Grégoire VII 14

Darras  tome 21 p. 535


   3. Ainsi les artisans   de la simonie, les fauteurs de l'indiscipline cléricale, faisaient appel au monstre couronné qui se nommait    Henri IV et le suppliaient d'écarter du siège apostolique l'un des plus grands et des plus saints papes qui l'aient jamais occupé. Fort différents étaient les sentiments des fidèles serviteurs de l'Église. On peut en juger par la lettre suivante de Guillaume abbé de Saint-Arnoul de Metz : « Au seigneur vénérable et pape universel Grégoire, hommage de pieux dévouement et d'humble fidélité. La sagesse divine toujours si admirable dans le gouvernement du monde se manifeste parfois avec un éclat plus visible lorsqu'elle place à la tête des penples un homme dont la vertu et le mérite peuvent servir d'exemple à tous les autres. C'est là le bienfait que Dieu vient d'accorder à notre âge. Quiconque n'est point aveuglé par l'envie le voit de ses yeux, en contemplant votre élévation sur la chaire apostolique, centre de vérité, de lumières, de vertu, au­quel convergent toutes les nations de la terre. Ou nous raconte que l'unanimité des suffrages pour votre élection fut telle que dans l'immense ville de Rome il ne s'est pas trouvé un seul dissident. Mer­veilleuse concorde qui atteste l'inspiration de l'Esprit-Saint et rap­pelle les beaux jours de la primitive Église où la multitude des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme. Grâces donc soient rendues au Seigneur tout puissant qui a ainsi favorisé votre élection, très-excellent père, sans permettre au schisme de relever la tête. Il ne manque cependant pas d'hommes pervers, de consciences chargées de crimes, qui s'apprêtent à combattre la valeur de votre élection. C'est ainsi que le démon de Verceil (le chancelier d'Italie Grégoire évêque de Verceil) travaille avec ses complices à empêcher la con­firmation royale. Le malheureux ! il connaît le zèle avec lequel vous avez toujours poursuivi les ennemis de l'Église ; il redoute la juste sentence qui pourrait flétrir ses excès, ses attentats et ses cri­mes. Mais, très-heureux père, les gens de bien vous aiment d'autant

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1. Lambert. Hersfeld. Armât. —Tacr. Lai. Tom. CXLYI, col. U25.

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p536   PONTIFICAT DE  SAINT  GRÉGOIHE   VII   (1073-1083).

 

plus que les méchants vous détestent davantage. Maintenant donc ceignez votre glaive, homme de la puissance, ce glaive qui, sui­vant le prophète, ne doit point épargner le sang et qui, selon la promesse salutaire du Seigneur, dévorera les chairs. Voyez Amalec, Madian, toutes les pestes publiques conjurées contre le camp d'Israël. Il faut une grande sollicitude, un grand conseil, une infatigable activité pour abattre ou dompter tant de monstres, tant de bêtes féroces. Que ni la crainte ni les menaces ne vous arrêtent dans cette lutte sainte, dans ce combat spirituel. Nouveau Gédéon, n'hésitez pas à briser les vases d'argile. Vous voilà placé au faîte du monde; tous les regards sont fixés sur vous; chacun attend de vous de grandes choses. D'après le passé on juge de ce que vous ferez en une dignité si haute, vous qui dans une moindre avez combattu avec tant de gloire. Mais quelle n'est pas ma présomption d'oser vous donner des avis, de pousser celui qu'un noble élan em­porte! Dans votre ferveur admirable vous méditez des choses plus grandes que notre faible intelligence n'en pourrait soupçonner, à la façon de l'aigle planant au-dessus de cette misérable terre, votre regard se fixe sur le soleil même et soutient sans défaillance l'ar­deur de ses rayons 1. »


   4. L'humilité de Grégoire VII conspirait à leur insu avec les adversaires qui voulaient faire annuler son élection. « Durant la nuit qui la suivit immédiatement, dit Bonizo 2, le pontife élu réfléchis­sant devant Dieu à la situation qui lui était faite entra dans une vé­ritable agonie morale. Son trouble, son désespoir étaient grands. Enfin rassemblant toute l'énergie de son âme, il chercha le meil­leur moyen de se délivrer du fardeau qui venait de lui être inopi­nément imposé et n'en trouva pas d'autre que de s'adresser au roi de Germanie. Sur le champ il écrivit à ce prince pour lui notifier la mort du pape Alexandre et l'élection faite de sa propre personne, lui conseillant de refuser son assentiment au choix des Romains,

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1. Gulielm. Epist. ad Greg. VIL Patr. Lat. Tom.  CXLVIII, col 14.

