Angleterre 23

Darras tome 24 p. 393

 

33. « Le jugement ainsi promulgué, reprend Eadmer, on introduisit la jeune princesse au sein de l'assemblée. Elle écouta, d'un air à la fois gracieux et modeste, la lecture de la sentence ; puis

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1 Eadmer., Histor. Novor., loc. cit., col. 427. Au ton si réservé de cette approbation, il est facile de voir que dans le fond saint Anselme n'était pas personnellement très-favorablement disposé pour le projet de mariage du roi avec Mathilde. Hérimann abbé de Saint-Martin de Tournay, dans sa Chronique écrite vers l'an 1153, ajoute le détail suivant : « Aussitôt après la promulga­tion de la sentence, Henri pria le saint archevêque de bénir ses fiançailles avec la princesse. Vous ne sauriez vous y refuser désormais, lui dit-il. — Il est vrai, répondit Anselme. Mais si votre majesté voulait m'en croire, je lui censeillerais de ne pas épouser Mathilde. De quelque façon que ce soit, il est certain qu'elle a porté le voile. Vous ne manquez pas d'autres princesses royales parmi lesquelles vous pouvez choisir. — Henri insista, et l'archevêque reprit : Seigneur roi, vous êtes libre de ne pas suivre mon conseil et d'agir comme il vous plaira. Mais je ne crois pas, et ceux qui vivront assez longtemps pour­ront en faire l'expérience, que l'Angleterre doive beaucoup, dans l'avenir, se féliciter de la naissance des enfants dont Mathilde sera la mère. — J'étais encore adolescent, reprend l'abbé de Tournay, lorsque cette parole du véné­rable Anselme vint à ma connaissance. Aujourd'hui je puis constater la réa­lisation de la prophétie. Le roi Henri eut de son épouse Mathilde deux fils et une fille. Les deux fils à peine arrivés à l'âge de l'adolescence périrent ensemble dans un naufrage, en faisant la traversée de Normandie en Angle­terre. La fille épousa en grande pompe, dans la ville de Liège, l'empereur Henri V d'Allemagne, dont elle eut un fils; mais l'empereur étant mort deux ans après, elle se maria en secondes noces avec le comte d'Angers. Le roi Henri Beau-Clerc dont elle était l'unique héritière mourut lui-même à Rouen, mais elle n'hérita pas de la couronne d'Angleterre qui passa à son cousin-germain, Etienne de Blois, fils du comte Thibaud de Champagne. » (Patr. lat., t. CLIX, col. 430, not. 1.)

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elle demanda qu'il lui fût permis de présenter quelques observa­tions. Anselme lui donna la parole, et elle s'exprima en ces termes : « Je suis prête à confirmer soit par serment, soit par toute autre épreuve qui serait jugée canonique, la vérité complète de mes précédentes déclarations. Je crois devoir faire cette offre non point pour les membres de cette assemblée qui ont reconnu la vérité des faits, mais pour opposer une preuve péremptoire aux critiques dont la malveillance s'est déchaînée contre moi. » — On lui répondit par la parole de l'Évangile : « Le méchant tire du trésor empoisonné de son cœur des allégations mensongères et perverses. » Mais, ajoutèrent les juges, il suffit pour établir la vérité qu'elle ait été constatée par tant de saints et vénérables personnages. » Mathilde, s'agenouillant alors devant Anselme, reçut sa bénédiction et se retira. Quelques jours après, en la fête de saint Martin (11 novembre 1100)1, eut lieu à Westminster 2 la cérémonie solennelle du mariage, en présence de toute la noblesse du royaume et du peuple assemblé en foule. Quand le roi et sa fiancée parurent à la porte de l'église, Anselme, du haut du balcon extérieur, prit la parole. Il déclara qu'un juge­ment synodal des évêques et des abbés du royaume avait cons­taté que la princesse Mathilde n'avait jamais, comme le bruit s'en était répandu, prononcé de vœux monastiques. « Cepen­dant, ajouta-t-il, toute personne ayant à ce sujet quelque révéla­tion à faire peut se présenter. Par l'autorité du Dieu tout-puissant , au nom de la sainte Église catholique, nous lui ordonnons de produire devant nous son témoignage, et lui garantissons la sécurité la plus complète. » De toutes parts, une immense clameur se fit entendre : « La sentence a été prononcée en toute justice, s'écriait la multitude. La malveillance, seule pourrait renouveler une accusation   que tous nous savons

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1.  Cette date nous est fournie par Guillaume de Maluiesbury (Gest. reg. Angl.,
1.
V;
Patr. Int., t. CLXXIX, col. 1352.)

