Charlemagne 25

Darras tome 18 p. 93

 

   10. Dans cette nuit illuminée de Noël qui avait, en 496, vu naître au baptistère de Reims la royauté très-chrétienne de France, la basilique de Saint-Pierre de Rome, en l’an 800, allait être le berceau de l’empire très-chrétien d’Occident. La couronne des Césars allait se reposer sur le front d’un successeur de Clovis. Constantin le Grand allait revivre en la personne de Charlemagne. « Le roi, dit Eginhard, se rendit à la basilique du bienheureux Pierre pour y assister aux messes solennelles de cette grande fête et s’agenouilla devant le maître-autel où il fit sa prière. Comme il se relevait, le pape Léon lui mit sur la tête une couronne d’or. L’immense foule des Romains éclata en acclamations : Vive Charles-Auguste ! Vie et victoire au grand et pacifique empereur des Romains, couronné par Dieu lui-même ! — Les acclamations se prolongèrent, répétées dans des transports d’allégresse sans fin. Quand un peu de silence lui permit de parler, Charles déclara que, s’il avait soupçonné l’intention du pape, il se fût abstenu de paraître dans la basilique, malgré la solennité de cette grande fête. On l’interrompit pour l’acclamer encore. Il attendit de nouveau que l’explosion universelle fut calmée, et il parla des dangers politiques qu’une telle proclamation pouvait faire naître. » Il savait en effet à n’en pouvoir douter, dit le moine de Saint-Gall, combien les Grecs nourrissaient de haine contre le royaume des Francs. Il n’avait pas oublié l’insolence de la cour byzantine à son égard. Un jour, les ambassadeurs de Constantinople avaient osé lui dire que l’empereur leur maître regrettait la distance qui le séparait des Gaules, ce qui ne lui permettait pas de venir en aide à l’indigence et à la pauvreté de la cour d’Aix-la-Chapelle. Indigné, Charlemagne les avait interrompus en disant « Sans ce misérible lac qu’on nomme la Méditerranée , et qui se trouve, entre votre maître et moi, j’aurais depuis longtemps dé-

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1. Monach. San-Gall. lib. I, cap. xxn, Pair. lat„ tom. XCVIII, col. 1387.

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barrassé les Orientaux de ces fameuses richesses. » Toutes ces pensées se pressaient à la fois dans l’esprit de Charlemagne sans qu’il pût faire autre chose que protester par intermittence à mesure que les intervalles, non pas de silence mais de répit, que la foule était contrainte de s’accorder à elle-même lui permettaient de placer une parole. Quelques-unes de nos chroniques lui prêtent en effet un discours suivi où il aurait développé avec suite tous les motifs de son refus tels qu’Eginhard et le moine de Saint-Gall les rapportent, mais dans l’espèce de duel qui s’était engagé entre l’assistance et le prince, objet de son enthousiasme, il nous paraît impossible que les choses se soient passées avec le calme d’une délibération régulière. Quand un souffle d’inspiration traverse les multitudes, soit en bien, soit en mal, il est pareil au vent de la tempête qui brise toutes les résistances et ne s’arrête qu’après les avoir renversées. Nous croyons donc que les choses se passèrent exactement comme la Chronique de Moissac le raconte en ces termes : «Charles, malgré ses répugnances, ne put résister aux voeux unanimes de tout le peuple chrétien. En toute humilité, il déclara qu’il se soumettait à la volontée de Dieu, exprimée par son vicaire, par les évêques et l’assistance tout entière 1. » A cette parole d’adhésion, dit Eginhard, répondit une nouvelle salve d’applaudissements, de cris d'allégresse, de louanges et d’actions de grâces. Après ces « laudes » d’un nouveau genre, le pontife versa l’huile du sacre sur la tête du nouvel empereur, et, selon le cérémonial usité pour les anciens empereurs, il l’adora, ab eodem pontifice adoratus est. » Cet « adoratus est » d'Eginhard a fait depuis trois siècles le bonheur des gallicans. Ils prenaient cet acte du pontife, non pas au pied de la lettre, ni pour une adoration de latrie, mais pour une reconnaissance de la supériorité du pouvoir civil sur la puissance ecclésiastique2. Il suffit d’indiquer de pareilles

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1. Chronic. Moissiac. ap. D. Bouquet, Historiens des Gaules, tom. V, p. 7S.

