Islam 33

Darras tome 32 p. 602

 

4. Pendant que l'hérésie et les guerres intestines désolaient l'Occident, l’ile de Rhodes tombait au pouvoir des ennemis éternels du nom chrétien. Le sultan Soliman II, enorgueilli de la prise de Bel-grade, dont il s'était emparé l'année précédente, se flatta d'empor­ter de même le boulevard contre lequel avaient échoué jusque-là

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1 Luth. Lib. de Sxcular. potestat.

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les efforts de ses plus formidables prédécesseurs. Il regardait comme un opprobre pour l'empire du Croissant, un repaire de pi­rates et de larrons, ainsi nommait-il Rhodes, qui sans cesse alar­mait ses ports, ses îles, ses meilleures places, et ravageait impu­nément toutes ses provinces maritimes. D'ailleurs il s'était forte­ment persuadé, sur les avis trouvés dans les mémoires de Sélim son père, que, pour se bien affermir dans ses Etats, il devait sub­juguer Rhodes, après Belgrade. Le moment de l'entreprise lui semblait arrivé et l'exécution facile, tandis qu'il n'avait rien à crain­dre des princes chrétiens les plus puissants, l'empereur et le roi de France soutenant à peine le poids de la guerre qu'ils se faisaient avec une animosité sans égale et devant peu s'intéresser à ce qui se passerait aux extrémités du Levant. En effet, le grand-maître de Rhodes, instruit des projets du sultan, fit partir en vain des chevaliers pour réclamer l'assistance de toutes les cours de l'Eu­rope. Ces envoyés ne s'étaient pas fait entendue, que le grand-maître se vit investi dans son île par une flotte de quatre cents voiles, galères ou autres vaisseaux, et par cent quarante mille hommes de débarquement. La valeur eût encore suffi contre la multitude, si la perfidie n'eût pas trouvé accès dans le sein même de l'Ordre. Villiers de l'Ile-Adam, élu grand-maître l'année pré­cédente, avait eu pour compétiteur André d'Amaral, qui en était chancelier. L'ambition est capable de tout. Les noirceurs de la trahison ne firent pas horreur à d'Amaral. D'abord, il encoura­gea le sultan à venir assiéger Rhodes. Par l'entremise d'un Turc prisonnier de guerre, il l'instruisit exactement de l'état dans lequel se trouvait l'île, des endroits les plus faibles de la place et du petit nombre des combattants qui s'y rencontraient. D'Amaral était se­condé par un médecin juif, qui servait habituellement d'espion au grand-seigneur et qui lui donnait des avis presque journaliers par l'un de ses coreligionnaires de Scio, chargé de les faire parvenir à Constantinople.     

 

   5. Les chevaliers se défendirent avec leur courage ordinaire pen- 

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1 Continuât. Sabel. ann. 1623. — Belcair. xvii, nuui. 2. —  Patjl; Jov.  Ba-

drian. Vit. — Petr. Delphin. Epist. xii, 74. — Petr. Just. xii.      

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dant près de six mois que dura le siège 1, avec des succès qui tour­nèrent quelquefois la fureur du sultan contre Mustapha  son beau-frère, dont il avait principalement suivi les conseils dans cette en­treprise. Peu s'en fallut même qu'un jour il ne le tuât de sa propre main. Et quand il fut revenu de son emportement, il fit défendre à Mustapha de ne plus jamais paraître devant lui et l'envoya gouverner l'Egypte, après lui avoir substitué Achmet dans le commandement du siège. Cette disgrâce fut la suite d'un assaut général donné  de­puis l'arrivée du sultan, qui, pour relever le courage abattu  de l'armée, était venu en personne au siège avec un renfort de quinze mille hommes, les meilleures troupes de tout l'empire. Quoiqu'une artillerie formidable eût déjà foudroyé la place un mois durant, sans interruption ni le jour ni la nuit, les Rhodiens, attaqués aus­sitôt après par quatre endroits différents, firent partout des pro­diges de valeur, dont le moindre dommage pour les Turcs fut le massacre d'un plus grand nombre de ces infidèles que Soliman n'en avait amenés. Leurs meilleurs capitaines y périrent, et toute leur armée parut découragée d'une manière plus irrémédiable qu'avant l'arrivée du sultan. Dans la place, au contraire, tout était devenu soldat, et les soldats autant de héros. Cependant les succès mêmes des Rhodiens leur devenaient funestes. Leurs victoires mul­tipliées diminuaient leur petit nombre de jour en jour et les ané­antissaient insensiblement. Après l'assaut général dont nous ve­nons de parler et qui avait été précédé de plusieurs autres, Rhodes se trouva presque sans défenseurs et sans chefs. Le grand-maître d'artillerie, le général des galères, le grand gonfalonier étaient tués, sans compter une infinité de chevaliers. Parmi ceux qui survivaient il y en avait peu qui ne fussent blessés au point de ne pouvoir con­tinuer leur service. Le secret seul pouvait sauver la place. Pen­dant quelque temps il fut en effet assez bien gardé pour que  So­liman désespérât de la prendre et se déterminât à lever le siège. Déjà il se disposait à plier bagage, lorsqu'un misérable transfuge albanais de naissance,  gagna le  camp des Turcs  et avertit le grand-seigneur de l'état désespéré dans lequel se trouvait l'armée chrétienne. Ceci ne portant que sur le témoignage intéressé d'un

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aventurier, n'eût peut-être rien changé aux dispositions du Sultan, s'il n'eût reçu en même temps une lettre du chancelier d'Amaral, qui confirmait de point en point le rapport de l’Albanais.

 

   6. Cette nouvelle répandue dans le camp ralluma le courage des Turcs, à qui Soliman, pour le soutenir et l’animer de plus en plus, promit le pillage de la ville, s'ils l'emportaient d'assaut. Dès lors il se résolut à la prendre ou à périr sous ses murs. Alors aussi la trahison du chancelier fut découverte, assez tôt pour lui faire subir le supplice infamant qu'il méritait, mais trop tard pour sauver une place dont l'attaque et la réduction étaient désormais la même chose. Le domestique de confiance qu'il avait employé à transmet­tre ses correspondances à l'ennemi fut pendu, et lui-même, malgré son obstination à ne rien avouer, eut la tête tranchée publiquement, et son corps fut ensuite écartelé. Cependant le nouveau général de l'armée ottomane, Achmet, ingénieur habile, usa des précautions négligées par Mustapha son prédécesseur, mit sagement en usage la sape et la mine, fit bâtir au-devant de la tranchée un rempart comparable à ceux de la ville, et prit toutes les mesures propres à épargner le sang de ses troupes. Un assaut donné après cela fut en­core inutile aux Infidèles, qui trouvèrent de nouveaux retranche­ment bordés d'artillerie. Ils y essuyèrent des pertes nouvelles et les Rhodiens y firent de nouveaux prodiges de valeur1. Malheureu­sement le noble Gabriel Martinengue, de Brescia, qui était ac­couru généreusement de Candie au secours de Rhodes, et qui en faisait la meilleure défense par son incomparable habileté dans le génie, reçut une blessure qui le tint trente-quatre jours dans l'im­possibilité d'agir. Durant tout ce temps, le grand-maître demeura dans un retranchement, sans prendre de repos ni le jour ni la nuit. A son exemple, les chevaliers sacrifiaient de même leurs forces ou leur vie. Ils attendaient quelque secours des chevaliers français qui avaient armé deux vaisseaux à Marseille ; mais l'un fut englouti par la tempête quand il venait à peine de quitter la côte de France, et l'autre, après avoir résisté plus longtemps, alla échouer sur les

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1 Belcaib. xvii, num. 32. — Pétri Delphiîî. Epist. xn, 86.