2.  C'est Guillaume de Jumiéges qui désigne le lieu où fut célébré le mariage royal. (Willelm. Gemmetic., Hist. Normann., 1. VIII, cap. x; Potr. loi.,
t. CXLIX, col. 886.)

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calomnieuse. » Après cette dernière et solennelle manifes­tation, Anselme procéda à la bénédiction nuptiale, au milieu des cris d'allégresse poussés par tout le peuple. Telle fut, ajoute Eadmer, la conduite du saint archevêque dans cette épineuse négo­ciation. J'ai rapporté exactement l'interrogatoire de Mathilde et son allocution au synode. Ses paroles furent-elles l'expression sincère de la vérité? Libre aux détracteurs d'Anselme de sou­tenir, s'ils l'osent encore, que le bienheureux archevêque a manqué en cette circonstance au devoir d'un juge équitable. Pour nous qui avons connu tous les secrets de son cœur, nous lui rendons ce témoignage que, dans la situation des choses, il ne pouvait ni ne devait agir autrement 1. »

 

34. L'importance que l'opinion publique attachait à tous les détails du jugement rendu dans cette cause matrimoniale par le primat de Cantorbéry, prouve à quel point l'alliance de Henri I fils du Conquérant d'Angleterre avec la dynastie des souverains détrônés était considérable au point de vue politique. Ce fut donc un service de premier ordre que, tout en restant strictement dans la ligne de l'équité et du devoir, Anselme venait de rendre an jeune roi. Il allait bientôt le faire suivre d'un autre non moins signalé. « Au printemps de l'année 1101, reprend Eadmer, lorsque vinrent les fêtes de Pâques, les ambassadeurs envoyés à Rome de la part du roi et du saint archevêque n'étant pas encore de retour, Henri demanda à l'homme de Dieu de sur­seoir jusqu'à leur arrivée à l'examen de la question toujours pen­dante des investitures. Anselme y consentit. Mais dans l'intervalle, durant les solennités de la Pentecôte (9 juin H01), on apprit que Robert Courte-Heuse, duc de Normandie, se préparait à franchir le détroit à la tête d'une armée formidable 2. » Le prestige qui s'attachait au nom de ce héros, l'un des plus illustres parmi les compagnons d'armes de Godefroi de Bouillon, était grand en Angle­terre. Les seigneurs normands établis sur le sol de la Grande-

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1 Eadmer, Histor. Novor., loc. cit., col. 428. 2. Eadmer, ibid., col. 1353.

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Bretagne depuis la conquête, blessés dans leurs sentiments patrio­tiques par la préférence que Henri I accordait aux Anglo-Saxons et par son récent mariage avec l'héritière de la dynastie déchue, faisaient tous des vœux pour Robert. «Celui-ci, dit Ordéric Vital, arriva en Normandie vers le mois de septembre de l'année 1100. Il y reçut un accueil triomphal. Tout le peuple le suivit dans un pèlerinage au Mont-Saint-Michel, où il se rendit en grande pompe afin de rendre grâces à Dieu et au très-glorieux archange de ses succès en Orient et de son heureux retour 1. » L'enthou­siasme populaire éclatait sur le passage du libérateur de Jérusa­lem. On s'indignait à la pensée qu'un frère dénaturé eût profité de son absence pour lui ravir une couronne héréditaire, pendant que le héros versait son sang pour arracher le tombeau du Christ aux mains des infidèles. Les seigneurs anglais, d'origine normande, partageaient cette indignation. « On les vit presque tous, dit Guillaume de Malmesbury, accourir en Normandie. Le palais du jeune roi Henri se trouva presque désert. Chacun des transfuges mettait en avant quelque grief particulier pour colorer sa trahison. Seuls les comtes de Meulan et de Warwich, Robert fils de Haimon, Ricard de Retwers, et Roger Bigot restèrent fidèles au jeune roi. Tous les autres se déclarèrent plus ou moins ostensi­blement en faveur de Courte-Heuse. Leur mépris pour Henri Beau-Clerc se traduisait par les plus grossières injures. On ne le dési­gnait, lui et son épouse Mathilde, que par les surnoms grotesques de Godric et de Godgive 2. Henri affecta d'abord de rire de ces plaisanteries, mais elles prirent bientôt un caractère si odieux qu'il garda le silence, notant d'ailleurs avec soin et se réservant de punir un jour sans miséricorde ceux qui se les permettaient. A la faveur du désordre qui régnait partout, Rannulf, le misé­rable évêque de Durham, trouva moyen de s'échapper de la Tour de Londres, où il était prisonnier sous la garde de Guillaume de

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1. Orderic, Vital. 1. X, cap. xm; Pair, lat., t. CLXXXVIII, col. 754.