2. Voici comment S. E. le cardinal Matthieu répond à ces visées des modernes césariens : « Éginhard raconte qu’après les acclamations que le peuple romain fit entendre en l’honneur du nouvel empereur, le pape rendit le premier l’adoration à Charlemagne : Post quas laudes ah omnibus, atque ab

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aberrations pour en montrer l'inanité. Baronius avait retrouvé dans un antique exemplaire de l’Ordo Romanus la formule de serment qu’après son couronnement et son sacre impérial, Charlemagne prêta entre les mains du pape. Il est ainsi conçu: «Au nom du Christ, je promets et jure, moi Charles empereur, devant Dieu et le bienheureux Pierre, apôtre, d’être en toutes circonstances le protecteur et défenseur de cette sainte Eglise romaine, autant que je le saurai et pourrai faire avec l’aide de Dieu. » L’éditeur du Codex diplomaticus, le docte Cenni, avait retrouvé dans plusieurs autres manuscrits du Vatican, cette même formule, publiée depuis dans la plupart des collections ecclésiastiques. On pouvait cependant croire que, ni Fleury, ni les historiens gallicans ne consentiraient à accepter l’authenticité de cette formule. Aujourd’hui elle ne saurait être révoquée en doute par aucun écrivain de bonne foi. D’une part, cette formule demeura en quelque sorte sacramentelle

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ipso pontifice, more anliquorum principum, adoralus est. (Eginh. Annal, an. 801). Ce texte fait triompher M. Bonjean, et il en conclut que l’Église continua à être dans l’État, puisque les empereurs francs succédaient ainsi à tous les droits des empereurs grecs et recevaient comme eux l’adoration. Le sens du mot est aussi erroné que les conclusions qu’on en tire : 1° Le sens antique du mot adoration (ad os admovere) n’exprime pas autre chose qu’un témoignage de respect, rendu à quelqu’un en lui baisant les mains, en portant ses mains à la bouche, en le saluant. On le trouve fréquemment employé dans ce sens dans le code Théodosien et dans le code Justinien : Adorare purpuram principis; adorare serenitatem principis; adorare diuturnitatem imperii (Robert Estienne, Calepin, Ducange). M. Gosselin, après avoir rapporté ces autorités conclut ainsi : « Le mot d’Eginhard. pris dans le sens propre et naturel, se réduit à dire que le pape fit à l’empereur une profonde révérence, selon l’ancien usage observé à l’égard des princes. » C’est dans le même sens que ce passage est expliqué par le P. Montfaucon, tom. I, Muratori, Annal. Ital. et le P. Daniel, Hist, de France, tom. IL— 2° La conclusion que l’on voudrait tirer de ce texte est aussi fausse que le sens qu’on lui donne : car l’indépendance du pape est démontrée par le testament que Charlemagne fit en 806 et dans lequel les États du pape ne sont point cités parmi les possessions dont il fait le partage; par les lettres de Léon III, qui institue des ducs et des gouverneurs dans les villes, et qui prend des mesures pour défendre ses États; par un acte de 805 où le pape est nommé avant l’empereur et où les années du pontiticat de Léon III sont comptées avant celles du règne impérial. » (Cardinal Matthieu: Le pouvoir temporel des papes justifié par l’histoire, p. 87, not. 1.)

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pour le couronnement des empereurs, Ce qui ne saurait s’expliquer que par la tradition immémoriale remontant à Charlemagne; d'autre part, depuis que les capitulaires de Charlemagne ont été l’objet d’études sérieuses, il n’est pas un seul érudit qui ignore qu’à la tête du premier de ceux que Charlemagne revêtit de sa signature, alors qu’il n’était que roi des Francs, on lit exactement la même profession de foi, en termes sinon plus énergiques au moins équivalents : Carolus gratia Dei rex regnique Francorum rector, et devotus sanctae Ecclesiœ defensor, atque adjutor in omnibus apostolicœ sedis. Or, nous le demandons à tout homme de bonne foi, lorsque Charlemagne, en tête du premier acte public et solennel de sa royauté, sans en être requis par personne, sans avoir été prévenu par une faveur quelconque engageant son honneur ou sa reconnaissance, déclarait solennellement, textuellement, littéralement, ce qu’après son avènement à la dignité impériale il devait déclarer et dire, si le Charlemagne de l’an 800 eut été dans des opinions, des vues et une politique différentes de celles qu’il professait en l’an 760, Léon III n’eût pas songé à lui imposer une couronne dont la signification était précisément celle de défenseur et de protecteur de l’Eglise. D’ailleurs, le soupçon d’un changement d’attitude et de sentiments dans l’esprit du Charlemagne de 760 et du Charlemagne de l’an 800 serait inadmissible. Le lecteur a vu passer sous ses yeux la correspondance des prédécesseurs de Léon III avec Charlemagne, cette correspondance que Fleury dédaignait tant, et Charlemagne s'y est toujours montré fidèle à lui-même, inviolablement attaché à l’Eglise romaine et au siège apostolique. Donc, ce que Charlemagne avait dit comme roi, Charlemagne dut le répéter comme empereur.

