Darras tome 17 p. 534
51. Le voyage de Charlemagne à Rome en 774 et la donation faite au saint-siége marquent le point de départ de toutes les grandeurs et de toutes les prospérités de son règne. L alliance entre l'Église catholique et le royaume des Francs devait régénérer l'Europe occidentale 2. Charlemagne tenait à faire triompher le prin-
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1 M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tom. III, pag. 219-223.
2. Une médaille fut frappéa à l'occasion de l'eutrevue du pape Adrien et de
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cipe chrétien, moins encore par la force matérielle que par l'éducation publique, par les mœurs et les lois. C'est dans ce but qu'il demanda au pape Adrien un exemplaire des canons de l'Église romaine selon l'édition de Denys le Petit. Il voulait prendre ce texte pour base de toutes ses réformes législatives. Nous avons encore cette collection, telle qu'Adrien l'offrit au héros. Elle se divise un deux parties, la première renfermant les canons des conciles, la seconde les décrétales des papes jusqu'à saint Grégoire le Grand. En tête du recueil, le pape écrivit de sa main une dédicace en vers acrostiches, dont les premières lettres forment l'inscription suivante : Domino excellentissimo filio Carolo Magno régi Adrianus papa. « D'un père illustre est né, dit le pontife, un fils qui surpasse la gloire paternelle. Le roi défenseur de l'Église, le roi a qui le Christ et les clefs du bienheureux Pierre ouvrent les portes de la victoire a paru de nos jours; il soumettra à son empire toutes les races encore barbares. Servir Dieu, faire régner sa loi, gaurder intègre la foi catholique, protéger la sainteté et la justice, telle est la ferme volonté du roi Charles toujours victorieux. Le siège apostolique l'a vu dans sa splendeur; le héros y venait puiser au fleuve de la doctrine et de la vérité. Il a pris les armes pour écraser l'orgueil des nations ennemies; il a rendu à l'Église sa mère ses anciens patrimoines usurpés ; il y a joint de grandes cités, des provinces entières, de nombreux châteaux-forts. Avec quels transports d'allégresse le vit-on, après une course lapide, aborder au tombeau des apôtres ! On admirait sa taille élevée, la noblesse de ses traits, la majesté de sa personne, sa puissante main tenant le sceptre de tant de royaumes ; et tout le peuple chantait des hymnes de triomphe. Lui pourtant, humble parmi cette ovation, il suppliait le pontife d'intercéder auprès de Dieu pour obtenir le pardon des fautes de sa jeunesse; il répondait aux acclamations populaires en jurant de protéger toujours l'Église romaine, de garantir contre toute attaque les pa-
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Charlemagne. Elle représente le pape et le roi tenant chacun d'une main le livre des évangiles posé sur un autel avec cette inscription : Tecum sicut cum Petro, tecum sicut cum Gallia. L'exergue porte ces mots : Sacrum Fœdus.
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trimoines du bienneureux
Pierre son patron céleste, enfin il déposait sur l'autel de la confession l'acte
de sa donation et de son serment. Le pontife du Christ, le pape Adrien, lui a
prédit la victoire. Par l'intercession des apôtres Pierre et Paul, la droite
de Dieu bénira vos armes; vous entrerez triomphant dans les murs de Pavie, vous
courberez sous votre joug la tête superbe de Didier; vous mettrez fin à la domination
des Lombards dont le royaume deviendra le vôtre. Alors vous accomplirez les
promesses faites au prince des apôtres : la victoire de la veille se continuera
dans les triomphes du lendemain ; vous régnerez avec gloire, votre nom sera
béni dans tous les siècles, et votre royaume prospérera tant qu'il restera
fidèle à la loi divine et aux enseignements de la sainte Église 1. »
52. Ces paroles prophétiques du pape Adrien I ne manquent pas d'analogie avec celles que saint Rémi faisait entendre à Clovis dans la nuit de Noël où fut baptisé le premier des rois très-chrétiens 2. L'une et l'autre prédiction s'est réalisée jusqu'à ce jour : les prospérités ou les malheurs de la France ont suivi parallèlement sa fidélité à la loi divine ou son éloignement du culte de Dieu et de la vraie foi. Dans une lettre que le pape écrivait quelques jours après à Charlemagne, et que le héros reçut sous les murs de Pavie, on retrouve les mêmes préoccupations et les mêmes avertissements. « Ayez confiance, très-chrétien et grand roi, bon et très-excellent fils, croyez fermement à ma parole : tant que vous resterez fidèle à vos promesses envers le prince des apôtres, tant que vous travaillerez dans ce but, le Dieu tout-puissant vous sera en aide et couronnera vos efforts par d'éclatantes victoires. Il nous est témoin, ce grand Dieu, que depuis le jour où vous êtes sorti de Rome, à tous les instants, à chaque heure, tous nos prêtres, tous les moines, tous les religieux et servantes du Seigneur dans tous les monastères, et enfin le peuple fidèle de chaque titre paroissial et de chaque diaconie, ne cessent d'invoquer pour vous le secours
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1 Adriani, Epislol. metric. ad Carol. rsg.; Pair, lai., tom. XCV1, coJ. 12i2.
2. Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 35.
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divin et de chanter le Kyrie eleison. Humblement prosternés, tous ensemble nous supplions le très-miséricordieux Sauveur de vous accorder la rémission de vos fautes, la joie du triomphe et les victoires qui mettront à vos pieds toutes les nations barbares. Gausfred (Geoffroy) votre envoyé nous a appris qu'il avait été arrêté en chemin par le duc Allô, gouverneur de Lucques, et n'avait qu'à grand'peine échappé à la mort. Nous profitons de cette circonstance pour vous engager à renvoyer à leurs églises les évêques de Lucques et de Pise, lesquels se trouvent dans votre camp. Il importe en effet, très-excellent fils, que les pasteurs des diocèses résident au milieu du troupeau spirituel confié à leurs soins. C'est là une obligation de conscience, non moins qu'une condition absolue de tranquillité et d'ordre dans les provinces1.»
53. Le détail relatif aux deux évêques de Lucques et de Pise ne Frise de manque pas d'un certain intérêt. Il prouve d'une part que dans son expédition en Italie, résolu de mettre fin à la monarchie lombarde pour ceindre lui-même la fameuse couronne de fer d'Agilulf et de Luitprand, Charlemagne recherchait la sympathie des évêques italiens et les retenait sous ses tentes dans les plaines de Pavie, comme il attirait à sa cour ceux de la Germanie et des Gaules. Mais d'autre part l'avertissement du pape est une protestation contre l'abus si déplorable de la non-résidence des évêques. On sait quels accents de douleur cet abus arracha plus tard aux pères du concile de Trente. La réclamation du pape Adrien à ce sujet méritait donc d'être signalée. Il faut en dire autant des prières publiques qui se faisaient jour et nuit dans les églises et monastères de Rome pour le succès des armes de la France. Les hommes d'état ont trop oublié de nos jours la puissance du Kyrie eleison, et l'on sait que cet oubli n'a point porté bonheur à notre patrie. Au VIIIe siècle comme au nôtre, la victoire était entre les mains de Dieu. Les armées où l'on prie sont les seules dont les succès soient durables. Celles de Charlemagne commençaient par élever une église au milieu du camp; puis elles
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1 Codex Curoltn., U; Pair, lat., tom. XCV11I, col. 280.