2. Ce texte d'un contemporain ami de Grégoire VII ne parait pas avoir été connu du continuateur de l’Histoire Ecclésiastique du baron Henriou (Ci .Cours complet d'ilist. Eccles. ; Torn. XIX, col. 935)

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p537 CHAP. V.   —   ÉLECTION   DE   SAINT  G11ÉG0IRE   VII.  

 

car, ajoutait-il, si vous approuviez mon élection, vous auriez un pape résolu à ne jamais tolérer les excès qu'on vous reproche. Celle lettre fut aussitôt expédiée à Henri IV mais elle produisit un effet contraire à celui qu'en attendait Grégoire 1. » Telles sont les paroles de Bonizo. Elles présentent deux difficultés, l'une de forme, l'antre de fond, qui ont éveillé l'attention de quelques critiques al­lemands 2, au point de leur faire rejeter tout ce récit comme apo­cryphe. Il faut avouer, disent-ils, que l'idée d'insérer dans sa lettre des menaces contre Henri IV afin de le mieux déterminer à rejeter son élection parait peu digne du caractère de Grégoire et de la dignité d'un pape élu. D'un autre côté comment admettre qu'il lui soit venu un seul instant à la pensée de reconnaître au roi germain un droit de confirmation sur une élection pontificale? — Etudiées plus attentivement et contrôlées avec les documents paléographiques remis de nos jours en lumière, ces deux objections sont faciles à résoudre. Le manuscrit de Cencius 3 publié par Watterich rec­tifie, quant à la question de forme, une parole inexacte de Bonizo. D'après ce dernier on pouvait croire à l'existence d'une lettre à Henri IV écrite par Grégoire Vll la nuit même qui suivit son élection. Or, toutes les lettres pontificales de cette première période historique ayant été soigneusement conservées, il semblait fort étrange que celle dont parle Bonizo, l'une des plus importantes par son objet, sa teneur et sa date même, n'eût laissé de trace ni dans le Registrum officiel, ni dans les archives de la chancellerie germa­nique. Mais le manuscrit de Cencius tout en confirmant en ce qu'il a d'essentiel le récit de Bonizo, nous apprend qu'il n'y eut aucune let­tre écrite alors à Henri IV par le pontife élu. Voici ce texte : « Le lendemain de son intronisation, Hildebrand effrayé de sa position nouvelle et des terribles responsabilités qu'elle lui imposait entra

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1 Bonizo. Ad o.mic. Lib. Pati: Lat. VII ; Tom, CL  col. 836.

2. Papencordt. Gesch. der Stadt Rom. in Mittclalt. éd. Ilofler, 1S57, § 208. il. 2. — Damberger, Synchron. Gesch., part. VI, § 797. Cf. Hélélé, Hist. des Conciles, Tom. VI, p. 464.

3. Nous avons déjà dit que ce manuscrit de Cencius n'est autre que la notice officielle du catalogue pontifical. Son texte par conséquent a la valeur d'un document juridique et comme tel doit être préféré à celui de Bonizo.

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p538   PONTIFICAT  DE  SAI.NT  GRÉGOIRE  VII  (1073-1085).

