expliqué que l'on entendait par là les évêques» de la province dite d'Orient, dont Antioche était la métropole.
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chaque parti furent bientôt renvoyés dans leurs diocèses respectifs, à l'exception de Nestorius, qui n'eut pas la permission de retourner à Constantinople. Depuis lors, la faction des Orientaux ne communiqua plus avec les évêques du parti opposé. Cette scission ne manqua pas d'occasionner des scandales et des troubles. On voyait évêques contre évêques, peuples contre peuples, se déchirer mutuellement par des calomnies; les païens et les hérétiques s'applaudissaient d'un schisme qui semblait réaliser la parole du Sauveur : Inimici hominis domestici ejus 1. Les clercs n'osaient plus sortir de leur église ni de leur province: le frère épiait son frère et le poursuivait comme un ennemi. Il y eut de déplorables vengeances. Un évêque dont je ne vous dis pas le nom (vous le devinerez bien sans cela 2), s'est fait le tyran de sa cité. Sous prétexte d'hérésie, il ne se borne pas à persécuter les vivants, mais il outrage la mémoire des morts. Vous n'ignorez pas quel fut Théodore de Mopsueste, le fléau de l'erreur, le docteur de la vérité. L'évêque dont je vous parle n'a pas rougi d'anathématiser en pleine église le nom de Théodore de Mopsueste. Il a ordonné une enquête pour découvrir les livres de ce grand homme qui pouvaient se trouver entre les mains des fidèles. Enfin, le Seigneur dont la miséricordieuse providence veille sur les destinées de l'Église, a inspiré au très-pieux empereur la pensée de rétablir la paix. Un des illustres fonctionnaires du palais reçut ordre de ménager, entre Jean d'Antioche et Cyrille d'Alexandrie, une réconciliation sincère. Elle a eu lieu. Le schisme est terminé, et la communion rétablie entre les deux partis ; la paix règne maintenant dans toutes les chrétientés. Je vous transmets les lettres qui ont été échangées de part et d'autre. Vous verrez qu'on s'accorde à reconnaître la distinction de deux natures en Jésus-Christ : par conséquent Cyrille a abandonné l'erreur enseignée dans ses anathématismes 3. »
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1. Matth., x, 36.
2. L'évêque auquel Ibas fait ici allusion était son propre évêque, Rabbula, lequel, après avoir d'abord tenu le parti des Orientaux finit, comme Jean d'Antioche, par se réconcilier avec saint Cyrille.
3. Labb, Concil., tom. IV. Ha episc. Edess. epist. Mari Persœ, col. 661-666 passim.
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33. Telle était cette lettre fameuse d'Ibas. Elle eut un retentissement beaucoup plus prolongé que son auteur ne pouvait s'y attendre, lorsqu'il l'écrivit sous l'impression du moment, dans la joie que lui faisait éprouver le retour inespéré de la paix au sein des églises orientales. Quelques années après, Ibas avait succédé à Rabbula sur le siège d'Edesse. Jean d'Antioche venait lui-même de mourir, et d'être remplacé par son neveu Domnus, le moine fugitif de la laure de saint Euthymius. Les prédictions de ce vénérable abbé devaient se réaliser au pied de la lettre. Plein de zéle contre le nestorianisme dont il s'était promis de détacher son oncle, Domnus était une recrue acquise d'avance aux intrigues d'Eutychès. On lui fit entendre que la gloire de son nouvel épiscopat était attachée à la poursuite des restes du parti nestorien, dans les provinces soumises à sa juridiction. Ibas, dont la lettre à Maris avait été publiée, lui fut signalé comme l'un des plus dangereux sectaires. L'évêque d'Édesse n'avait conservé du passé qu'un souvenir repentant. Il s'était franchement rallié à la foi catholique, et ne cherchait plus à incriminer la mémoire de Cyrille dont la mort récente avait consacré la sainteté, lorsqu'il se vit tout à coup assailli, dans sa demeure épiscopale, par une foule de moines et de clercs qui l'accusaient d’hérésie. La populace abusée menaçait de le lapider. Il propageait, disait-on, le venin du nestorianisme : il traduisait en syriaque les œuvres de Théodore de Mopsueste, dans le but de pervertir les chrétientés de l'Arménie et de la Perse, à l'aide de ces écrits contraires à la foi orthodoxe. Cette première émeute n'eut pas d'autres suites. Mais les émissaires d'Eutychès avaient intérêt à la renouveler. Uranius, évêque d'Himéria, suffragant d'Ibas, l'un des plus dévoués auxiliaires d'Eutychès, entretenait l'agitation des esprits. Une nouvelle calomnie, plus odieuse encore, fut mise en circulation contre Ibas. D'après une antique coutume de l'église d'Edesse, le jour de Pâque tout le clergé se réunissait au palais épiscopal pour offrir ses vœux à l'évêque, qui lui adressait un discours paternel, et distribuait de sa main à tous les assistants un présent de joyeuse fête. L'an 445, cette cérémonie eut lieu comme à l'ordinaire. Ibas prononça le discours d'usage. On l'ac-
