Darras tome 25 p. 397
§ VI. Henri IV au chateau de Boeckelheim
33. Le lendemain de cette nuit passée à Bingen dans l'effusion d'une joie si bien décrite par l'auteur de la Vita Henrici, le jeune roi prit les devants (15 décembre 1103), pour se rendre à Mayence où il fit connaître les résultats de son expédition et de ses confé- rences avec son père. « Durant cet intervalle, reprend Ekkéard d'Urauge, l'empereur ne tint nullement la conduite que supposaient le pacte et les engagements pacifiques qu'il venait de conclure. Des émissaires secrets envoyés par lui cherchaient à organiser une révolte contre le jeune roi 1. Pour éviter de nouveaux troubles, il sembla aux catholiques que le meilleur moyen serait d'interner Henri IV avec les siens dans un château-fort jusqu'à ce qu'il pût paraître dans l'assemblée des princes, car l'archevêque de Mayence, l'évêque de Spire et tous les autres prélats réunis pour la diète avaient déclaré solennellement qu'il ne leur était pas possible d'ouvrir leurs églises nouvellement réconciliées à un prince notoirement excommunié 2. » Voici en quels termes les Annales d'Hildesheim racontent l'exécution de cette mesure provisoire : « Le jeune roi revin un autre jour à Bingen, et conduisit l'empereur, non sans quelques réclamations de sa part, quasi invitum, au château de Bœckelheim, sur la Nahe, où il le remit à la garde de l'évêque de Spire3.» — « Après avoir pris toutes les mesures de précaution et de surveillance nécessaires, ajoute Ekkéard, afin que l'empereur ne pût ni recevoir du dehors ni expédier aucune commu-
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1 « Senior bas et hujusinodi quarn plures
sententiasad audientiamoptimatum et senatusconsultum instanti curiae distulit. » (Ekkéard. Uraug., Chronic.,
Pair.
Int., tom. CLIV, col, 896.)
2 « Inter hsec aliqua quœ huic pacto pacique
non convenirent, dum per occultos nuncios patrem conari filio fidèles denotarent, visum est eisdem, ut pater separatim cum suis in castelio quodam tutissimo principum couveDtum espectaret, prœsertim cum prœsules Moguntimis atque Spirensis cœterique qui
aderant intra nuper reconciliatas suas ecciesias communicationem illi praestare se non posse publiée reclamarent. » (Ekkéard., toc. cil.)
3. « Altéra die quasi invitum in Bekelenlieim deduxit castellum et Spirensi episcopo diligenter custodiendum commisit. {Aima!. Hildesheim., Pair, lai., tom. CXLI, col. 592.)
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nication, le jeune roi revint à Mayence pour préparer l'ouverture de la diète. C'est ce qui a fait croire au vulgaire que l'empereur avait été pris en trahison et incarcéré par son fils. Cette fable se répandit partout et courut le monde entier 1. » Il semble qu'en écrivant ces lignes, Ekkéard ait eu sous les yeux le récit de l'événement rédigé par le pseudo-empereur dans ses deux fameuses lettres au roi de France et à saint Hugues de Cluny. Voici d'abord la version destinée à Philippe I : «J'étais encore à Bingen, dit Henri IV, lorsque, le vendredi d'avant Noël (12 décembre 1103)2, un grand mouvement de troupes se fit autour de moi ; la fourberie se démasquait. Mon fils se présenta : « Père, me dit-il, il faut vous retirer dans un château du voisinage, parce que l'archevêque de Mayence ne consent point à vous recevoir dans sa cité tant que vous serez sous le ban de l'excommunication. Moi-même je n'oserais, avant la conclusion de la paix et l'acte solennel de réconciliation, vous conduire au milieu de vos ennemis. Passez les fêtes de Noël en tout honneur et paix dans ce château ; prenez avec vous ceux qu'il vous plaira de choisir. Cependant j'irai à la diète travailler avec tout le zèle et la fidélité dont je suis capable à la défense de nos intérêts communs, car je ne sépare point votre cause de la mienne.» — « Mon fils, lui répondis-je, je ne veux aujourd'hui entre nous comme témoin et comme juge de la sincérité de vos intentions que Dieu seul. Il sait, ce grand Dieu, avec quelle tendresse j'ai pris soin de votre enfance ; comment je vous ai élevé dans l'espoir de faire de vous l'héritier de ma couronne ; il sait combien de tribulations et de peines j'eus à subir pour vous faire monter au rang d'honneur que vous occupez ; il sait les nombreuses et puissantes inimitiés que j'ai suscitées contre moi en vous associant au trône. Il le sait et seul il en a la connaissance parfaite. » A ces mots, renouvelant pour
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1 « His ita dispositis, custodibus quoque qui
ne novi quicquam ab ipso vel ad ipsum procederet praecaverent adhibitis, rex Moguntiam publico conventui
principum oecurrit; sed vulgaris inde stultitia palreui a filio dolo captum et custodiae mancipatum circumquaque
difîamavit. » (Ekkeard. Uraug., loc.cit.).