 

dans une tristesse profonde. Ne trouvant aucun autre moyen de décliner le fardeau du pontificat, il expédia en toute hâte au roi Henri des messagers, nuncios, par l'intermédiaire desquels, per quos, en l'informant de sa propre élection, il le suppliait instamment de ne la point ratifier, ne assensum preberet ipsum attentius exorarent. Si au contraire le roi donnait son assentiment il pouvait tenir pour certain que Grégoire devenu pape ne tolérerait jamais ses excès aussi graves que manifestes, et ne les laisserait point impunis 1. » Il ne s'agit plus d'une lettre, mais d'une notification verbale : Gré­goire ne menace point, il supplie ; ses envoyés ont ordre de con­jurer le roi de Germanie, d'essayer près de lui tous les moyens de persuasion, même ceux que l’intêrêt personnel de Henri IV pouvait rendre le plus décisifs; en un mot, Hildebrand repoussait très-sé­rieusement l'honneur et la charge du pontificat suprême, mais il était résolu s'il lui en fallait subir le fardeau à ne jamais transiger avec son devoir. C'est là ce qu'il eut soin de faire notifier par de fi­dèles interprèles au roi de Germanie. Réduite à ces termes, la dif­ficulté de forme que soulevait le récit de Bonizo n'existe plus.


   5. Maid celle de  fond demeure tout entière. Est-il vrai que Grégoire VII ne put ni ne dut recourir à la sanction du jeune roi Henri IV pour faire annuler ou confirmer son élection? Avant les récentes découvertes de l'érudition moderne, on semblait autorisé à répondre négativement et à soutenir que Grégoire VII ne pou­vait ni ne devait en avoir même la pensée. Aujourd'hui la thèse contraire, ainsi que le fait judicieusement remarquer le docteur Héfélé, est démontrée jusqu'à l'évidence par des monuments d'une au­thenticité incontestable. L'honneur qui en rejaillit rétrospective­ment sur la mémoire de Grégoire VII dont la modération de ca­ractère, la droiture d'intention et l'esprit de justice s'affirmèrent ici d'une manière si éclatante, n'échappera point à la perspicacité du lecteur. On se rappelle qu'au mois d'avril 1059 2 dans un concile

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1.   Cod. Arihiv. Vatic. ap. Walterfcli, Tom. I, p. 309.

2.   Cf. Chapitre III du présent volume, n. 32.

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de cent treize évêques tenu au Latran, le pape Nicolas II avait par un décret solennel conféré nominativement au roi Henri IV le pri­vilège d'être appelé à donner son consentement à l'élection des souverains pontifes. Ce privilège personnel au jeune roi lui était accordé dans l'espéranee qu'il deviendrait un jour empereur. Il ne devait s'étendre à ses successeurs qu'autant que le siège apostolique jugerait à propos de le renouveler pour chacun d'eux. Le texte génuine de ce décret, retrouvé par MM. Pertz et Watterich dans le manuscrit 1084 de la bibliothèque vaticane 1, et cité par nous à sa date, appartient désormais à l'histoire. Saint Pierre Damien dans la célèbre discussion synodale où il soutenait contre les conseillers de la couronne la légitimité de l'élection d'Alexandre II reconnais­sait en termes formels la valeur toujours obligatoire du privilège accordé au jeune roi 2. Or, sous Nicolas II Hildebrand exer­çait déjà les fonctions de premier ministre, il avait donc pris une part directe à la promulgation du décret fameux qui attribuait désormais aux cardinaux l'initiative des élections pontificales, tout en réservant l'assentiment du roi de Germanie futur empereur ro­main, salvo debita honore et reverentia dilectissimi filii nostri Henrici qui in praesentiarum rex habetur et futurus imperator Deo concedente speratur, sicut jam sibimediante ejus nuntio Langobardiae cancellario Wiberto concessimus et successorum illius, qui ab hac apostolica sede personaliter hoc jus impetraverint, ad consensum novœ electionis accéedant. L'engagement pris par Nicolas II sinon sous l'inspiration per­sonnelle au moins avec la participation active de son premier mi­nistre créait pour celui-ci une obligation plus étroite qu'elle ne l'eût été pour aucun autre. Au moment où Grégoire VII fut élu, Henri IV venait d'être cité par ses propres sujets au tribunal du siège apostolique pour y répondre à des accusations que nous avons fait connaître et dont l’énormité était telle qu'à moins d'amende­ment dans la conduite du jeune souverain elles eussent entraîné l'excommunication et par suite la déchéance du privilège conféré

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1 Pertz. Monument.  Germ.  Lib. II,  part. u.  p. 117. — Watterich, Tom, I, p. 229. » Cf. Chapitre III du présent volume, n° 2.