 

   11. Le grand roi avait cinquante-huit ans lorsque « par la volonté de Dieu, nutu Dei, comme s'expriment nos chroniqueurs, il échangea le titre de patrice des Romains pour celui d’empereur Auguste. » Le Liber pontificalis nous a donné l’énumération des offrandes de joyeux avènement que Charlemagne fît en cette circonstance aux diverses basiliques de Rome. Il y avait trois cent vingt-cinq ans écoulés depuis le dernier empereur Romulus Augustule. Le nom

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de César, devenu synonyme du titre impérial revivait en faveur d’un roi des Gaules, cette terre vaincue par Jules César. Enfin, c’était un successeur des papes si longtemps égorgés par les anciens Césars qui ramassait leur couronne pour la poser sur le front d’un conquérant très-chrétien. Tous ces souvenirs de l’antiquité ressuscitée dans sa grandeur, se trouvent heureusement résumés dans l’inscription des monnaies frappées en cette circonstance. Sur la face, la figure de Charlemagne portant au front le diadème a pour légende Dominus noster; au revers est représentée la ville de Rome avec cet exergue : Renovatio Romani imperii. L’empire romain, en effet, n’était pas seulement ressuscité, mais renouvelé. La basilique vaticane où cette splendide transformation venait de s’accomplir se dressait sur l’emplacement des jardins de Néron où jadis les premiers chrétiens, disciples du prince des apôtres, avaient servi de torches vivantes pour éclairer les fêtes nocturnes du fils d’Agrippine. De Néron à Charlemagne, quel travail de régénération sociale, quel laborieux mais fécond enfantement. L’Eglise avait pris dans ses bras l’humanité meurtrie, sanglante, broyée par la cruauté idolatrique ; elle en avait partagé les souffrances, cicatrisé les plaies en les baignant de son propre sang mêlé à celui du Rédempteur ; et maintenant un empereur dont l’unique programme était d’établir le règne de Jésus-Christ sur la terre et sa paix dans tous les cœurs, recevait des mains du vicaire de Jésus- Christ la couronne et la puissance impériale. On comprend que pour exprimer tant de grandeurs, de félicités présentes et d’espérances d’avenir les Romains en cette nuit de Noël de l’an 800, ne purent trouver aucune parole plus saisissante que celle dont les anges avaient salué le berceau de Bethléem : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus borae voluntatis.

   12. Une note précieuse à recueillir pour l’histoire est celle qui nous nous permet de pénétrer dans la pensée intime de Charlemagne, à cette époque de sa vie où tout se réunissait pour saluer en sa per- sonne toutes les gloires du présent, du passé et de l’avenir. Parmi tantd’acclamations et de témoignages d’allégresse, Charlemagne portait un cœur attristé. Ce détail nous est fourni par la correspon-