2 Jam existente d e Veneris ante Natiritalem. Noël tombait cette année un lundi. Cette date précieuse fournie par le pseudo-empereur lui-même justifie la remarque faite précédemment n° 24, note 4 de ce présent chapitre.
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la troisième fois ses protestations de fidélité, mon fils me jura que si le moindre péril venait à me menacer, sa tête répondrait de la mienne. Sur cette assurance, je me retirai au château-fort1. » Telles sont, d'après le pseudo-empereur dans sa lettre à Philippe I, les circonstances qui précédèrent son entrée à Bœckelheim. Mais dans la lettre à saint Hugues de Cluny tout change de face. Au lieu de l'entretien si grave, si calme, je dirais si majestueux qu'on vient de lire entre le père et le fils; il n'y a plus qu'un ignoble guet-apens, un odieux abus de la force, une brutale violence. La date même du « vendredi avant la fête de Noël », cette date du 22 décembre 1103 si nettement précisée dans la lettre au roi de France disparaît. Pour rendre la prétendue trahison plus monstrueuse, le pseudo-empereur imagine de la placer le matin même qui suivit la nuit d'allégresse et de paternelle effusion passée avec son fils à Bingen, c'est-à-dire le 13 décembre, jour où, nous l'avons vu, le jeune roi avait quitté son père pour se rendre à Mayence. « Nous étions arrivés, dit Henri IV, en un lieu appelé Bingen. Dès le matin, les troupes de mon fils m'entourèrent avec un effroyable bruit d'armes et des manifestations qui me firent éprouver tous les genres de terreur. Il vint me signifier qu'il ne voulait plus me conduire à Mayence, mais qu'il allait me mener dans un château du voisinage. Je me prosternai à ses pieds et à ceux de ses compagnons, le suppliant au nom de la foi jurée de me conduire, ainsi qu'il
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1 « Cum ergo ad locum qui Binga vocatur pervenissem, jatn existeute die Veueris ante Nativitatern, numerus armatorurn suorum jam satis augebatur, jam fraus ipsa de se detegebatur, et fitius ad me : Pater, inquït, uobis secedeu-duirj est in vicinum castellum, quia Mognntiuus episcopus in suam civitateni non admittet vos, quamdiu in banno eritis ; nec vos impacatum et irreeoncilia-tum andeo ingerere inimicis vestris. Tllic Nativitatem cum honore et pace agatis ; quoscumque placuerit vobis, vobiscum habeatis. Ego intérim' quanto instantius, quanto fidelius potero, pro nobis utrisque laborabo, quia causam vestram meain exisliino esse. At ego : Mi, inquam fili, judex et ,tesLis sernio-num et fidei sit inter nos hodie Deus, quomodo te in virum et hae-redem meum produxerim, quautis tribulationibus mois honori tuo inservierim, quot et quantas inirnicitias pro te habuerim ethabeam, solus conscius est. Ille autem tertio sub ejusdem fidei et sacramenti attestatione, si ingrueret occasio'periculi, caput suum pro meo capite fore mihi promisit. Et clausit me in eodem cas-tello. » (Henric. IV, Epist. ad Philipp. rcy.,apud Sigebert. Gemblac., Chronic. Pair, lai., tom. CLX, col. 232.)