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p540   PONTIFICAT DE  SAINT GRÉGOIRE  VII  (1073-1085).

 

en 1039 par Nicolas II. Dans cette situation, tout autre pontife élu aurait pu se croire dispensé de recourir à la ratification du jeune roi et attendre que celui-ci se fût purgé des crimes dont il était accusé ou en eût fait pénitence. Mais le génie de Grégoire VII en­visageait les choses de plus haut, il savait qu'un accusé, tant qu'une sentence régulière de condamnation n'est point intervenue, con­serve tous ses droits antérieurs et doit être réputé innocent. Voilà pourquoi il recourut à Henri IV: son humilité lui faisait entrevoir dans ce recours un moyen d'échapper au fardeau du pontificat ; mais sa conscience lui faisait un devoir d'exécuter les prescriptions du décret de Nicolas II à la rédaction duquel il avait concouru. Enfin la citation solennelle de Henri IV au tribunal du saint siège par les lettres apostoliques d'Alexandre II récemment adressées à ce prince fournissait naturellement à Grégoire VII l'occasion de l'entretenir de ses excès et de le prévenir qu'il n'entendait pas les laisser impunis. Dans l'intervalle et jusqu'au retour de ses envoyés le pontife élu refusa absolument de se laisser sacrer, mal­gré toutes les instances que lui firent les Romains 1.

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1 Sur cette admirable conduite de Grégoire VII, aussi digne de son génie d'homme d'Etat que de la sainteté de son caractère, M. Villemain formule des appréciations d'une suprême injustice. « Par une de ces contradictions qui ne sont, dit-il, que des traits de prudence mêlés à l'ardeur de la passion, Grégoire VII, respectant le décret de Nicolas II, déclara qu'il ne se laisserait pas consacrer sans l'aveu du roi de Germanie. » Que n'aurait pas dit M. Villemain si Grégoire VII eût enfreint le décret de Nicolas II? Il faut être décidé à ne rien approuver dans la conduite d'un pape, quand on trouve moyen de lui reprocher même les actes dont on reconnaît soi-même l'équité. M. Villemain se scandalise de la rédaction du procès-verbal dressé par les cardinaux à Saint-Pierre-aux-Liens. « Il n'est pas même daté des années du règne de Henri IV, » dit-il. Le célèbre critique ignorait sans doute que depuis le 5 octobre 1056, date de la mort du dernier empereur Henri III, le trône impérial était vacant : Vacat imperium Occidentale, dit Baronius en tête de chacune des années qui s'écou­lèrent depuis 1056 jusqu'en 1084, époque où Henri IV fut sacré par l'antipape Wibert. Or, jamais les actes officiels de la chancellerie romaine n'étaient datés des années du règne d'un roi ou prince quelconque autre qu'un empereur ro­main. « Cependant, poursuit le critique, Grégoire VII agité de motifs divers et dominé peut-être par un ordre de pieux raisonnements et de hautains scru­pules que la différence des siècles rend étranges pour nous, fit aussitôt partir

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6. Or le message de Grégoire VII au roi de Germanie coïncida avec les pourparlers orageux de la diète de Goslar et de la prise d'armes des Saxons sous les murs de Hartzbourg dont nous avons précédemment fait connaître le résultat. Henri IV se trouvait alors dans une situation politique qui lui commandait les plus grands ménagements. Au lieu de saisir l'occasion que la modestie de Gré­goire VII lui offrait pour écarter du pontificat un homme dont la promotion ne devait nullement le satisfaire, il prit un moyen terme. « Par son ordre, dit Lambert d'Hersfeld, le comte de Nellembourg (Souabe) Ebérard, un de ses conseillers intimes partit pour Rome, chargé de demander aux patriciens de cette ville pour­quoi au mépris des usages traditionnels ils avaient sans consulter le roi procédé à une élection pontificale. S'il n'était pas répondu à cette plainte d'une manière satisfaisante, Ebérard devait enjoindre au nouvel élu d'abdiquer. Arrivé à Rome, le comte se présenta à Gré­goire et lui fit connaître l'objet de son voyage. Grégoire l'accueillit avec la plus grande bienveillance : il lui déclara sous la foi du ser-meut qu'il était loin d'ambitionner le pontificat et n'avait rien fait pour l'obtenir ; que les Romains l'avaient élu malgré lui et avaient fait violence à toutes ses inclinations en lui imposant une dignité dont il ne voulait point, mais qu'ils n'avaient pu cependant le déterminer à recevoir le sacre pontifical tant que son élection n'aurait pas été ratifiée officiellement, certa legatione, par le roi de Germanie et les princes du royaume teutonique. Cette résolution était chez lui ir­révocable et il attendrait pour son sacre que la volonté du roi lui fût notifiée par un message spécial, donec sibi voluntatem régis