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cusa d'avoir, entre autres propositions nestoriennes, prononcé le blasphème suivant: « Ne portons point envie à la divinité de Jésus-Christ. S'il est devenu Dieu, nous pouvons le devenir aussi.» Ibas protesta qu'il n'avait jamais tenu ce propos insensé et impie; il produisit une attestation signée par soixante-quatre de ses prêtres ou clercs, lesquels avaient assisté à la cérémonie pascale et déclaraient n'avoir rien entendu de semblable. Malgré ces témoignages explicites en sa faveur, Ibas fut successivement dénoncé au patriarche Domnus, qui assembla un concile pour le juger; puis à l'empereur, qui le manda à Constantinople, et voulut le faire déposer par saint Plavien. Ce dernier refusa de se prêter à ces manœuvres iniques. Théodose le Jeune, ou plutôt Chrysaphius au nom du prince, désigna trois commissaires : Photius, évêque de Tyr, Eustathe de Béryte et Uranius d'Himôria, lesquels devaient prononcer la sentence contre Ibas. Celui-ci récusa tout d'abord Uranius comme son ennemi personnel. Dans un éloquent mémoire qu'il remit à la chancellerie impériale, il se disculpait victorieusement de toutes les accusations qu'on faisait peser sur lui. « On invoque, disait-il, une lettre adressée par moi au persan Maris alors que, simple prêtre, et entraîné à la suite de la faction des Orientaux, je n'étais point encore suffisamment éclairé sur l'orthodoxie des anathématismes composés par Cyrille, de bienheureuse mémoire; Mais il est de notoriété publique que je me rétractai ensuite, et que je ne cessai, jusqu'à la mort de ce grand homme, de rester en communion avec lui. Les blasphèmes qu'on me reproche n'ont jamais été prononcés par moi. Je les eusse flétris dans une autre bouche : comment auraient-ils pu souiller la mienne? » Il semble qu'on eut égard aux justes réclamations d'Ihas. Uranius d'Himéria ne parut point au nombre de ses juges : les deux autres commissaires, désignés par le décret impérial, s'assemblèrent à Béryte et reconnurent son innocence. Leur sentence est datée du 23 février 449; elle déclarait solennellement l'orthodoxie du métropolitain d'Édesse.
34. Ce dénoûment inattendu qui terminait, provisoirement du moins, une persécution de quatre années, tenait aux événements
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dont Constantinople venait d'être le théâtre. Eutychès, toujours fidèle à son système d'ardentes poursuites contre les restes du parti nestorien, espérait par là se frayer le chemin au trône patriarcal. Il était secondé, dans cette campagne de violences, par Dioscore d'Alexandrie, lequel se montrait prodigue d'anathèmes contre tous ceux qui faisaient la moindre difficulté de souscrire les capitula de saint Cyrille. Domnus d'Antioche, moins fougueux, était cependant disposé à faire, par conscience, ce qu'Eutychès et Dioscore faisaient par ambition. Un grand nombre de moines, dans les diverses provinces de l'Asie, croyaient servir la cause de l'Église en prêtant leur concours à Eutychès. Chaque jour, des séditions éclataient contre les évêques qui avaient jadis fait partie de la faction des Orientaux. L'archimandrite de Nisibe, le fumeux Bârsumas, dont nous aurons bientôt à raconter les fureurs; parcourait la Syrie, à la tête d'un millier de moines, armés jusqu'aux dents. Il vint à Constantinople, se plaindre à l'empereur du danger que courait la foi, et, grâce à l'influence de Chrysaphius, il fût accueilli comme le héros de l'orthodoxie. De son côté, Eutychès avait écrit au pape saint Léon le Grand pour lui signaler la prétendue recrudescence du nestorianisme dans les églises d'Orient. Nous n'avons plus le texte de sa lettre. Voici la courte réponse du pape: «Votre dilection nous informe que l'hérésie nestorienne semble vouloir renaître de ses cendres. Votre sollicitude à cet égard nous a paru louable, et les sentiments que vous exprimez devront attirer sur vous la bénédiction de Dieu, auteur et consommateur de la foi catholique. Quand nous serons plus-amplement renseigné sur le compte des personnages qui se prêtent à cette manœuvre impie, nous prendrons, avec l'aide du Seigneur, les mesures nécessaires pour couper le mal dans sa racine. Que Dieu vous conserve, très-cher fils. Donné le jour des calendes de juin, sous le consulat des clarissimes Posthumianus et Zenon (1er juin 448) 1. »
35. Bien que le rescrit pontifical, par sa concision même et dans les termes réservés où il se renfermait, ne fût pas de nature à autoriser les violences d'Eutychès, il était du moins une
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1 S. Leon. Magn., Epist. xx; Pair, lut., tom. LIY, col. 71 î.