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l'avait promis, à Mayence, ou du moins de me laisser partir en liberté, m'engageant à revenir à l'époque qu'il fixerait lui-même, et lui offrant toutes les garanties à ce sujet. La seule réponse que j'obtins fut que je n'avais pas le choix ; qu'il me fallait partir pour le château désigné. Que dirais-je de plus ? Malgré toute ma résistance, je fus traîné en captivité 1. » Tel est le double récit contradictoire de la scène de Bingen, rédigé à la même époque, peut-être le même jour, émané de la même chancellerie impériale. Entre ces deux versions également officielles, quoique diamétralement opposées l'une à l'autre, de lecteur sera sans doute embarrassé de choisir. Mais il aura du moins la certitude de se trouver en face d'une effronterie dans le mensonge qui dépasse tous les exemples connus. Il est curieux de rapprocher des témoignages si divergents du pseudo-empereur, l'exposé de l'incident de Bingen par l'auteur de la Vita Henrici. Le récit du biographe écarte toute idée de violence, et présente au contraire son impérial maître comme entièrement dupe de la prétendue comédie jouée par le jeune roi. « On se rapprochait de Mayence, dit-il, lorsqu'un des jours suivants, survint un messager suborné, annonçant que les Bavarois et les Souabes étaient arrivés avec de nombreuses troupes à la diète. Le jeune roi en prit occasion de représenter à l'empereur qu'il serait dangereux pour celui-ci d'aller se jeter au milieu d'une multitude hostile, dont l'audace ne connaissait point de frein. Il fallait entamer d'abord avec eux des négociations. L'empereur ferait donc sagement de se retirer dans un château du voisinage, pendant que lui-même, le jeune roi, irait s'aboucher avec eux, calmerait leur fureur et les déterminerait à rentrer en grâce avec lui. L'empereur se prêta à tout ce que voulait son fils ; il se
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1 « Pervenimus in locum qui dicitur Binga. Mane autem facto circumvenit nos armorum strepitu, et omûi génère terroris, dicens se nos nolle ducere Mo-guntiam sed ad castrum quoddam. Cum igitur provolveremur ad pedes tam suos quam aliorum, ut secundum fidem datam, nos dueeret Moguntiam, vel nos dimitteret liberos abire, redituros in termino quem disponeret omni certi-tudine securitatis. Responsuin est nobis quod nihil aliud liceret nobis facere quam ad praefutum castellum ire. Quid plura.? Contra omnem voluntatem nos-tram, captivos nos duxerunt. » (Uenric. IV, Epist.ad S. Hugon. Pair, lat., tom. CLIX.col. 935.)
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rendit au château désigné, sans apercevoir le piège qui se cachait sous les beaux dehors d'une foi mentie 1. »
36. Il ne se cachait aucun piège dans cette retraite de quelques jours au château de Bœckelheim. Le message annonçant l'arrivée à la dicte des princes de la Bavière et de la Souabe avec leurs hommes d'armes n'était pas suborné. Leur animosité contre le pseudo-empereur, qui avait quelques mois auparavant semé le meurtre, le pillage et l'incendie sur leur territoire était fort naturelle. Cependant ils n'en voulaient point à sa vie, ils ne songeaient qu'à le mettre dans l'impossibilité de recommencer ses attentats, et dans ce but ils exigeaient sa soumission immédiate au saint-siége. Cette condition, nettement articulée par le jeune roi dans l'entrevue de Coblentz, Henri IV l'avait éloignée en la renvoyant à la discussion de la diète. Or, depuis quarante ans cette tactique d'atermoiement, de délais calculés, de promesses illusoires, avait coûté à la Germanie trop de larmes et de sang pour qu'il fût possible de s'y laisser prendre encore une fois. Dans ses lettres mensongères au roi de France et à saint Hugues de Cluny, le pseudoempereur se donne comme un type de loyauté et d'honneur chevaleresque. Il ne dit pas qu'au moment même où à Coblentz il faisait à son fils les protestations les plus pacifiques, ses émissaires allaient à Mayence préparer et organiser une émeute. Mais ce qu'il voudrait ainsi dissimuler, Ekkéard d'Urauge, écrivain contemporain et très-exactement renseigné, l'inscrit formellement dans sa chronique. Le pseudo-empereur ne parle pas non plus de la situation qui lui était faite vis-à-vis des catholiques par l'anathême pontifical et la sentence d'excommunication dont il refusait depuis vingt ans de se faire relever. Il espérait rompre ce lien soit par la force, soit par d'hypocrites
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1 « Postera narnque die cum appropinquarent Moguntiœ venit nuncius su-boruatus qui diceret Bavaros et Suevos cuin ingenti multitudine Moguntiam venisse. Tune filins suggessit iruperatori non esse tutum venire in medios Postes, nisi praetentatis eoruin auimis; audaciam hominum nullis régi frœnis ; di-verteret poilus ad castellura quod juxta erat, dum ipse conveuiret eos et a sen-teutia iucœpti deduceret, et ad enm ob requirendam ejus gratiam secuin addu-ceret. Fecit iinperator uti filius suggesserat. Divertit ad castellum, non cernens laqueum doli, quem tcxerat pulcbra species mendacis fldei. » {Vita Ilenric. IV, ap. Urstis., toc. cit.).