2. L'origine de ces deux personnages, dont la représentation figurait dans toutes les mascarades populaires de la Grande-Bretagne au moyen âge, a exercé sans résultat le patient et laborieux génie des archéologues modernes.

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Manneville 1. Son ancien maître-d'hôtel lui fit passer une corde à nœuds, immergée dans une grande amphore contenant la provi­sion de vin destinée au captif. Rannulf fixa cette corde au mur de la tour et entreprit sa périlleuse descente. S'il s'écorcha les mains, se mit les bras en sang, je le laisse à penser, ajoute le chroniqueur, et il n'importe guère. Toujours est-il qu'après son évasion l'intrigant réussit à passer en Normandie, où il vint stimu­ler, de toute l'ardeur de sa rage vindicative, la belliqueuse impa­tience de Robert. Ce fut au mois d'août 1101 que la flotte de Courte-Heuse, rassemblée au Tréport, mit à la voile. Après une heureuse traversée, les troupes d'expédition débarquèrent sans coup férir à Portsmouth. Le duc y fut accueilli par les plus puissants seigneurs, le comte de Surrey, Robert de Bellesme, Roger de Lancastre dit le Poitevin, Ives de Grentemesnil et une foule d'autres 2. » Rannulf n'était point avec eux. «Les mains qu'il s'était écorchées jusqu'aux os, dit Ordéric Vital, lui cuisaient encore. » Il resta en Norman­die, avec le titre et les pouvoirs de gouverneur général que Robert lui avait conférés. « Ce fut ainsi, dit saint Anselme, qu'après avoir ravagé l'Angleterre, ce pirate déguisé sous une mitre épiscopale put à son aise dévaster les églises de Normandie 3. »

 

35. En quelques jours Robert traversa la province de Winchester et vint établir son camp à Pevensey.  « Cependant, Eadmer, Henri n'avait rien négligé pour se mettre en état de défense. Au premier bruit d'une prochaine descente de Robert Courte-Heuse, il avait eu recours à l'intervention d'Anselme, afin de  se  rattacher la fidélité chancelante des princes et du peuple. Dans une assemblée solennelle où le pieux archevêque siégea à côté du jeune roi, on fixa les conditions auxquelles peuple et seigneurs entendaient engager leur foi. Henri devait renouveler le serment d'observer les lois saintes et justes qu'il

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1 C'est Ordéric Vital qui nous fait connaître le nom de la forteresse où Rannulf était détenu, et celui du gouverneur de la Tour. (Order. Vital., Hist. eccl., 1. X, cap. xv; Patr. lat., t. CLXXXVIII, col. 75G.)