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une députation au roi de Germanie. Il le priait de ne point approuver l'élec­tion ; qu'autrement ce prince aurait à s'en repentir, ses désordres étant trop graves et trop notoires pour demeurer impunis. Toutefois ce message, rap­porté pour la première fois deux siècles après l'événement, peut paraître dou­teux et démenti par d'autres actes. Loin de susciter des retards à son éléva­tion, Grégoire ne négligea rien pour aplanir toute prévention et tout obstacle.» (Villemain. Hist. de Greg. VU, p. 384-385.) Cette façon d'écrire l'histoire avec des peut-être constitue une trahison perpétuelle de la vérité. Le message de Grégoire VII à Henri IV est attesté par un témoin oculaire Bonizo de Sutri, et par un document officiel et contemporain, la notice pontificale de Cencius. M. Villemain le savait-il? Pour son honneur nous aimons à croire que non.

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p542   PONTIFICAT  DU   SAINT  GRÉGOIEE   VII  (1073-1085).

 

certus inde veniens nuntius intimaret. Ebérard retourna en Ger­manie et transmit cette réponse au roi, qui expédia sur-le-champ l'ordre de procéder au sacre de Grégoire. «Cette détermination, ajoute Lambert d'Hersfeld, fut accueillie avec une explosion de joie universelle, Iaetissimo suffragio 1. » Ce qui dut aux yeux des Ro­mains donner un nouveau prix à l'assentiment inespéré de Henri IV, ce fut le choix du personnage chargé de sa notification. Par une sorte d'ironie providentielle le message fut confié à l'évêque Grégoire de Verceil, chancelier du royaume d'Italie, celui-là même qui avait, comme on l'a vu, travaillé avec tant d'ardeur à faire an­nuler l'élection. «Le chancelier reçut ordre, dit Bonizo, non-seule­ment de ratifier au nom du roi le choix de Grégoire, mais d'assister comme délégué royal aux cérémonies du sacre. En consé­quence Grégoire reçut l'ordination sacerdotale lors du jeûne de la Pentecôte (Quatre-Temps avant la Pentecôte — 22 mai 1073) et la consécration épiscopale de la main des cardinaux le jour de la fête des Apôtres 21) juin) au maître autel de la basilique de Saint-Pierre. L'impératrice Agnès et la très-excellente duchesse de Tos­cane Béatrix, veuve de Godefroi de Lorraine, mort quelques jours auparavant, assistèrent au sacre 2. »

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' Lambert. Hersfeld. Annnles. Patr. Lat. Tom, CXLVI, col, 1126.

2 Bonizo Sutr. Ad. amie. Lib. Vil; Patr. Lat. Tom. CL, col 830.—Codex Cen-cii. ap. Watterich, tom. I, p. 300. « On se demande, dit le docteur Héfélé, comment le roi Henri put se décider à confirmer l'élection d'Hildebraud, puisque le caractère bien connu du nouvel élu permettait de prévoir qu'il y aurait tôt ou tard de violents conflits. La plupart des historiens répondent que la situation précaire du roi en Germanie l'obligeait à cette concession. Gfrorer pense au contraire que le désir de Henri était d'en venir à une rupture com­plète avec la papauté dans la ferme espérance qu'il aurait raison de l'Eglise ; en sorte qu'il voyait avec plaisir arriver sur le siège pontifical un homme incapable de transiger et qui par sa fermeté inébranlable semblerait aux yeux de tous être la première cause du conflit. » (Hist. des Conciles. Tom. VI, p. 4CS, Trad. Delarc.) Les vues politiques prêtées par Gfrorer à Henri IV nous paraissent incompatibles avec la jeunesse d'un prince qui n'avait alors que vingt-deux ans. A cet âge, quelle que fût la perversité précoce du jeune roi, il n'est guère probable qu'il ait imaginé un programme à si longue échéance et d'une profondeur de malice si infernalement calculée. Le génie du mal n'ar­rive pas d'un seul bond à ces chefs-d'œuvre de perfidie. Il a besoin des leçons