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démonstrations de repentir, comme jadis à Canosse, car c'était bien une nouvelle scène de Canosse qu'il se promettait de reproduire à la diète de Mayence, si les autres moyens lui faisaient défaut. Mais cette excommunication dont ses lettres ne parlent pas avait été le point capital traité dans l'entrevue de Coblens. « Le jeune roi, dit Ekkéard d'Urauge, avait insisté tout particulièrement, dans ses entreliens avec son père, sur la question de l'anathème : Oread os de anathemalis viaculo... filins patremeommonuil1. » Nous n'avons pas besoin de rappeler ici que la constitution de l'empire était inconciliable avec le gouvernement d'un chef schismatique et excommunié. La papauté, dans la plénitude de son droit universellement reconnu par l'Europe du moyen âge, avait seule rétabli l'empire d'Occident en faveur de Charlcmagne ; la papauté seule avait le pouvoir de conférer la dignité impériale. Or, Henri IV n'avait reçu son titre prétendu impérial que d'un antipape: il n'était donc lui-même et ne sera jamais, aux yeux de l'histoire, qu'un pseudo-empereur. De plus, une des règles fondamentales de la constitution germanique stipulait qu'un roi allemand qui laissait s'écouler l'espace d'un an et jour sans s'être fait relever d'une excommunication majeure fulminée contre lui, encourait pour ce fait seul la déchéance2. Or, depuis vingt ans le pseudo-empereur se riait de l'anathème et de l'excommunication. A trois reprises différentes les diètes nationales l'avaient déclaré déchu de tout pouvoir royal ou impérial. Toujours il avait réussi à ressaisir par la violence, le crime ou la ruse, un sceptre tant de fois brisé dans ses mains. Il se flattait d'y parvenir encore. Mais l'Allemagne tout entière était lasse de sa tyrannie. La longue et cruelle expérience de ses parjures et de ses trahisons dans le passé tenait en défiance contre ceux qu'il méditait encore pour l'avenir. Les instructions données par le pape Pascal II au légat apostolique Richard d'AIbano, chargé de présider la diète de Mayence, l'autorisaient à recevoir, s'il y avait lieu, l'abjuration du pseudo-empereur, mais réservaient exclusivement au souverain pontife l'absolution définitive et la levée de l'anathème. La sagesse de cette pré-
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1 Ekkeard. Uraug., Chronic. Pair, lai., tora. CLIV, col. 990.
2 Cf. toni. XXII de cette Histoire, p. 164.
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caution n'échappera à personne, si l'on veut se souvenir qu'au moment même où le pseudo-empereur allait reprendre à Mayence son rôle de pénitent incorrigible, il venait de créer à Rome un sixième antipape et d'adresser à Pascal II l'insolent message qu'on a lu précédemment1. La question de l'anathème était donc réellement la grande, la capitale difficulté qui se dressait en face de Henri IV, sur ce chemin d'un nouveau Canosse. Soit qu'il ne le comprît pas encore, soit qu'il se fit illusion sur les forces qui lui restaient, sur la sympathie des bourgeois de Mayence et des autres villes rhénanes en sa faveur, il affecta de renvoyer à la diète la discussion de l'affaire, pendant qu'en secret il travaillait à empêcher la réunion de la diète, résolu de la dissoudre par la force s'il ne pouvait la prévenir par l'intrigue. Pour assurer le succès de son astucieux programme, Henri IV aurait dû garder un secret absolu ; il perdit tout en se démasquant trop tôt. S'il avait prolongé de quelques jours son système de dissimulation, il aurait été reçu à Mayence; on y eût accueilli ses témoignages de repentir ; il les aurait corroborés par tous les serments dont il était si prodigue, sauf plus tard à n'en tenir aucun compte et à recommencer avec des chances nouvelles sa persécution contre l'Église. Jusque-là toute sa force lui était venue des évêques et abbés simoniaques et schismatiques, ses créatures. En le voyant sans cesse entouré d'un cortège de pseudo-dignitaires ecclésiastiques, le peuple ne songeait plus à le traiter en excommunié. Mais cette fois la réaction catholique était générale, absolue, complète. Les intrus étaient expulsés de toutes parts, aucun fidèle ne voulait avoir de communication avec eux. Partout les évêques et les abbés légitimes rentraient dans leurs cathédrales et leurs monastères, aux acclamations de la multitude. Leur triomphe était celui du droit, de la justice, de la vérité ; c'était le signal de la délivrance universelle. L'excommunication de Henri IV, cette excommunication dont il avait tant de fois bravé les foudres, l'accablait maintenant de sa puissance vengeresse. Les évêques catholiques, par la voix du métropolitain de Mayence et de Gébhard de Spire
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1. Cf. n° 22 de ce présent chapitre.
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déclaraient que, dans leurs églises récemment réconciliées, ils n'admettraient point aux cérémonies saintes de Noël le prince excommunié qui persévérait dans sa révolte contre les lois de l'Église et de l'État. Toute la diète appuya leur résistance. Ceux des évêques simoniaques qui n'avaient point encore été l'objet d'une déposition juridique, et qui conservaient encore l'espoir d'obtenir par une humble rétractation la grâce du saint-siége, n'eurent garde de protester contre cette mesure. Le pseudo-empereur se voyait donc, au dernier moment, banni du monde chrétien et abandonné par ses propres créatures. Tous les crimes, les attentats, les sacrilèges de sa vie entière, résumés dans la formidable sentence d'anathème promulguée un quart de siècle auparavant par l'immortel Grégoire VII 1, et tant de fois renouvelée depuis par les papes légitimes, retombaient maintenant sur la tête du tyran. »
37. La vengeance divine, lente mais inévitable, était manifeste dans cette suite d’événements. Cependant Henri IV ne parait pas un seul instant ‘avoir aperçue. On chercherait vainement, dans ses deux lettres au roi de France et à saint Hugues de Cluny, l'accent d'un repentir sincère, le cri d'un cœur touché par l'humiliation et la pénitence. Son unique préoccupation est de dénaturer les faits; de transformer sa résidence de quelques jours au château de Bœckelheim en une longue et effroyable captivité, pleine de tortures matérielles et morales; enfin de se donner avec une hypocrisie révoltante comme un modèle de piété et de ferveur. « A peine, dit-il à Philippe I, mon fils m'eut-il conduit dans ce château, que nous eûmes la preuve évidente de sa mauvaise foi et de sa duplicité. De tous les miens, je fus enfermé, moi quatrième. Aucun autre n'obtint la permission d'entrer. On députa à ma garde mes plus atroces ennemis, ceux qui avaient juré ma mort. Soit pourtant béni en tout le Roi des rois, le Dieu tout-puissant, qui humilie ou exalte à son gré les mortels ! Au jour très-sacré de Noël, en ce jour où le divin Enfant voulut naître pour la rédemption de tous les hommes, à moi seul il ne fut pas donné de le recevoir. Je ne veux point parler des outrages, des injures, des mena-
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1. Cf. tom. XXII de cette Histoire, p. 370.
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ces, des glaives sans cesse levés sur ma tête, pour m'arracher les concessions exigées de moi ; je passe sous silence les tortures de la faim et de la soif auxquelles je fus soumis, les indignes traitements subis de la part de gens dont la vue seule était pour moi un supplice; je ne veux point rappeler, circonstance plus pénible encore, que le souverain outragé de la sorte avait connu des jours meilleurs. Ce que je n'oublierai jamais, ce que je ne cesserai de dénoncer à l'indignation de la chrétienté entière, c'est que, durant ces très-saints jours, je restai dans ce cachot privé de la communion chrétienne1. » Il ne se peut rien de plus édifiant que cette plainte chrétienne du pseudo-empereur, ne rappelant que pour mémoire, sous la forme d'une noble et généreuse prétention, les horribles traitements, les barbares supplices endurés par lui dans le cachot de Bœckelheim, et parmi tant d'opprobres, réservant pour le dénoncer à la piété publique et à l'indignation du monde catholique l'amer souvenir d'avoir passé la fête de Noël sans être admis à la communion des chrétiens. Tel est, en effet, le sentiment qu'il exprime avec une véritable éloquence au roi Philippe I. « Je ne l'oublierai jamais, dit-il, je ne cesserai de dénoncer le fait à la chrétienté tout entière. » Après une exclamation si énergique et en apparence si convaincue, on pourrait s'attendre à retrouver cette plainte pieuse dans la lettre du pseudo-empereur à saint Hugues de Cluny. Mais il n'en est plus question. Le jour très-sacré de Noël, passé en l'absence de toutes consolations religieuses, n'y est rappelé par aucune espèce d'allusion. Henri IV articule dans sa lettre au vénérable abbé
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1 « Postquam clausit me in eodem castello, quia omnia in corde et corde erat locutus, manifeste ostendit rei eventus. Ex omnibus meis ego quartus sum in-clusus; nec admitti potuit quilibet alius. Custodes deputati, qui vitœ meœ erant atrociores inimici. Benedictus per omnia Dcus, exaltandi et humiliandi quem-cumque volueril Rex potentissimus! Cum igitur ipso sacratissimo die Nativitatis suoo, omnibus redemptis suis ille sanctus sanctorum puer fuisset natus, inihi soli Filius non est datus. Nain ut taceam opprobria, injurias, minas, gladiosin cervicem meam exertos nisi omnia imperata facerem; famem etiam et sitim quam ferebam, et ab illis quos injuria erat videre et audire; ut etiam taceam, quod est gravius, me olim satis felicem fuisse : illud nunquam ohliviscar, nun-quam desinam omnibus christianis conqueri, quod illis sanctissimis diebus sine omni christiana communione in illo careere fui. » (Henric. IV, Epist. ad J'hi-lipp. reg-, Sigebert., Chronic. Pair, lat., tom. CLX, col. 232.)
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une accusation bien autrement grave contre le jeune roi. Voici ses paroles: « Je fus renfermé sous la garde la plus étroite, dit-il, et livré aus mains de mes ennemis mortels. On me sépara de tous les miens, à l'exception de trois laïques seulement. Dans cette situation désespérée où j'étais exposé à chaque instant à perdre la vie, on ne me laissa pas même un prêtre qui pût recevoir la confession de mes péchés et me donner en viatique le corps et le sang du Seigneur. Je fus soumis aux tortures de la faim et de la soif, accablé d'outrages et de mauvais traitements, réduit enfin à une extrémité telle, que je me crus à l'article de la mort. Il était trop certain pour moi que mon fils avait pris toutes ses précautions pour me faire périr, si je ne cédais à sa volonté 1. » Nous laissons au lecteur le soin de concilier le double récit de la même captivité, adressé par Henri IV à ses deux illustres correspondants. Si l'on demande pourquoi il omet dans la lettre à saint Hugues la circonstance du jour de Noël passé au château de Bœckelheim sans aucune participation aux cérémonies et aux sacrements de l'Église, la réponse est fort simple. L'abbé de Cluny savait parfaitement que Henri IV n'avait pas le droit d'y être admis, tant qu'il resterait sous le poids de l'excommunication et de l'anathème. Le pseudo-empereurne voulait donc pas, vis-à-vis d'un canoniste tel que saint Hugues, articuler un grief ridicule. Mais pour ne pas perdre entièrement un effet d'éloquence qui faisait bonne figure dans la lettre au roi Philippe, il imagina de changer les circonstances et de présenter à l'abbé de Cluny sa situation au château de Bœckelheim comme celle d'un captif réduit par la faim, la soif, les mauvais traitements, à l'article de la mort, usque ad ipsum articulum mortis; voyant arriver sa dernière heure sans qu'on lui accordât le secours d'un prêtre qui pût entendre sa confes-
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1 «Ibi jue, retrusi arctissiina custodia, traditi sumus rnortalibus nostris inimi-cis, exclusis omnibus nostris prœter très laicos, nec etiam relictns est nobis sacerdos, eu in de vita noslra desperaremus, a que posseiuus corpus et sangui-neni Doniini pro viatico accipere.et cui possemus peccatorum nostroruœ- con-fessionem facere. L'bi etiam afflicti sumus famé et siti et omni génère contu-mefiae et terroris, usque ad ipsum articulum mortis, ita ut certissimum nobis esset nos ulterius non posae vivere, quantum in ipso erat, nisi voluntati (jus satiafaceremus. » (Ilenric. IV., Epis', ad S. IlugonCluniuc. ; Patr. lat-, t. CLIX, col 935.)
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p407 CHAP. II. — HENRI IV AU CHATEAU DE BŒCKELHELM.
sion inextremis, qui pût lui administrer le viatique des mourants. Eh bien, il n'y a dans tout cela pas un seul mot de vrai. Il est faux que le pseudo-empereur ait souffert un seul instant de la soif et de la faim au château do Bœekelheim ; il est faux qu'il y ait subi aucun outrage ni violence. Les glaives sans cesse levés sur sa tête appartiennent au domaine du roman; enfin et surtout il est absolument faux qu'il fût exposé, en cas de nécessité, à y manquer de prêtre et de secours religieux.