Darras tome 30 p. 356
IV. AFFAIRES D’ESPAGNE
24. Pendant que l'Italie se débattait dans ces luttes intestines, l’Espagne était le théâtre d'événements du plus haut intérêt. Alphonse, roi d'Aragon, était mort le 24 janvior 1330, et son fils
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1. JoAS_ y1LLAS> SI) U3_H7. _ s. Amoxix.,111 p. tit. xxi,755. — Léonard. Are-tin., Hist. Florent., vi ; et alii ouines.
2. Fazel., Hist. Sicul.. ii.
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Pierre était monté sur le trône. Les commencements de son règne furent troublés par des dissensions intérieures suscitées par la reine Éléonore, qu'Alphonse d'Aragon avait épousée en secondes noces et qui trouvait un puissant appui auprès d'Alphonse de Castille. Mais celui-ci avait lui-même à pacifier ses propres États, où Emmanuel et Jean de Lara s'étaient mis à la tête des armées de Philippe de Navarre et d'Alphonse de Portugal. Ce dernier avait en outre à venger l'injure faite à sa fille Marie, reine de Castille, que le roi son époux laissait dans l'abandon pour vivre publiquement dans le désordre avec la duchesse de Guzmand. L'intervention du Pape et la crainte d'une invasion des Maures purent cependant imposer silence à toutes ces rancunes entre princes chrétiens ; l'Aragon, le Portugal et la Castille s'allièrent pour se tenir prêts à repousser les attaques imminentes des infidèles 1. L'évêque de Rodez, Bernard d'Albiès, originaire du diocèse de Pamiers, qui avait été l'habile négociateur de cette pacification difficile, reçut pour récompense le chapeau de cardinal. Les rois d'Aragon et de Castille avaient équipé une flotte destinée à garder le détroit de Gibraltar et à repousser des côtes d'Espagne les Maures africains, que le roi de Grenade avait appelés à son aide. Cette flotte arriva trop tard : l'armée de l'empereur du Maroc avait abordé l'année précédente, 1339, en nombre formidable. Les confédérés chrétiens faisaient le siège de Linda ; les Grenadins et les Africains s'avancèrent pour dégager la place. Des forces dix fois supérieures semblaient assurer aux Musulmans une victoire facile ; les chrétiens se concertèrent et recoururent à la ruse pour triompher. Une forte embuscade fut établie en un lieu propice, et le reste de l'armée feignit une fuite précipitée. Aussitôt les Maures, oubliant toute prudence, se débandèrent pour les poursuivre dans le plus grand désordre. Lorsqu'on les eut ainsi attirés assez loin, on fit volte-face tout-à-coup ; ceux de l'em-
buscade s'élancèrent à la rescousse, et les soldats du Prophète à leur tour furent mis en complète déroute, laissant sur le champ de bataille vingt mille morts et autant de prisonniers entre les mains des vainqueurs.
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1 Subit., Annal, vi, 46.
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25. Le héros de cette mémorable journée fut Gonzalve, grand-maître de l'Ordre d'Alcantara. Sa gloire était si grande qu'elle excita la jalousie d'Alphonse de Gastille. A la honte de ce prince, il fut mis en jugement sous des prétextes dont la fausseté pouvait être facilement établie, et tel fut l'aveuglement des envieux que le libérateur de l'Espagne périt dans les flammes du bûcher 1. A la nouvelle de la déroute de Linda, Albohachem, empereur du Maroc, transporté de fureur, prépara pour 1340 une invasion plus formidable encore. Les chrétiens de leur côté se préparèrent à la lutte avec une activité nouvelle. Albohachem, qui avait à venger la mort de son fils Abdeméleck, ajoutant aux forces de son empire les contingents fournis par les rois de Septa, de Bougie, de Tunis et le soudan d'Egypte, réunit une flotte puissante; il parvint, au commencement du printemps, à débarquer une partie de ses troupes sur la côte d'Algéziras. A cette occasion, Geoffroy Tenorius, amiral des Castillans, fut accusé d'incurie auprès du roi Alphonse, pour n'avoir pas empêché les Barbares de passer le détroit de Gibraltar. Indigné de ces soupçons injurieux, l'amiral, sans s'arrêter à cette circonstance qu'une affreuse tempête rendait la haute mer à peine tenable, résolut de livrer un combat général à la flotte marocaine. Pendant la bataille, vingt-quatre de ses vaisseaux sur quatre-vingts, jetés sur la côte par l'ouragan, furent perdus corps et biens, brisés contre les rochers ; cinquante-un tombèrent au pouvoir de l'ennemi ou furent coulés à fond; cinq seulement se réfugièrent à Tarifla ; l'imprudent Tenorius trouva la mort dans ce désastre. Gilabert, qui commandait la flotte d'Aragon et qui devait seconder sur le littoral l'attaque par mer des Castillans, ne fut pas plus heureux que son collègue : il tomba, mortellement frappé par une flèche au milieu d'une mêlée désordonnée, et sa flotte dispersée s'enfuit comme elle put. C'était au mois d'avril, aux approches du jour des Rameaux. Pendant cinq mois, l'Afrique put vomir impunément ses bataillons sur l'Espagne, pendant que les rois chré-
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1 JoaN. Vulak., xi, 98. — Surit., Annal. Hisp., vu, 17-50. — Mariama, Hist. Hisp. xvi, 6, 7.
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tiens s'efforçaient de réparer les conséquences désastreuses de la défaite d'Algéziras'.
26. Alphonse de Castille, par l'intermédiaire du Pape, obtint de Gênes une flotte, dont Gilles Boccanegra, frère du doge, reçut le commandement ; le Portugal fournit des forces navales respectables, et la flotte d'Aragon restaurée fut mise aux ordres de Pierre de Moncade. Le Portugal et la Castille venaient de resserrer leur alliance. Le roi de Castille s'était désisté de ses prétentions: il avait envoyé sa femme Marie à la cour de son beau-père pour négocier un accommodement, et peu après les deux rois avaient eu une entrevue à Suramevia, sur les bords de la Guadiana. Alphonse consentait au mariage de Constance, fille d'Emmanuel de Lara, avec Pierre, prince héritier de Portugal, et constituait à la future une dot de trois cent mille écus d'or. Ce mariage, qui était le gage du rétablissement de la paix entre les deux peuples, fut célébré avec une pompe inusitée et donna un nouvel élan aux préparatifs de la croisade contre les Maures. Les Musulmans ne cachaient pas qu'ils fondaient sur l'Espagne dans le dessein de prendre, par la conquête de toute la Péninsule, une éclatante revanche des expéditions des occidentaux en Asie. Les auteurs ne sont pas d'accord sur le chiffre des forces que les Sarrasins avaient jetées en Espagne ; d'aucuns l'élèvent jusqu'à six cent mille pour les fantassins et à soixante mille pour les cavaliers. Quoi qu'il en soit, ce devait être une armée formidable, puisque le trajet par mer avait duré cinq mois. Il faut ajouter à cela les contingents de Yousouf, roi de Grenade. Au reste, les sectateurs du Prophète se croyaient bien sûrs du résultat de l'entreprise, puisque, outre l'armée, ils avaient fait passer en Espagne les femmes et les enfants pour former des établissements selon la marche de la conquête.
27. A ce déluge d'envahisseurs les chrétiens confédérés ne pouvaient opposer que quatorze mille chevaux et vingt-cinq mille fantassins. Le commandement de l'avant-garde fut donné à Emmanuel de Lara, celui de l'arrière-garde à Gonzalve d'Aguilar ; les rois de
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1. MaBIAK., XVI, 7. — SORIT., VU, 53. — JOAN. VlLLAS., XI, 112.
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Castille et de Portugal étaient à la tête du gros de l'armée; les fantassins formaient la réserve avec Pedro-Nuuez à leur tête. La fleur de la noblesse de la Castille et du Portugal étaient là, autour de leurs princes; Gilles, archevêque de Tolède, et nombre d'autres évêques s'y trouvaient aussi. Par ordre du Pape, un français, Lugus, portait l'étendard de la Croix. Tous les combattants de l'armée chrétienne avaient reçu la croix rouge comme insigne. Le roi de Portugal, avec le concours des grands-maîtres d'Alcantara et de Calatrava, devait tenir tête aux troupes du roi de Grenade ; Alphonse de Castille, à celles du roi de Maroc. A la nouvelle de l'approche des croisés, Albohachem, qui assiégeait Tariffa, leva le camp et courut au-devant d'un ennemi qu'il croyait écraser sans peine sous le nombre. Mais, dès le premier engagement la panique s'emparant de ses troupes, y mit une confusion indescriptible. Les croisés en profitèrent pour les acculer au bord du Salado, et pour en faire un grand carnage. Plus de deux cent mille musulmans périrent, dit-on, dans la bataille ou pendant la déroute. Le nombre des prisonniers fut innombrable. Mariana prétend que les croisés ne perdirent que vingt hommes ; mais Surila élève à vingt-cinq mille le chiffre de leurs perles. Les soldats de :la flotte n'eurent aucune part à cette grande victoire, les Aragonàis s'étant tenus, du premier au dernier, immobiles dans leurs navires. Les Vas-cons et les Navarrais n'y parurent point, retenus qu'ils étaient avec leur roi Philippe sous les drapeaux du roi de France. L'archevèque de Tolède ne quitta pas un seul instant le roi de Castille ; à un moment où ce prince, séparé presque entièrement de son entourage et n'obéissant qu'à sa valeur, allait se précipiter au plus fort des en-nemis, il le contint de lanoix et du geste, empêchant ainsi qu'un grand deuil ne vînt corrompre la joie d'un triomphe certain.
28. Albohachem trouva le salut dans la fuite, et la nuit d'après repassa le détroit; Yousouf put également se sauver derrière les remparts de Marbella mais deux fils du roi de Maroc périrent dans la déroute. Le butin fut si considérable qu'il fit descendre pendant un temps l'or et l'argent au-dessous de leur valeur courante. Cette prodigieuse victoire est du 30 octobre 1340. Pierre
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d'Aragon retira peu d'honneur de cette campagne. La flotte, qu'il avait envoyée dans les eaux du détroit sous les ordres de Pierre de Moncade, ne fit rien ; l'armée de terre était restée à la garde de la frontière du royaume, parce que les Aragonais redoutaient un soulèvement des nombreux musulmans établis dans le royaume de Valence, ou même une invasion des Sarrasins contre un pays qui avait longtemps été sous leur domination 1. Alphonse de Castille résolut de ne pas laisser aux Infidèles le temps de se relever de leur désastre. Pour frapper un second coup qui leur fut sensible, il manœuvra de telle manière, au début de la campagne de 1341, qu'il leur fit croire que son intention était de s'emparer de Malaga. Ils portèrent dès lors toutes leurs forces de ce côté et s'occupèrent activement à réparer les fortifications de cette place. L'armée chrétienne était concentrée à Cordoue. Soudain elle s'ébranle et fond à l'improviste sur le territoire d'Alcala-la-Réal. Le pays était dégarni de troupes. Les habitants de la ville la livrent sans résistance, et sortent la vie sauve, d'après les conditions de la capitulation. Puis, avant que l'ennemi eût le temps de se raviser, ce fut une promenade triomphale : Priegha, Lucena, Benamexi, toutes les forteresses de la contrée tombent au pouvoir du vainqueur. L'hiver venu, Alphonse ramène son armée chargée de butin, se contentant de laisser garnison dans les positions les plus importantes. La flotte reçut l'ordre de rester en croisière dans les eauxde Gibraltar, pour intercepter la mer à tout secours qui tenterait de passer d'Afrique en Espagne2.