2. Willelrn. Malrnesbur., Gest. reg. Ânglor., 1. V; Patr. lat., t. CLXXIX, col. 1353.

3. S. Anselm., Epist. h, 1. IV; Patr. lat., t. CLIX, col. 202.

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avait promulguées lui-même à son avènement, et dont il s'était déjà plus d'une fois écarté. Le roi le promettait dans les termes les plus explicites. Mais princes et peuple se défiaient de sa sincérité. Ils exigèrent que, pour prononcer le serment, il mît sa main droite dans celle de l'archevêque de Cantorbéry, choisi par eux comme leur représentant spécial et responsable. La prestation du serment se fit donc en cette forme, et chacun des assistants s'applaudissait d'avoir trouvé un moyen d'assurer à jamais la tranquillité publique et la sécurité individuelle. Une nombreuse et vaillante armée se réunit sous les drapeaux du jeune roi. Les contingents militaires de l'archevêché de Cantor­béry en faisaient partie. Anselme en personne vint s'établir au camp de Henri. Mais aussitôt que la nouvelle du débarquement de Robert Courte-Heuse fut connue, une réaction universelle des princes s'opéra en faveur du duc. Tous se préparaient à l'aller rejoindre. Le jeune roi se trouva dans cette situation cruelle de ne pouvoir ni sévir contre des traîtres qui ne l'étaient encore que d'intention, ni s'assurer même du lendemain, car une défection générale pouvait d'un moment à l'autre lui faire perdre le trône et la vie. Il ne savait plus à qui se fier dans sa propre armée ; Anselme resta son unique appui. Il venait fréquemment visiter le saint archevêque; il lui amenait les seigneurs dont la fidélité était le plus suspecte, afin que la parole de l'homme de Dieu les rappelât aux sentiments de l'honneur et du devoir. « Si jamais j'échappe à tant de dangers, lui disait-il, je vous laisserai pour toujours libre de gouverner canoniquement l'église d'Angleterre ; j'obéirai ponctuellement aux décrets du siège apostolique contre les inves­titures. » Anselme, de son côté, n'épargnait rien pour conjurer le péril d'une défection de plus en plus imminente. Devant tous les princes réunis, entouré de la multitude immense des soldats, il prononça une allocution aussi admirable par l'éloquence que par une réserve pleine de tact et de délicatesse. Sans faire la moindre allusion qui pût désigner ou offenser personne, il parla de la fidé­lité au serment. Après avoir rappelé l'exécration qui pèse devant Dieu et devant les hommes sur la mémoire des parjures, des

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félons, des traîtres, il insista sur l'obligation pour tout chré­tien de rester fidèle à ses engagements; et il termina par ses mots : « Votre roi reste fidèle à ses serments; soyez fidèles aux vôtres; suivez-le à la victoire ou à la mort. » Les chefs ne furent pas tous convaincus, mais l'immense majorité des sol­dats, subjuguée par l'ascendant de l'homme de Dieu, jura de vaincre ou de mourir pour la cause du jeune roi. Ce jour-là, en toute vérité je puis le dire, reprend Eadmer, Anselme fut le sauveur d'une cause désespérée. Le duc de Normandie acquit la certitude que non-seulement le primat d'Angleterre ne se rallierait jamais à lui, mais qu'il saurait au besoin repous­ser son usurpation par les foudres spirituelles de l'anathème. Dès lors, Courte-Heuse fut le premier à entamer des négocia­tions de paix 1. »

 

36. Ordéric Vital complète en le confirmant ce récit de l'hagiographe, et nous donne dans le plus grand détail l'historique de cet épisode si important à la fois et pour la grandeur du résultat, et pour l'honneur de saint Anselme, et pour la justification de l'attitude prise par le pape Pascal II  dans un conflit où il s'agissait de la légitime succession au trône d'Angleterre 2. « Le comte Robert de Meulan (ce conseiller si goûté  autrefois par Guillaume le Roux), resta fidèle au jeune roi, dit Ordéric Vital. Il  n'était pas médiocrement alarmé des symptômes de défec­tion qui se manifestaient chaque jour parmi les chefs de l'armée. La gravité de la situation lui apparaissait d'instant en  instant plus formidable. Dans un entretien secret, le comte de Meulan dit à Henri : « Il serait inutile de vous dissimuler plus longtemps

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1 Eadmer, Histor. novor., 1. III; Pair, lat., t. CLIX, coL431.

2. Pour montrer à quel point des écrivains modernes, d'ailleurs catholiques, ont poussé l'exagération dans la question mal étudiée par eux des droits réciproques de Henri I et de Robert de Normandie à la couronne d'Angle­terre, il suffira de citer les paroles suivantes : « Anselme n'hésita point à ratifier une usurpation et à s'asseoir en simple convive au festin de la ty­rannie. Henri lui fît joyeux accueil. Anselme ne vit rien de mieux à faire que de trouver bonnes ses raisons; et cependant c'était la subversion de tous les droits civils et ecclésiastiques qu'il ratifiait. Mieux valait l'exil et la prison que le séjour de la cour à un tel prix. » (Cours cornpl. d'Hist. ecclés. Contin. Vervorstv t. XX, co). 570.)

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la vérité. Une défection universelle se prépare; nous la voyons de nos yeux, nous en avons suivi tous les progrès ; elle est immi­nente. Que vous reproche-t-on? De ne point laisser à l'Église son indépendance canonique; de ne point exécuter toutes les clauses de la « Charte des Libertés. » Mais, ô roi mon seigneur, rien ne vous est plus facile que de promettre aux mécontents tout ce qu'ils demandent, et plus encore. A force de promesses, vous les retien­drez sous vos étendards. Agissez de même vis-à-vis de votre frère, le duc de Normandie. Entamez avec lui des négociations, et nous triompherons sans avoir versé une seule goutte de sang. Dût-il exiger de vous Londres, ou la ville d'York, promettez tout ce qu'il voudra. Mais quand, avec la grâce de Dieu, vous serez redevenu le maître, vous aurez le loisir de rentrer en possession de tout votre royaume. » La politique du comte de Meulan ferait sans doute envie à plus d'un homme d'Etat de nos jours ; elle ne con­naissait pas de scrupule et sacrifiait tout au succès. Henri la sui­vit, même à l'égard d'Anselme. En promettant au saint arche­vêque de lui laisser la liberté de gouverner canoniquement l'église d'Angleterre, le jeune roi n'était pas plus sincère qu'en promet­tant aux princes, aux seigneurs et aux chevaliers, de riches domaines, des châteaux, des forêts à se partager après la victoire. « Il n'en est pas moins vrai, reprend Ordéric Vital, que ce moyen réussit complètement. Henri se trouvait à la tête d'une nombreuse et vaillante armée, quand il se présenta dans les plaines de Win­chester, à la rencontre de Courte-Heuse. D'avance résolu à éviter tout engagement, il lui envoya un héraut d'armes chargé de lui demander de quel droit il venait, sans provocation aucune, envahir le sol de l'Angleterre. « Je viens avec mes barons, répandit Courte-Heuse, non point dans un royaume étranger, mais dans celui de mon père, aujourd'hui devenu mien par droit d'hé­ritage et de primogéniture. » Transmise à Henri, cette réponse fut suivie d'une réplique également confiée à des intermédiaires, et cet échange de messages se prolongea durant plusieurs jours. Or, ajoute le chroniqueur, les chevaliers anglais et normands qui portaient ainsi, d'un camp à l'autre, les paroles de leur maître respectif, voulaient sérieusement la guerre. Au lieu de favoriser le

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rétablissement de la concorde entre les deux frères, ils travestis­saient en injures et en menaces les propositions pacifiques qu'ils recevaient de part et d'autre. Henri s'en étant aperçu, demanda à son frère un entretien particulier, où seuls ils pourraient se parler à cœur ouvert. Le duc de Normandie accepta.  Les deux armées se formèrent en un cercle immense, autour d'un point culminant où se tint la conférence fraternelle. Nul témoin n'y fut admis, en sorte que je ne puis, dit Ordéric Vital, rapporter les paroles qui furent échangées de part et d'autre. Mais après un entretien assez court, on vit les deux frères se jeter dans les bras l'un de l'autre et se couvrir le visage de baisers. La réconciliation était complète. Robert avait renoncé à ses prétentions au trône d'Angleterre, moyennant une rente annuelle de trois mille livres sterling, tria millia librarum sterilensium,  et la cession  du  Cotentin, pagum Constantinum, ainsi que de tous les autres domaines possédés par le roi en Normandie, sauf la ville de Domfront que Henri s'était engagé par serment solennel à ne jamais laisser passer en d'autres mains. Ces divers articles furent rédigés, acceptés et souscrits par les deux princes sans qu'aucun scribe eut été admis en tiers 1. Cette paix inattendue consterna les séditieux et les fauteurs de troubles ;  mais  elle fut accueillie par le peuple avec des cris unanimes d'allégresse.  Les deux armées furent licenciées. Le royaume d'Albion retrouva la tranquillité de l'ordre, les joies du travail, que la guerre ne menaçait plus d'interrompre. Des basi­liques nouvelles s'élevèrent dans les cités épiscopales; les abbés firent presque partout rebâtir leurs monastères ; les seigneurs, leurs  châteaux;  les simples particuliers,  leurs demeures. On effaçait les ruines du passé, et l'on préparait pour  l'avenir ces   chefs-d'œuvre   d'architecture  que nous admirons aujour­d'hui2. »

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1. Si M. de Rémusat eut jamais sous les yeux ce texte d'Ordéric Vital, il dut regretter son affirmation injurieuse contre Henri Beau-Clerc, « lequel, dit-il, parait n'avoir jamais su écrire, et qui, en tout cas, fut le premier duc nor­mand qui ait su lire.»

2. Ordéric. Vital., fflstor. ecclesiast., 1. X, cap. xvi; Patr. lat., t. CLXXXVIU, col. 702.

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