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dance d’Alcuin. Celui-ci n'avait pu accompagner le roi en Italie. A son départ, Charlemagne lui avait écrit : « C’est une honte de préférer les toits enfumés de Tours aux palais dorés des Romains ! » Et le docteur anglo-saxon brisé par l’âge, l’étude et la maladie, lui avait répondu : «Je vous supplie de me laisser achever en paix mes jours auprès du tombeau de saint Martin. Toute vigueur, toute énergie corporelle est évanouie pour moi et je ne la retrouverai plus en ce monde. Souffrez donc qu’un vieillard se repose, qu’il prie dans la solitude pour son roi qu'il aime tant, mais qu’il ne peut plus servir, et qu’il se prépare dans la confession et les larmes à paraître devant le juge éternel. » On comprend la joie que dut ressentir Alcuin demeuré dans sa chère abbaye à la nouvelle des grands événements dont Rome était alors le théâtre. La suscrip- tion de ses lettres à Charlemagne avait été jusque-là : « Au seigneur bien-aimé le roi David. » Cette fois le docteur laisse déborder toute l’exaltation de son âme dans cette pompeuse épigraphe : «Au seigneur très-excellent, digne de tous les honneurs, à Charles empereur et roi, auguste, très-victorieux, très-grand, très-bon. » Mais après cette effusion et ces transports, Alcuin disait : « Voilà donc votre puissance et votre royale sublimité décorée du titre d’empereur : vous êtes devenu empereur de Rome, cette Jérusalem nouvelle qui ne périra pas comme la première dans l’incendie allumé par la main de l’ennemi, cité de la paix dont les pierres vivantes sont cimentées par le lien de la charité, dont les murs spirituels sont bâtis des diamants, des perles de la sainteté et de la vertu. Si j'ose le dire, je suis moi-même une de ces pierres, la plus petite de toutes, employée dans la construction de cette cité dont vous êtes aujourd’hui l’empereur. Je n’ignore pas la blessure que vous portez dans votre cœur gémissant et meurtri. Il arrive parfois,  et nous en avons tous deux l’expérience, que l’humble parole d'un homme obscur tel que je suis, calme les douleur d'un prince tel que vous. C’est ainsi que le Seigneur lui-même, la source de toute consolation pleurait au milieu de ses apôtres, à la mort de Lazare son ami. Il devait le ressusciter pourtant, et il pleurait, compatissant plutôt à toutes les douleurs du genre humain qu'à la sienne

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p99 CHAP. II. — LE SAINT EMPIRE ROMAIN )> OCCIUENT.    0',)

 

propre1. » Et après ce début, Alcuin cherchait par les pensées de la foi à consoler Charlemagne de la perte de son épouse bien-aimée Luitgarde. On éprouve je ne sais quelle sympathie rétrospective pour le cœur d'un héros qui savait ainsi, à l'apogée de la puissance et de la gloire, conserver le culte du souvenir. C’est par des traits de ce genre que Charlemagne est resté dans la mémoire des générations à une telle hauteur que toutes les grandeurs paraissent au-dessous de lui. En même temps que cette lettre, dont les courriers ne pouvaient guère soupçonner en la portant le sujet à la fois si touchant et si intime, Alcuin, comme présent de sacre, envoyait au nouvel empereur cette fameuse Bible manuscrite, commencée depuis l’an 778 avec l’aide des plus doctes hébraïsants de la Gaule et des îles Britanniques, et terminée à temps pour être offerte au grand roi, au David bien-aimé de l'académie palatine, le jour où l'onction impériale ruisselait sur le front du nouveau Constantin :.

 

   13. Il y avait dans le caractère et si l’on peut dire dans le tempérament de Charlemagne, un équilibre tellement parlait, une plénitude si complète d’héroïsme, qu’en le prenant par le détail ou risque de perdre la vue exacte de l’ensemble. Tels ces grands horizons dont l’étendue trompe le regard et qui paraissent restreints en proportion de leur immensité. Bien ne prouve mieux la justesse de cette observation que le récit qui va suivre. Ce même Charlemagne dont une lettre d’Alcuin consolait les douleurs intimes, apparaissait aux Romains qui venaient d’acclamer son avènement à l’empire comme un juge inexorable comme l’équité elle-même, un glaive tranchant et inflexible, « Quelques jours après son couronnement, dit Éginhard, Charles fit comparaître à son tribunal les rebelles compromis dans l’attentat dont le pape Léon III avait été victime l’année précédente 3. » — «Ils furent amenés, dit le moine de Saint-Gall, et Charles d’une voix vibrante comme le tonnerre, s’écria : Gardes,

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1    Alcuin, Epist, cvh, Patr. lai., tom. C. col. 522.

2    Speyr-Passavant, Description de la Bible écrite par Alcuin de l'an 778 à 800,
et offerte par lui à Charlemagne le jour de son couronnement à Rome. — Paris,
in- 8°, 1820.

3    Eginh., Annal, ad ami. 801, Pair, lai., tom. CIV,col. 460.

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veillez à ce qu'aucun de ces hommes ne s'échappe 1 ! — « Tous furent jugés, reprend Éginhard, et la procédure fut instruite contre eux selon la loi romaine. Reconnus unanimement coupables du crime de lèse-majesté, ils furent condamnés à la peine capitale : mais le pape avec une miséricorde toute paternelle, intercéda pour eux près de l’empereur; il obtint que les criminels auraient la vie sauve et ne subiraient aucun supplice corporel. Charlemagne ne voulut point, à cause de l'énormité du crime, aller plus loin dans la voie de la clémence. Il commua leur peine en un exil perpétuel et les lit tous déporter. Les chefs de la faction étaient le nomenclator Paschal et le sacellaire Campulus, avec un grand nombre de patriciens et de membres de la noblesse romaine. Tous furent atteints par la sentence de condamnation, et subirent la même peine2. »

 

   14.  Cet acte de justice souveraine rendu à Rome par le nouvel empereur a fourni plus tard aux adversaires du pouvoir temporel des papes un prétexte pour appuyer leurs théories. Si Léon III, disent-il, eut été vraiment roi de Rome et des provinces énumérées dans la fameuse donation de Pépin le Bref, de quel droit Charlemagne aurait-il exercé à Rome même le droit essentiellement souverain de la justice? A quel titre eût-il dirigé une enquête contre les assassins du pape? Deux souverainetés ne peuvent subsister simultanément dans le même lieu. L’une détruirait l'autre. Donc ou Charlemagne était l’unique souverain de Rome, ou tous les annalistes, Éginhard, le moine de Saint-Gall, la Chronique de Moissac et le Liber pontificalis, lui-même mentent outrageusement quand ils attribuent à Charlemagne uniquement et exclusivement l'initiative de la procédure et l'exécution de la sentence.—Telle est l’argumentation des adversaires du pouvoir temporel de la papauté, et force nous est bien malgré notre répugnance pour la controverse de leur répondre. L'histoire, en effet, est le grand arsenal où les partis politiques vont

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1  Monucli. San-Gall. Gesl. Carol. Mugn., lib. i, cap. xxvw, Pair. /«(., tom.
XGVIII, col. 1387.

2  Eginhard, loc. cit.

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p101 CHAP. II. — LE SAINT EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT.

 

chercher des armes. Le rôle de l'historien consciencieux est précisément de porter la lumière sur la signification réelle et la portée des événements, afin de prévenir l’abus qu’on en voudrait faire. Ici notre tâche est facile, et déjà les lecteurs qui ont eu la patience de nous suivre, pourraient d’eux-mêmes répondre à l'objection. L’institution de l’empire romain, succédant à celui du patriciat, avait les mêmes devoirs et la même responsabilité que celui-ci, en un degré plus éminent et avec une plus haute dignité. Or, nous l’avons vu, et la correspondance pontificale conservée dans le codex Carolines si soigneusement analysé par nous, le prouve à chaque page, les papes rois de Rome n’avaient pour repousser les attaques à main armée, les séditions, les émeutes civiles ou militaires, d’autre épée que celle du patrice des Romains, c’est-à-dire du roi des Francs. Toute la solution du problème est dans le mot si connu : Carolus magnus Romance Ecclesiœ ensis clypeusque. Faute d’avoir compris cette situation, les auteurs modernes se sont perdus dans les nuages; ils ont amoncelé comme à plaisir les ténèbres sur la question pourtant si simple de savoir ce qu’était au juste le patriciat des Romains, dont Charlemagne était investi avant d’avoir reçu le sacre impérial. Le patrice et plus tard l’empereur des Romains était le défenseur couronné, l’épée royale ou impériale de l’Eglise romaine, pas autre chose. M. Guizot l’avait pressenti avec la remarquable sagacité de son jugement lorsqu’il disait : « Il ne faut pas croire que Charlemagne, en retenant sur les territoires qu’il donnait aux papes une certaine souveraineté, crût devoir se réserver et conservât en effet tous les droits qui aujourd’hui nous semblent inhérents à ce mot. En même temps que le pape, à titre de propriétaire, avait dans ses domaines des administrateurs, des juges, des chefs militaires même, choisis par lui et dépendants de lui, Charlemagne y percevait des impôts, y envoyait comme dans tout le reste de ses états des missi dominici, chargés de tout inspecter et de réprimer les abus. La souveraineté, en un mot, n’était pleinement attribuée ni au pape ni à l’empereur; elle flottait entre les deux, incertaine et partagée; et de là sont nées toutes les difficultés d’une question qui n’existe pas aux yeux de quiconque connaît et comprend l’époque

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p102 PONTIFICAT OK SAINT LKON III (793-816).

 

dont nous parlons1. » — « Ces lignes, dit son éminence le cardinal Matthieu, écrites par un homme si compétent, nous semblent le plus près possible de la vérité. La souveraineté temporelle des papes n’étaient ni aussi déterminée et absolue que le veulent certains auteurs, ni aussi dépendante et effacée que d’autres le prétendent. Les premiers ont le tort de vouloir définir et délimiter avec la précision rigoureuse de notre époque, ce que la piété filiale des empereurs et la confiance paternelle des papes traitaient dans un concert parfait selon les besoins du moment et le génie de l'époque; les autres, avec une hardiesse prodigieuse changent des traits de protection en des traits de despotisme, et s’obstinent à représenter l’Église, continuant à vivre sous Charlemagne dans le servage où les empereurs grecs voulaient la réduire. L’histoire n’est pas aussi caractérisée qu’on le voudrait de part et d’autre. Ceux-là transforment Charlemagne en vassal, ceux-ci en despote. Le héros franc ne fut ni l’un ni l’autre. Adrien et Léon étaient ses amis; il pleura le premier comme un père, et le second le pleura à son tour comme le père temporel du monde. Il se montra généreux envers les papes, prompt à les secourir, habile à les conseiller; les papes se montraient confiants envers lui, le consultant dans les affaires douteuses et recevant ses réponses comme des lois inviolables. S’il est de tous les princes celui qui eut le plus de part aux affaires de l’Église, c'est parce qu’il est de tous les princes celui qui eut le plus de respect pour sa liberté et d’amour pour ses lois. « Jamais, dit Bossuet, on n’a su mieux distinguer les bornes des deux puissances; jamais règne n'a été si fort et si éclairé que celui de Charlemagne.2. » — «Vainement donc, ajoute l’éminentissime écrivain, on argumente contre l’indépendance de la souveraineté pontificale du titre de « dominus » seigneur donné aux empereurs, des jugements portés par Charlemagne contre les rebelles qui avaient méconnu la souveraineté de Léon III, des hommages rendus par ce pontife au prince qu’il venait de couronner, de l'ère impé-

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1. M. Guizot, Cours d’histoire moderne, tom. III, p. 75-76.

2.Cardinal Matthieu, Le pouvoir temporel des papes, p. S9-90.

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riale marquée dans les actes des papes et des monnaies frappées à la double effigie du successeur de saint Pierre et de l’empereur d’Occident. En examinant en particulier chacune de ces objections, on n’y trouve rien de solide. La dénomination de «seigneur» avait été donnée par les papes à Clovis, à tous les rois mérovingiens, à Charles Martel, à Pépin le Bref; cette dénomination n’emportait donc aucunement la signification rétrospective qu’on voudrait lui prêter. Toute la correspondance d’Adrien, avec Charlemagne, quand celui-ci n’était point encore empereur, lui donne le même titre. Il eût été absurde de le refuser à l’empereur romain quand on l’avait toujours employé jusque-là pour les rois francs. Les traits de déférence prodigués par Léon III à Charlemagne, ne sont que l’expression des sentiments de paternelle affection et de pieuse reconnaissance du pontife à l’égard du héros couronné, investi désormais des redoutables fonctions de défenseur du saint siège. Quant aux actes que Charlemagne fit dans Rome en administrant la justice, en tenant des plaids, en publiant des règlements, en envoyant des missi dominici, ils sont la conséquence naturelle de l'autorité tutélaire dont le titre de pafrice et plus tard celui d’empereur l’avaient investi pour régler de concert avec le pape tout ce qui regardait l’ordre et la tranquillité publique 1 Si les papes datèrent leurs inscrits des années de l’empereur, cette formule n’emporte

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p104 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (795-81G).

 

aucune idée de subordination ni de dépendance; elle sert seulement à fixer les dates selon l’usage de cette époque. Enfin, si les monnaies frappées à Rome sous Charlemagne portaient d’un côté le nom du prince et de l’autre celui du pontife ou la figure de saint Pierre, loin d'en tirer quelque preuve contre l’indépendance et l’intégrité du pouvoir temporel2, il est plus naturel d’y voir l’expression de l’accord heureux qui régnait entre les deux puissances3

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