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s'élançaient au combat,
renversaient les bataillons ennemis, forçaient les portes et les remparts des
villes assiégées. Pavie nous en offre un illustre exemple. La résistance de
Didier et celle du vieux duc d'Aquitaine, Hunald, son allié, fut véritablement
héroïque. L'un et l'autre déployèrent tout ce que le courage humain peut
offrir de ressources et imaginer d'industries. Tous deux furent obligés de
céder sous la main de Charlemagne. Les habitants exaspérés par les privations
d'un siège dont on ne voyait jamais la fin, se ruèrent à coups de pierre sur le
duc Hunald et traînèrent son cadavre par les rues. Didier fut alors contraint
de capituler. Il se rendit à discrétion avec la reine Ansa et l'une de ses
filles. L'armée victorieuse entra dans Pavie au mois de juin 774. Charlemagne
fut solennellement proclamé roi des Lombards et reçut la couronne de fer des
mains de l'archevêque de Milan à Modoitia (Monza). L'événement qui mit fin à la
monarchie lombarde, après une durée de deux cent six ans, fut gravé sur une médaille
qui subsiste encore. Didier et sa femme la reine Ansa déposent le sceptre et la
couronne aux pieds du trône de Charlemagne. L'inscription laconique mais
significative porte ces mots : Devicto Desiderio et Papia recepta. Pour
tout exergue la date de ce fait mémorable : DCCLXXIV. Le roi Didier, la reine Ansa
et leur fille dont les annalistes ne donnent pas le nom, peut être cette
Desiderata pour qui l'ambition paternelle avait rêvé le trône des Francs,
furent miséricordieusement traités par le vainqueur. Didier confié d'abord à
l'évêque de Liège, Agelfrid, qui lui donna une royale hospitalité, témoigna
plus tard le désir d'embrasser la vie monastique à Corbie. Ses dernières
années s'écoulèrent dans les exereices de la plus austère pénitence. Il voulait
expier ainsi les entraînements de sa jeunesse et les sacrilèges attentats
commis contre le saint-siége. La reine Ansa et sa fille consacrèrent également
le reste de leur vie au service du Seigneur.
54. Pendant que les citoyens de Pavie et les délégués des provinces italiennes jusque-la soumises aux Lombards se pressaient aux portes du palais et venaient à la salle du trône prêter serment de fidélité entre les mains de Charlemagne, on amena un person-
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nage important qui refusait de fléchir le genou comme les autres, et de s'incliner devant la fortune du nouveau maître, C'était un diacre d'Aquilée, Paul, fils de Warnefrid, le chancelier du roi vaincu, l'historien officiel des Lombards. Quand les soldats francs l'eurent traîné aux pieds de Charlemagne, il regarda ce monarque terrible dont il devait être bientôt le commensal et l'ami. Avec une noble fierté, il lui dit : « Ma conscience ne dépend pas des événements; Didier est toujours mon maître et je dois lui rester fidèle. » A ces mots, les leudes s'écrièrent qu'il fallait couper les deux poings et la langue à l'audacieux rebelle. « Non, dit Charîemagne, si nous coupions la main de Warnefrid, quelle autre trouverions-nous pour écrire notre histoire?» Le diacre fut mis en liberté et comblé de témoignages d'estime. Cette première entrevue décida de son sort. La gloire et la clémence de Charlemagne l'attiraient, mais une révolution si soudaine avait trop bouleversé son âme pour qu'il prît sur-le-champ un parti jusque-là opposé à toutes ses sympathies. Il alla demander à la solitude du Mont-Cassin l'apaisement et le repos après un tel orage. Ce fut là que les instances et les bienfaits de Charlemagne vinrent de nouveau le solliciter. Il répoudit à cette ouverture par une touchante élégie : «Grand roi, disait-il, écoutez favorablement la parole de votre serviteur, et pardonnez-lui les larmes qu'il ne craint pas de verser devant vous. Je suis malheureux autant qu'homme puisse l'être en ce monde; la douleur est mon pain de chaque jour. Parmi les captifs que vous avez emmenés d'Italie, j'ai un frère qui traîne sa nudité et son indigence sur la terre des Gaules. Sa femme restée à Pavie implore la charité de ceux qu'elle soulageait jadis, pour en obtenir sa triste nourriture et celle de quatre pauvres enfants. J'ai une sœur qui dès ses premières années se consacra au service de Jésus-Christ; aujourd'hui sans asile, dénuée de tout, elle a tant pleuré que ses yeux sont presque éteints. Nul secours; noblesse, fortune, tout a sombré; il ne nous reste plus que la dure indigence. Hélas! pécheurs que nous sommes, nous méritions pis encore, je l'avoue, mais, puissant roi, ayez pitié de nous et mettez fin à nos maux.
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Rendez un captif à sa patrie, aux champs de ses aïeux ; rendez à toute une famille le bonheur évanoui, et nos coeurs reconnaissants imploreront pour vous la bénédiction du Christ, seul rémunérateur assez puissant pour payer vos bienfaits1.» Le prisonnier de guerre fut mis en liberté, la famille du chancelier lombard retrouva sa fortune ; Paul Diacre vint ensuite apporter à l'école palatine une gloire presque aussi brillante que celle d'Alcuin.