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sorte de garantie que le moine se promettait d'exploiter à son profit. Mais il n'en eut pas le temps. L'éclat qui devait le perdre fut causé par sa propre imprudence. Un synode provincial était indiqué à Constantinople, pour le 8 novembre 448, dans le but d'examiner un différend survenu à propos d'une question juridictionnelle entre Florentius, métropolitain de Sardes, et deux de ses suffragants, Cossinius d'Hiérocésarée et Jean d'Hyrcania. Les évêques de la province byzantine se rendirent à la cité impériale pour l'époque convenue. L'affaire était en elle-même si peu importante que plusieurs des prélats convoqués crurent pouvoir s'abstenir. Parmi ceux qui étaient présents, se trouvait Eusèbe, l'ancien scholasticus imperatricis, devenu évêque de Dorylée. Il était depuis longtemps l'ami d'Eutychès, et il profita des quelques jours qui précédèrent l'ouverture du synode pour lui rendre de fréquentes visites. Dans les entretiens qu'ils eurent ensemble, Eutychès ne dissimula point ses véritables sentiments sur le mystère de l'Incarnation. Il disait que l'union du Verbe avec la substance humaine avait été si étroite qu'il en était résulté une seule nature, comme une seule personne, en Jésus-Christ. Il ajoutait que tous les ascètes, familiarisés par leur vie spéculative avec la contemplation des choses divines, partageaient cette doctrine, approuvée d'ailleurs par Dioscore d'Alexandrie et par tout ce que l'Orient comptait de plus illustres et de plus saints personnages. Eusèbe de Dorylée fut désolé de cette confidence. Il garda d'abord le secret, se bornant à faire en particulier tous ses efforts pour ramener Eutychès à la vérité catholique. Mais il ne put rien gagner sur cet esprit opiniâtre. Dans l'espoir de le fléchir, il le mit en rapport avec Méliphtongos, évêque de Juliopolis, Jovinus de Debelta et Julien de Cos. L'hérésiarque, loin de céder à leurs supplications et à leurs instances, parut prendre à tâche de pervertir ses vénérables interlocuteurs. Comme il n'y réussissait pas, il eut un jour l'audace de les mettre à la porte de sa cellule, en disant qu'il ne voulait pas davantage communiquer avec des hérétiques. Eusèbe de Dorylée prit le parti d'en référer au patriarche de Constantinople, saint Flavien, et lui annonça l'intention de déférer Eutychès au jugement
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du synode qui allait s'ouvrir. Ce n'était pas la première fois que des plaintes de ce genre se produisaient contre l'archimandrite. Depuis trois ans déjà, l'opinion publique se préoccupait des erreurs qui se répandaient sous son couvert. Cependant Flavien, qui connaissait l'influence d'Eutychès à la cour, et qui semblait avoir le pressentiment des malheurs qu'un éclat ferait naître, chercha à calmer l'esprit d'Eusèbe. Mais la conscience de l'évêque de Dorylée était de celles qui ne reculent ni devant les intérêts de l'amitié, ni devant les autres considérations humaines, quand il s'agit de la foi. Le 26 octobre, dix jours avant l'ouverture du synode, il remit entre les mains du patriarche un mémoire juridique, où il se portait officiellement accusateur d'Eutychès. Dès lors, l'affaire devait suivre son cours.
36. « Le VI des ides de novembre, sous le consulat des clarissimes Zenon et Posthumianus (8 novembre 448), disent les actes, le saint synode s'est réuni dans la nouvelle Rome, au palais de l'archevêque, sous la présidence du très-saint et bienheureux Flavien. Quand les pères furent entrés en séance, le révérendissime Eusèbe, évêque de Dorylée, prit la parole, et demanda qu'on fît lecture du mémoire juridique déposé par lui entre les mains du patriarche contre l'archimandrite Eutychès. — Le bienheureux Flavien remit ce document au prêtre et notaire synodal, Asterius, qui en donna lecture. Après une courte exposition des erreurs d'Eutychès, le mémoire concluait à ce que l'archimandrite fût cité à comparaître devant les pères, pour abjurer ses pernicieuses doctrines et souscrire à la foi catholique, telle que l'avaient enseignée jadis les trois cent dix-huit évêques de Nicée et récemment le glorieux Cyrille de sainte mémoire. — A ces mots, le synode fit entendre les acclamations suivantes : Honneur éternel à Cyrille! Sa foi est la nôtre. Anathème à qui ne la professe point! Malédiction sur qui voudrait en retrancher, y ajouter, ou changer quoi que ce soit ! — L'évêque Julien, légat à Constantinople du très-saint pontife de Rome Léon, qui assistait à cette séance, fit traduire en grec, par Florentius de Sardes, une acclamation qu'il prononça lui-même en latin. Elle était ainsi conçue : Le siège apostolique
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professe cette foi! —Le synode reprit alors: C'est la nôtre à tous ! — Après quoi, le très-saint archevêque Flavien, s'adressant à Eusèbe de Dorylée : Vous n'ignorez pas lui dit-il, combien je suis affligé des accusations qui s'élèvent contre le;vénérable archimandrite Eutychès. Que votre révérence daigne faire une nouvelle démarche près de lui, pour le ramener à des sentiments orthodoxes. S'il persiste dans ses erreurs, le synode lui adressera une citation à comparaître. —J'étais lié depuis longtemps d'amitié avec Eutychès, répondit Eusèbe. Je l'ai conjuré non pas une fois ni deux fois, mais dans une série de conférences quotidiennes, d'abandonner ses déplorables errements. Il m'est donc impossible de retourner à sa cellule pour y entendre toujours répéter les mêmes blasphèmes. Mais, si votre sainteté le juge convenable, elle peut dès maintenant lui envoyer l'ordre de comparaître. —Le saint synode, après en avoir délibéré, répondit à Eusèbe : Votre révérence aurait dû acquiescer aux désirs du très-saint archevêque, et se prêter à la démarche qu'il vous conseillait. Le mémoire juridique que vous avez rédigé sera inséré textuellement dans les actes. Le très-religieux Jean, prêtre et défenseur de cette église, ainsi que le vénérable diacre André, sont désignés par nous pour remettre à Eutychès l'ordre de comparaître devant le saint synode pour y répondre aux accusations dont il est l'objet 1. » Une seconde et une troisième sessions furent tenues, le 12 et le 15 novembre suivant. Eutychès n'y parut point. Le prêtre et le diacre chargés de lui transmettre la citation, canonique rendirent compte de leur mission, en ces termes : «Nous nous sommes transportés au monastère d'Eutychès. Introduits en sa présence, nous lui avons donné lecture de l'acte d'accusation, lui en nommant l'auteur; et lui en laissant un exemplaire entre les mains: Puis, au nom de votre sainteté, nous l'avons cité à comparaître devant le synode. Je suis entré dans ce monastère pour m'y ensevelir dans le silence et la prière, nous dit-il. J'ai fait vœu de n'en jamais sortir vivant. Veuillez informer les vénérables pères que le révérendissime
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1. Labbe; tom. IV, col. 150-156.
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Eusèbe de Dorylée s'est fait mon ennemi personnel et que ses accusations contre moi sont inspirées par un esprit de haine et de jalousie. Je suis prêt à souscrire toutes les décisions des conciles de Nicée et d'Êphèse. S'il est arrivé que les pères se soient trompés en quelques-unes de leurs expressions, je ne suis ni assez présomptueux pour les corriger, ni assez téméraire1 pour leur donner une foi aveugle. Les Écritures divines, qui font l'objet constant de mes études, ont une autorité supérieure à celle des pères. Je crois qu'après l'incarnation du Dieu Verbe et la naissance de Jésus-Christ il n'y eut en lui qu'une seule nature, celle du Dieu incarné que j'adore. On m'a calomnieusement prêté une doctrine qui n'est pas la mienne, en me faisant dire que le Verbe a apporté du ciel même la chair qu'il a revêtue dans le sein de la vierge Marie. Je n'ai jamais tenu ce langage. Je dis seulement que nulle part l'Écriture ne nous parle de deux natures hypostatiquement unies en Jésus-Christ. Voilà, ma croyance. Du reste, je confesse que notre Rédempteur, né de la vierge Marie, est Dieu parfait aussi bien qu'homme parfait ; mais je ne saurais reconnaître qu'il ait revêtu une chair consubstantielle à la nôtre 1. » — Trois autres sessions se tinrent encore, sans qu'on pût obtenir d'Eutychès d'autres déclarations, ni le déterminer à se rendre au synode. Enfin, on lui arracha la promesse qu'il comparaîtrait, le 22 novembre, en présence des pères, pour y exposer lui-même sa doctrine. Une septième et dernière session fut donc convoquée à cette date. Les évêqnes s’y trouvèrent en plus grand nombre que dans les précédentes; attirés- par l'éclat et la gravité de cette affaire. On en compta jusqu'à trente-deux. Aussitôt qu'ils eurent pris séance, le patriarche saint Flavien donna l'ordre d'introduire Eutychès. Les diacres Philadelphius et Cyrille sortirent pour l'aller chercher; mais il ne se trouva point. On envoya à son monastère; il n'y était plus. Bientôt on annonça qu'il arrivait, escorté par une troupe de soldats, de moines; d'officiers du prétoire, et précédé du silentiaire Magnus; qui avait un ordre impérial à lire au concile. Le
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1. Labbe; Cônciî., tûnr. cit., col. 191-194.
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prêtre et défenseur Jean fut envoyé par le synode, afin de parlementer avec les soldats et les moines. Ceux-ci ne voulaient pas laisser Eutychès pénétrer sans eux dans la salle du synode. Ils y consentirent enfin, quand on leur eut délivré par écrit la promesse formelle qu'après la séance l'archimandrite serait remis entre leurs mains. Le silentiaire1 Magnus lut ensuite un message de Théodose le Jeune, enjoignant aux pères d'admettre à leur délibération le patrice Florentius, comme représentant de l'autorité impériale. Après toutes ces formalités, qui prouvaient l'intérêt que Chrysaphius portait à l'hérésiarque, Eusèbe de Dorylée vint se placer à côté d'Eutychès. Accusateur et accusé se tinrent debout, et l'interrogatoire commença. « Seigneur archimandrite, dit Flavien, reconnaissez-vous qu'il y a deux natures en Jésus-Christ, et que le Verbe incarné nous est consubstantiel selon la chair? — Je ne suis pas venu pour discuter, répondit Eutychès. J'ai rédigé par écrit ma profession de foi. Faites-en donner lecture.—Lisez-la vous-même, dit Flavien. — Je ne le puis. — Pourquoi? Est-ce que cette profession de foi n'a pas été écrite par vous, ou bien qu'elle ne représente pas exactement votre pensée? — Elle est de moi ; elle est en tout conforme à ma doctrine et à celle des pères. — Lisez-la donc, ou plutôt qu'avez-vous besoin de la lire? Récitez-la. — Eutychès dit alors : Voici ma profession de foi. J'adore le Père avec le Fils, le Fils avec le Père, et l'Esprit-Saint avec le Père et le Fils. Je confesse l'avènement du Fils dans la chair qu'il a prise au sein de la vierge Marie, je reconnais qu'il s'est fait homme pour notre salut. Je le confesse ainsi, en présence du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et en présence de ce saint synode. — Confessez-vous, demanda Flavien, que Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, est consubstantiel à sa mère selon l'humanité? — Je n'ai point à m'expliquer à ce sujet, répondit Eutychès; j'ai dit quelle était ma croyance. Pourquoi m'interroger davantage? — Flavien insista et le moine finit par répondre : II me suffit d'adorer Jésus-Christ comme Dieu, je ne me permets point de raisonner sur sa nature. J'avoue que jusqu'à ce
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1. On donnait ce nom aux secrétaires de la chancellerie impériale.