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p543CHAP.   V.  —  ADMINISTRATION   DU   l'OKTH'E   ÉLU.

 

§ II ADMINISTRATIN DU PONTIFE ELU.

 

7. Dans l'intervalle du 22 avril 1073 date de son élection jusqu'au jour de son sacre et de son intronisation solennelle. Hildebrand avait administré l'Eglise sous le titre de « pontife élu. » Nous avons encore douze lettres qui portent la suscription : Gregorius in Romanum pontificem electus. Ce sont les premières du Registrum de son pontificat ; il est intéressant pour l'histoire d'en recueillir les principaux passages, afin de pénétrer plus intimement dans le secret des nobles et pieuses pensées qui agitaient alors sa grande âme. Dès le lendemain de l'élection (23 avril 1073), il s'adressait à l'abbé du Mont-Cassin en ces termes : « Grégoire pontife romain élu à Desiderius abbé du monastère de saint Benoît du Mont-Cassin, sa­lut dans le Christ Jésus. — Notre seigneur pape Alexandre vient de mourir ; sa mort est retombée sur moi et, ébranlant mes entrailles, m'a profondément troublé. À la nouvelle du lugubre événement, le peuple romain d'ordinaire si agité en pareille circonstance est resté dans une tranquillité parfaite, se laissant guider par nous avec une docilité telle qu'on y reconnut manifestement l'intervention de la miséricorde divine. Réunissant donc le collège des cardinaux, nous indiquâmes un triduum de jeûnes, de litanies et de prières publiques accompagnées d'aumônes après lequel nous devions entrer en séance pour fixer avec le secours de Dieu ce qui semblerait le plus convenable au sujet de l'élection d'un nouveau pontife. Mais sou­dain pendant les funérailles du seigneur pape Alexandre qui avaient lieu à la basilique du Sauveur, il s'éleva parmi le peuple un grand tumulte, un frémissement pareil à celui des grandes eaux. Tous comme saisis du même vertige me saisirent et me portèrent sur le trône pontifical. Et maintenant je ne puis que répéter dans l'amer­tume de mon cœur la parole du psalmiste : « On m'a lancé dans la haute mer, la tempête m'a submergé. Je me suis épuisé en récla-

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de l'expérience et de l'âge pour en devenir capable. Nous croyons donc qu'en ratifiant l'élection de Grégoire, Henri IV céda tout simplement aux nécessités po­litiques du moment.

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p544    PONTIFICAT  DE   SAINT GRÉGOIRE   Vil  (1073-10S2).

 

mations inutiles, ma gorge s'est desséchée à force de cris. L'effroi, les terreurs m'envahissent ; les ténèbres m'enveloppent de toutes parts1.» Vaincu par l'émotion et la fatigue, je suis au lit. Dans l'état de faiblesse où je me trouve il m'est impossible de continuer même à dicter; je remets donc à notre prochaine entrevue la suite d'un récit qui vous exposerait en détail toutes mes angoisses. Je vous en conjure au nom du Seigneur tout puissant; recommandez-moi aux prières des frères et des fils que vous nourrissez dans le Christ, afin qu'elles me protègent du moins au milieu du péril dont elles n'ont pu me délivrer. Personnellement je vous supplie de ve­nir me trouver le plus tôt possible ; vous savez combien l'église romaine a besoin de vous et quelle confiance elle a dans vos lu­mières. Saluez de notre part l'impératrice Agnès et le vénérable Raynald évêque de Come, les priant de me continuer plus que jamais l'affection dont ils m'ont donné l'un et l'autre tant de preuves 2. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon