Charles Martel 4

Darras tome 17 p. 32

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1 Quelques-uns de nos chroniqueurs nous renseignent sur le mois où fut livrée la bataille dite de Poitiers : ils s'accordent à désigner le mois d'octobre. Deux ou trois d'entre eux fixent à un samedi le jour de cette victoire défini­tive, Karolus pugnavit contra Sarracenos die sabbato ( Annal. Ilili/esheim. ; Pati: lat., tom. CXLI, col. 4G7). Seul, le quantième est jusqu'ici resté complè­tement iuconnu. Un manuscrit latin, de date relativement récente, mais dont l'exactitude pour tous les autres faits s'est trouvée irréprochable, pouvait cependant mettre sur la voie. Le chiffre romain qu'il indique est fruste : il n'en reste que les trois derniers signes formant un VII. Faut-il lire XVII, faut-il lira XXVII? Nous croyons qu'il est possible de résoudre ce problème, grâce aux tables chronologiques et au calendrier perpétuel in­sérés par les Bénédictins dans l'Art de vérifier les dates. La confrontation des

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  16.  Ces rectifications  chronologiques,  que nous prenons la liberté de soumettre au jugement des érudits, n'ont en somme qu'un intérêt secondaire. Une difficulté beaucoup plus sérieuse résulte de la contradiction entre les divers chroniqueurs, dont les uns affirment que la première rencontre de Charles Martel avec Abdérame eut lieu sous les murs de Tours, les autres dans le voi­sinage de Poitiers. Les textes de provenance arabe, les manuscrits de l’Escurial, ceux de la bibliothèque Richelieu s'accordent à dési­gner lu ville de Tours comme le théâtre du premier choc. Isidore de Béja, contemporain de l'événement, partage cette croyance et l'affirme en ces termes : «Abderraman était sous les murs de Tours, brûlant les palais et les églises, se promettant de piller bientôt la grande basilique de saint Martin, lorsqu'il se trouva en face du consul austrasien, Charles, prince de la France intérieure, cum consule Franciœ interioris Austriœ sese infrontat, héros rompu dès son jeune âge au métier des armes, expérimenté dans la science de la guerre, et amené au secours de la Gaule méridionale par les supplications d'Eudes d'Aquitaine 1. » Roderic Ximénès n'est pas moins précis. «Après sa victoire sur le duc d'Aquitaine, où le nombre des Francs qui succombèrent fut, dit-il, tellement considé­rable qu'on ne put en faire le relevé, Abderraman crut qu'il lui serait donné de dévaster les patries des Francs, Francorum patrias. Mais Dieu a posé des barrières à l'Océan ; il lui a dit : « Tu viendras jusque-là, et ici tu briseras le vain fracas de tes ondes. » Ce n'était pas de Dieu qu'Abderraman tenait sa puissance : il comptait uni-

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tables chronologiques avec le calendrier perpétuel donne un résultat très-précis. Dans l'année bissextile 732, 114e de l'hégire, dont les lettres domi­nicales sont F E, le calendrier solaire correspondant n'offre, pour le mois d'octobre, aucun samedi dont le quantième soit un VII ni un chiffre se ter­minant par ce nombre. Ce résultat confirme donc notre conclusion, et prouve que l'année de la bataille dite de Poitiers ne fut pas celle de 732. Quant à l'année 733, 115e de l'hégire, sa lettre dominicale est D. Or, le calendrier solaire correspondant donne un samedi d'octobre tombant le XVII de ce mois. Nous estimons donc qu'on peut très-légitimement désormais fixer la bataille dite de Poitiers au samedi 17 octobre 733.

1 Isidor. Pacens., Chronicon; Pair, lat., tom. XCVJ, col. 1271.

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quement sur ses propres forces. Résolu d'envahir la Gaule infé­rieure, il s'élança à la poursuile du duc Eudes, traversa les cités de Périgueux, Saintes et Poitiers, dévastant et brûlant les maisons et les églises. Les incendies ne cessaient pas, igné continua. Il arriva ainsi à la ville de Tours, où il détruisit la cité, l'église et les palais 1. Cependant Eudes s'était enfui près du consul de France et de Ger­manie, Charles, vaillant héros, auquel il raconta les infortunes des siens. Ce Charles, qui fut plus tard surnommé Martel, appela sous ses drapeaux les Germains, les Gépides 4 et tout ce qui restait de guerriers francs. A leur tête, il s'avança à la rencontre d'Abderraman, au moment où celui-ci dévastait la ville de Tours3. » Le con­tinuateur de Frédégaire, écrivant en 735, n'est pas moins formel. «Les Sarrasins, dit-il, avec leur roi Abdirama, traversèrent la Garonne, parvinrent à la cité de Bordeaux, dont les églises furent brûlées et le peuple exterminé, populis consumptis. Ils s'avancèrent jusqu'à Poitiers, où, ce que je ne puis dire sans des larmes de dou­leur, quod dici dolor est, la basilique de saint Hilaire fut livrée aux flammes ; enfin ils se rendirent à Tours, dans l'espoir de traiter de même la maison du très-bienheureux Martin 4. » C'est donc bien réellement à Tours que se trouvaient les Sarrasins, lorsqu'au mois

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1.      Nous avons dit précédemment, n° 14, que la basilique de Saint-Martin ayant échappé à la dévastation des Maures, il est probable que ces der­niers ne se rendirent pas maîtres de la ville proprement dite. Notons cepen­dant qu'au VIIIe siècle l'abbaye et la basilique étaient fortifiées, et qu'elles formaient une citadelle intérieure dans l'enceinte mêma de la cité. Peut-être Abdérame et ses nuées de musulmans, après avoir forcé les remparts exté­rieurs, se trouvaient-ils au pied des murs de la basilique, au moment de l'arrivée de Charles Martel. Ainsi s'expliqueraient les affirmations si précises
de l’Historia Arabum.

2 .     Le nom de Gépides, sous la plume de l'historien espagnol, a une signification particulière. Ou sait que les Goths, si longtemps maîtres de l'Espagne, avaient la même origine que les Gépides, lesquels s'étaient primitivement
fixés vers les sources de la Vistule sur le revers des monts Carpatbes. Dans la pensée de Hoderic Ximénès, les Gépides désignaient donc toutes les tribus germaines qui marchaient soit comme alliées, soit comme auxiliaires, sous les drapeaux de Charles Martel.

3. Roderic. Ximen.. llistor. Arab., cap. xiv, pag. !3

4.Fruili ii.ir., Ctirouic. continuai., pars 11 ; Pair, lui., tom. LXX1, col. 675.

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d'octobre 733, facta concertatio mense octobril, Charles Martel se présenta à leur rencontre. Cependant la chronique de Moissac, confirmée par les Annales veteres Francorum et par le témoignage non interrompu du souvenir national, fixe aux environs de Poitiers, c'est-à-dire à vingt lieues de Tours, le théâtre de la lutte. Voici le texte des Annales veteres, complétement identique à celui de Moissac : « Charles, ayant réuni une grande armée, se porta au-devant des ennemis ; le combat eut lieu sous les murs de Poitiers, et les Sar­rasins furent vaincus par les Francs. » Carolus collecta magno exercitu exiit eis obviam, et inito prœlio in suburbio Pictaviensi, Saraceni a Francis debellati sunt -. La plupart de nos chroniqueurs ont repro­duit ce texte : enfin la tradition locale a fidèlement conservé la mémoire du lieu même où, dans le suburbium Pictaviense, Charles conquit son surnom de Martel, écrasa les Sarrasins, et tua Abdérame. C'est un hameau de cent habitants, lequel n'a pas même l'honneur d'être une commune ; il porte cependant le plus glorieux souvenir de l'histoire militaire des Francs, et s'appelle Moussey-la-Bataille. Sa situation topographique, à quatre lieues de Poitiers, sur l'an­cienne voie romaine conduisant de cette ville à Tours, en fait le centre d'une plaine coupée aujourd'hui par la forêt de la Chapelle-Monlière, et divisée en un triangle dont la base serait la route actuelle de Poitiers à Montmorillon, et le sommet le confluent du Clain, de la Tienne et de la petite rivière de l'Ozon, en amont de Châtellerault. Habitué à tenir sérieusement compte des traditions locales, surtout quand elles ont le bénéfice d'une posses­sion séculaire et ininterrompue, nous regardons comme indubitable que Moussey-la-Bataille, cette ferme aujourd'hui oubliée 3, fut très-réellement le théâtre de la grande et définitive victoire dite de Poitiers, remportée par Charles Martel sur les troupes d'Abdérame.

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1 Ado Viennens., Chronicon ; Pair, lat., tom. CXX111, col. 122.

2. Annal, vêler. Francor.; Patr. lat., tom. XCV111, col. 1414; D. Bouque' , Chionic. Moii-siac, tom. II.

3 « Moussey-la-Bataille (Vienne), commune de Vouneuil-sur-Vienne, cent habitants. » — «Vouneuil-sur-Vienne (Vienne), chef-lieu de canton, arron­dissement de Chàtellerault, mille trois cent vingt-six habitants. » Briaud de YarzÉ, liiet. de la France et de ses colonies, Paris, 1858.

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   17. Toutefois, nous ne mettons pas non plus en doute la véracité du continuateur de Frédégaire et des chroniques arabes, lesquels s'accordent à fixer la première rencontre des deux grandes armées chrétienne et musulmane, non dans les plaines de Poitiers, mais dans celles de Tours. Tel est aussi l'avis motivé de M. Reinaud. Encore sur ce point la tradition locale, cette mémoire populaire, souvent plus exacte et plus précise que les historiens eux-mêmes, autorise la nouvelle donnée de la science. Elle nous apprend qu'une première bataille, entre les Francs de Charles Martel et les Sarra­sins d'Abdérame fut livrée dans le voisinage de Tours, au lieu dit Saint-Martin-le-Bel ou le-Beau, Sanctus Martinus a Bello1. Isidore de Béja confirme implicitement la tradition : il fixe sous les murs de Tours la première rencontre, et mentionne sept jours de com­bats préliminaires avant la grande victoire de Poitiers : Dum Turonensem ecclesiam Abderraman depraedari desiderat, cum consule Franciœ Carolo sese infrontat, ubi pene per septem dies utrique de pugnae conflictu excrucianti. Nous avons ainsi la solution du pro­blème, et nous pouvons concilier les diverses opinions des histo­riens dont les uns, comme Velly par exemple, fixaient le lieu du combat à cinq lieues de Tours, les autres dans le suburbium de Poitiers. Des deux côtés on avait raison et tort : raison, puisque le premier engagement eut lieu aux environs de Tours, et le dernier dans les plaines de Poitiers ; tort, parce qu'on s'obstinait à n'ad­mettre qu'une seule action, quand la série des engagements suc­cessifs occupa une semaine entière. Il est maintenant facile de s'expliquer comment les Sarrasins, reculant pied à pied, durant sept jours, devant les attaques victorieuses des Francs, se trou­vèrent enfin reportés des rives de la Loire et des environs de Tours, théâtre des premiers combats, aux bords de la Vienne sous les murs de Poitiers, où ils furent définitivement écrasés. Notons en passant le nom de Saint-Martin-le-Bel, Sanctus Martinus a Bello,

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1 Reinaud, Invasions des Sarrasins, pag. 45 et note 1. Saint-.Martin-le-Beau (Indre-et-Loire), village, quatre lieues Est-Sud-Est de Tours, cauton d'Amboise, 1406 habitants.

2. Isidor. Paceûs., Chronic.; Pair, tat., tom.XCVI, col. 1271.

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donné par la reconnaissance publique au lieu témoin de la pre­mière victoire des armées chrétiennes sur Abdérame. Si près de la basilique de saint Martin, le patron des Gaules, les guerriers de la croix durent sentir doubler leur courage. Vraisemblablement la cappa du thaumaturge, cette relique qui accompagnait les princes francs dans toutes les grandes expéditions militaires 1, était, en ce jour, à son poste de péril et de protection. Saint Martin dut être mille fois invoqué dans ces combats gigantesques, où la religion de  Jésus-Christ luttait contre la barbarie de l'Islam. De là, le nom glorieux de Sanctus Martinus a Bello, attestant la puissante inter­cession du protecteur céleste. De là encore, deux ans plus tard, la fondation par Eudes d'Aquitaine du grand monastère bénédictin de Saint-Martin-de-Rhé, dans l'île du même nom, qui vit se grou­per autour de lui la cité actuelle.

 

   18. Après sept jours de combats, les deux armées se trouvèrent  reportées, sous leurs étendards respectifs, dans les plaines de Poitiers. On était, si nos inductions ne nous trompent pas, au samedi 17 octobre 733. En admettant la tradition qui fixe à Moussey-la-Bataille le point central de la lutte décisive, trois cours d'eau traversaient le champ du combat, le Clain, la Vienne et la petite rivière de l'Ozon. Les chroniques arabes parlent d'une rivière qu'elles nomment Owar, peut-être l'Ozon actuel, dont les rives furent vivement disputées. Les Sarrasins engagèrent l'action par une charge de toute leur cavalerie 2. « En un clin d'œil, dit Isidore de Béja, les hommes du Nord groupèrent leurs masses compactes, immobiles comme un mur, ou plutôt comme un rem­part de glace qui n'offrirait aucun interstice. Les Arabes essayèrent vainement de les rompre : ils tombaient impitoyablement sous le fer des épées et des lances. Les guerriers d'Austrasie avaient sur l'ennemi l'avantage d'une taille plus élevée et d'une solide armure. Leur main de fer frappait en pleine poitrine 3. » Les écrivains arabes attribuent la perte de la bataille à un mouvement inopportun des

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1.    Cf. tom. XV de cette Histoire, pn;*. 359.

2 .   Rcmaud, Invasions des Sarrasins, [>ag. 46.
3. Isidor. Paeens., loc. citât., col. 127!.

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cavaliers sarrasins, qui durent se porter à la défense de leur camp attaqué par une division de l'armée franque 1. Ce détail est con­firmé par Paul Diacre en ces termes : « Le duc Eudes, avec ses Aquitains, se jeta sur le camp ennemi, tuant et ravageant tout ce qui lui tombait sous la main2. » L'ardente soif du butin, qui dé­vorait les hordes arabes, avait entassé dans leur camp des trésors de tout genre et d'immenses richesses. D'ailleurs «les femmes, les vieillards, les enfants, ces innombrables familles venues dans l'espoir d'habiter la Gaule 3. » étaient restés sous les tentes. Une partie des Sarrasins quitta donc le champ de bataille, pour voler à leur défense; Abdérame essaya en vain de s'opposer à ce mou­vement. Il fut atteint d'un trait lancé par les chrétiens, disent certaines chroniques arabes. Selon d'autres, ralliant autour de lui un gros de cavaliers, il s'élança à leur tête sur la muraille vivante des troupes austrasiennes, et vint expirer sous la lance d'un soldat inconnu. Sa mort se révéla, du côté des Sarrasins, par l'absence de tout ordre et de tout commandement. Le duc Charles put faire un massacre effroyable. Cependant la cavalerie arabe parvint à dégager le camp et à repousser l'attaque du duc d'Aqui­taine. La nuit survint alors. « Sans se débander, les Francs, dit Isidore de liéja, élevèrent la pointe de leurs épées et de leurs lances, comme pour défier l'ennemi, et couchèrent sur le champ de bataille : Statim nocte prœlium dirimente, despicabiliter gladios élevant. » L'aurore vint éclairer la plaine jonchée de cadavres, et révéler aux vainqueurs l'importance de leur triomphe. « Sor­tant le glaive du fourreau, reprend le chroniqueur, les Européens s'élancèrent en ordre de combat sur le camp arabe, dont les tentes étaient toujours debout. Étonnés de n'entendre aucun bruit,

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1 Conde, Historia de la domination de los Arabes en Espana ; Madrid : 1820, 3 vol. in-4°, loin. I, pag. 87-88.

2. Paul. Diac, Gest. Laagobardor., lib. VI, cap. SLVii ; Patr. lat., lotn. XCV, col. 631. Nous rappelons ici que Paul Diacre semble avoir confondu en une seule les deux batailles de Toulouse el de Poitiers.

3. Cum uxonbus et parvulis venieittes.. quasi habitaiuri (Paul Diac, loc. cit.) Cum omnibus fumiliis suis quasi Galliam hub tuturi (Sigcbert. GemMac. Chronic, tom. CLX, col. 139).

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de n'apercevoir aucun mouvement, ils se persuadaient que les phalanges des Sarrasins, dissimulées derrière ce rideau, pré­paraient une embuscade. Des reconnaissances furent envoyées dans toutes les directions, mittentes exploratorum officia; elles revinrent annoncer que la plaine était vide et le camp abandonné; que les fils d'Ismaël avaient profité de la nuit pour s'enfuir dans le plus grand silence; que tous, répartis par groupes et par esca­drons, se précipitaient dans la direction des Pyrénées pour rega­gner leur patrie. Cette disparition subite pouvait cacher un piège; les Européens le craignirent, et ne voulurent pas se compromettre dans une poursuite téméraire. Ils parcoururent tout le pays, et demeurèrent comme stupéfaits en le voyant complètement libre. Enfin convaincus qu'ils n'étaient dupes d'aucun stratagème mili­taire, ils purent se livrer à toute la joie de la victoire. Les dépouilles immenses trouvées dans le camp furent régulièrement distribuées, entre tous les bataillons d'abord, puis à chaque soldat, spoliis tantum et manubiis decenter divisis. » — Ainsi parle l'auteur le plus voisin des événements, et le mieux renseigné sur toutes les péripéties de cette bataille gigantesque. Quant au chiffre des Sarrasins tombés sous le marteau de Charles Martel dans cette glorieuse bataille de Poitiers, il n'est fixé par aucune des chroniques contemporaines. Paul Diacre, qui écrivait au siècle suivant, donne l'évaluation de trois cent soixante-quinze mille morts du côté des vaincus et quinze cents seulement du côté des vainqueurs Ce chiffre a été reproduit par les annalistes suivants, mais il nous paraît devoir se rapporter à la bataille de Toulouse, que Paul Diacre confondait avec celle de Poitiers. Le lecteur se rappelle en effet qu'après la victoire de Toulouse, le duc Eudes d'Aquitaine, dans une lettre au pape saint Grégoire II, avait officiellement transmis ces deux chiffres. Nous n'avons donc aucune donnée numérique sur le résultat de la vic­toire de Poitiers; mais à défaut d'un chiffre, les chroniqueurs arabes fournissent une idée de la perte des Sarrasins, en désignant le théâtre de la lutte par le nom significatif de « pavé des Martyrs.» Sur ces plaines ensanglantées, «devenues, ajoutent-ils, un lieu sacré pour tout bon musulman, on entend encore la voix des anges du ciel

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qui invitent les fidèles à la prière. » Les Francs n'affirment pas avec moins d'énergie l'immensité du désastre infligé par le duc Austrasien aux hordes musulmanes. Charles reçut de ses compagnons d'armes « le surnom de Tudites, c'est-à-dire Marteau, parce que, comme le marteau du forgeron qui brise et dompte tous les mé­taux, il avait écrasé la terrible invasion 1.» Ce sont les paroles de l'annaliste Hugues de Flavigny. Les «grandes chroniques de Saint-Denis » disent de même, dans leur français du XIIIe siècle : « Lors fu il primes apelé Martiaus par seurnom, car aussi comme le martiaus débrise et froisse le fer et l'acier et tous les autres métaus, aussi froissoit-il et brisoit par la bataille tous ses ennemis et
toutes estranges nacions 2. »

   19. Les conséquences de la bataille de Poitiers furent décisives pour le saint-siége. Charles Martel expédia, du champ de bataille même, des messagers au pape Grégoire III, pour lui annoncer la victoire de l'armée chrétienne. Ils étaient chargés de présents et

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1. Voici les paroles textuelles de la Chronique de Hugues de Flavigny : Propterea Tuditis appellalus est quod est malleus fai/ri, quia sieut malleo uni­versel tunduntur ferramenta, ita ipse contrivit omnia régna sibi vicina. (llug. Flaviniac, Chronic. ; Patr. lai., tom. CL1V, col. 138.) Le lecteur voudra bien remarquer ce mot latin Tuditis ou Tudites, dont la traduction est très-réellement, ainsi que l'explique le chroniqueur, malleus fabri, marteau de forgeron. Nous croyons devoir mettre en regard de ce surnom de Tuditis, les paroles suivantes qu'on lit dans un ouvrage devenu classique, dans un article portant pour signature le nom de Fiévée : « On a répété mille fois que Charles reçut de la bataille de Poitiers le surnom de Martel, comme s'il se fût servi d'un marteau pour écraser les barbares. C'est un de ces contes populaires que les historiens adoptent sans examen, parce qu'il a l'air d'une explication. Martel et Martin sont un même nom, et l'on sait le respect que les Francs avaient pour saint Martin. Martel était d'ailleurs un nom parti­culier dans la famille des Pépin ( ! ), puisque les deux premiers ducs aux­quels les Austrasiens confièrent le soin de les gouverner, lorsqu'ils essayèrent de se séparer du royaume étaient parents, et que l'un se nommait Pépin, l'autre Martel. » (Michaud, Diograph. universelle, Paris, Desplaces, art. Charles Martel). Tudites signifiant Martin est, ce nous semble, un assez curieux spécimen de science étymologique.

2. Les grandes Chroniques de France, édit Paulin Paris, tom. Il, pag. 2a. M. Reinaud, qui cite ce passage ne confond pas, comme Fiêvée, Martel avec Martin, ni Tudites avec le nota du thaumaturge de Tours. (Cf. Invasii.ru des Sarrasins, pag. 48.)

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d'offrandes destinés à la confession de Saint-Pierre, dépouilles opimes, que les chrétiens vainqueurs envoyaient au tombeau du père de la chrétienté. Leur rapide passage, à travers les popula­tions que l'invasion musulmane avait frappées d'épouvante, fut une course triomphale. Dans toutes les églises de France et d'Italie, on rendit à Dieu de solennelles actions de grâces. Les envoyés francs avaient ordre de signifier à tous les adversaires de Grégoire III que Charles Martel, son fils, après avoir été lui-même l'objet d'une protection si marquée du Christ, se déclarait le protecteur de la papauté, et ne souffrirait jamais que l'on se permît la moindre insulte contre le vicaire de Jésus-Christ. Si l'enthousiasme fut grand de ce côté des Pyrénées, à la nouvelle de la grande victoire, on comprend qu'en raison inverse la déso­lation fut immense à Cordoue et jusqu'à Damas, où la mort et la défaite d'Abdérame furent bientôt connues. « Parmi les musul­mans, dit M. Reinaud, ceux qui nourrissaient des sentiments pieux profitèrent de l'occasion pour s'élever contre la corruption qui s'était introduite, avec la richesse et le luxe, au sein de l'isla­misme. » Une réaction s'opéra contre ces tendances démoralisa­trices. Un nouveau gouverneur ou émir, Abdel-Malek, fut envoyé en Espagne. Les instructions qu'il reçut du calife Hescham portaient qu'à tout prix il fallait venger les flots de sang arabe si abondamment répandu. Abdel-Malek courut sans s'arrêter jusqu'au versant méridional des Pyrénées, où il rencontra les bandes fugitives d'Abdérame. «Le plus beau jour pour les vrais croyants, leur disait-il, c'est le jour du combat, le jour consacré à la guerre sainte : c'est là l'échelle du paradis. Le prophète s'ap­pelait le fils de l'épée; il ne voulait de repos qu'à l'ombre des étendards conquis sur les ennemis de l'Islam. La victoire, la défaite, la mort sont entre les mains d'Allah, qui les distribue comme il lui plaît. Le vaincu de la veille peut devenir le vainqueur du len­demain. » Ces paroles, que M. Reinaud a relevées dans les chro­niques arabes, n'eurent pas tout l'effet que s'en promettait Abdel-Malek. Il paraît, d'après les mêmes chroniques, que les guerriers chrétiens des Asturies, profitant du désastre d'Abdérame,  don-

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nèrent la main par-dessus les Pyrénées aux troupes d'Eudes d'A­quitaine, et que les Francs venus à leur secours les aidèrent à s'emparer de Pampelune et de Girona. Ces faits ignorés de nos annalistes, mais affirmés par les manuscrits arabes, comblent une lacune importante dans notre histoire : ils nous permettent de me­surer dans toute son étendue le danger qui menaçait alors la France et l'Europe chrétiennes, et d'apprécier à sa juste valeur le service rendu à la civilisation par Charles Martel.

 

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