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jour je n'ai jamais songé à dire qu'il nous fut consubstantiel selon la chair. Je reconnais volontiers que la sainte Vierge est de même substance que nous, et que Jésus-Christ a pris d'elle la chair qu'il voulait revêtir par amour pour nous. C'est tout ce que je sais. —En cet instant, Basile, évêque de Séleucie, prit la parole et dit : Si la vierge Marie nous est consubstantielle, Jésus-Christ l'est également, puisqu'il avait pris d'elle sa chair, et qu'il se nommait le Fils de l'homme. — Eutychès reprit : Puisqu'il vous plaît ainsi, je consens à tout. — Mais, demanda Plavien, c'est donc par contrainte, et non selon votre véritable pensée, que vous confessez votre foi? — Jusqu'à ce jour, répondit Eutychès, je n'avais point employé d'expressions de ce genre. Aujourd'hui votre sainteté me les enseigne, je les répète après elle. — Nous n'innovons rien, répliqua Flavien; nous suivons scrupuleusement la doctrine des pères. — Le patrice Florentius intervint alors et demanda au moine : Oui ou non, croyez-vous qu'il y a deux natures en Jésus-Christ? — Je crois, répondit Eutychès, qu'avant l'incarnation il y eut deux natures distinctes en Jésus-Christ, mais que depuis il n'y en a qu'une seule. — A ces mots, les pères d'une commune voix s'écrièrent : Confessez clairement la vérité, rétractez et anathèmatisez votre erreur.—J'ai déjà dit, reprit Eutychès, qu'on ne trouve nulle part dans l'Écriture la doctrine que vous enseignez. Si je prononçais l'anathème que vous demandez, malheur à moi! car j'anathématiserais mes pères. — Tous les évêques se levèrent alors et dirent : Qu'il soit anathème! — L'archevêque Flavien demanda que le synode prononçât sur le sort d'Eutychès. L'évêque d'Amasée, Seleucus, dit : Il mérite d'être déposé, mais votre sainteté peut lui faire grâce. —S'il consente rétracter son erreur, reprit Flavien, on pourra lui pardonner. — Le patrice Florentius fit un dernier effort, et, s'adressant à Eutychès, lui dit : Confessez-vous qu'il y a deux natures en Jésus-Christ, et qu'il est consubstantiel à nous selon l'humanité? —Non, répondit l'hérésiarque. J'ai lu dans les œuvres de saint Athanase et du bienheureux Cyrille que Jésus-Christ était avant l'incarnation de deux natures ; après l'incarnation, ils ne disent plus deux, mais une seule. —Le patrice s'écria: La foi catholique est
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qu'il y a deux natures en Jésus-Christ. — Oui, reprirent les pères. Telle est la foi de l'Église, foi victorieuse et triomphante! — Après quoi, Fiavien prononça la sentence en ces termes : Eutychès, jadis prêtre et archimandrite, est pleinement convaincu, tant par ses discours et écrits antérieurs que par ses déclarations présentes, de professer l'erreur de Valentin et d'Apollinaire dont il reproduit les blasphèmes. Il refuse obstinément de se rendre à nos exhortations et à nos conseils. C'est pourquoi, pleurant et gémissant sur sa perte, nous déclarons, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qu'il a blasphémé. Il sera privé de tout rang sacerdotal, exclu de notre communion et déposé du gouvernement de son monastère. Nous avertissons tous ceux qui lui parleraient ou le fréquenteraient à l'avenir qu'ils tomberaient eux-mêmes sous le coup de l'excommunication. » — La sentence fut souscrite par trente-deux évêques, vingt-trois supérieurs de monastères, ou abbés, dont dix-huit prêtres, enfin par un diacre et quatre laïques, dont l'un était le patrice et représentant impérial Florentius. Eutychès en se retirant, sous la protection de ce dernier, lui dit à mi-voix : «J'en appelle aux conciles de Rome, d'Alexandrie, de Jérusalem et de Thessalonique 1.»