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côtes de Sardaigne. Achmet, procédant toujours avec sa circons­pection et son intelligence accoutumées, avait ruiné la plupart des bastions, pénétré par la mine jusque sous les nouveaux retranche­ments des assiégés, et conduit sa tranchée à plus de deux cents pas dans la ville, sur une largeur de soixante-dix. Soliman néan­moins, tremblant toujours pour le succès, fît proposer à plusieurs reprises des conditions qui furent toutes rejetées par le grand-maî­tre. Le courage des citoyens n'eut pas la même persévérance. Com­parant enfin les offres du sultan aux horreurs de leur ville em­portée d'assaut, ne voyant plus que leurs foyers et leurs églises même inondées de sang, leurs filles et leurs femmes abandonnées à la brutalité des Infidèles, ils crièrent unanimement que, si le grand-maître ne capitulait pas, ils traiteraient à part et pour leur compte1. Forcé d'assembler le conseil, comme il opposait encore à la plupart des voix la juste défiance qu'il disait avoir de la foi des Turcs, on lui remit une lettre de Soliman, qui offrait pour la der­nière fois des conditions honorables, et en cas de refus, menaçait des extrémités les plus affreuses.

 

   7.   Les conditions furent acceptées et exécutées de bonne foi. Elles portaient en substance : que les églises ne seraient ni profanées ni pillées ; que les chrétiens, soit latins, soit grecs, conserve­raient le libre exercice de leur religion, qu'on ne prendrait point sur eux de tribut d'enfants pour la recrue des janissaires ; que les habitants seraient exempts d'impôts et de toute charge pendant cinq ans ; qu'ils auraient pendant trois ans la liberté de se retirer et d'emporter leurs effets avec eux ; le grand-seigneur fournirait aux chevaliers et aux officiers de l'Ordre les vaisseaux nécessaires à leur transfert sous bonne escorte dans l'île de Candie ; qu'ils au­raient douze jours depuis la signature du traité pour embarquer les reliques des saints, les vases et les ornements sacrés, leurs pro­pres effets, meubles, titres, et tout le canon qu'ils avaient coutume d'employer à l'armement de leurs galères. On tint si fidèlement la main à l'exécution de ces articles, que quelques janissaires  ayant

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1 Laubeni. Subics. Comment, ann. 1523.

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fait du tumulte et commencé à piller, le général Achmet fit dire à l'aga que sa tête répondait de la conduite de ses gens, et le désor­dre cessait aussitôt1. Ce général assura aussi à l'Ile-Adam que le sultan le verrait avec plaisir. Le grand-maître se rendit dès le len­demain à la tente de Soliman, où, après qu'on l'eût revêtu d'une veste superbe, ainsi que les chevaliers qui l'accompagnaient, on l'introduisit à l'audience. Soliman le combla d'honneurs, lui dit pour le consoler que la perte ou la conquête des empires n'était que des jeux de la fortune, et tenta par de magnifiques promesses de le détacher des puissances chrétiennes, qui l'avaient abandonné si lâchement, et de l'engager à un prince plus juste estimateur de la valeur et de la grandeur d'âme. L'Ile-Adam, après l'avoir re­mercié, dit que, si la fortune était l'arbitre de la victoire, loin de l'accuser de caprice, il devait lui savoir gré de l'avoir accordée à un prince qu'il était plus honorable que honteux d'avoir pour vain­queur ; quant à son service, il ne pouvait s'y attacher sans trahir la religion chrétienne, ce qui serait une lâcheté qui lui assurerait son propre mépris. Confession noble et si digne de l'estime du sul­tan lui-même qu'il lui donna sur le champ sa main à baiser. Deux jours après, Soliman, faisant son entrée dans sa conquête, rendit visite au grand-maître encore logé dans son palais, l'honora jus­qu'à le nommer son père, l'exhorta tendrement à ne point céder au chagrin, et à user de son grand courage pour mépriser les capri­ces du sort. On ajoute qu'il entra dans le palais sans gardes et avec un seul valet de chambre, disant qu'il avait la meilleure de toutes les escortes dans la foi et la magnanimité de cet illustre infortuné. Quand il eut rejoint Achmet : « Ce n'est pas sans douleur, ajouta-t-il, que je réduis ce vénérable vieillard à sortir de sa maison. » C'est ainsi que les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem perdi­rent l'île de Rhodes dans les derniers jours de l'an 1322.

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1 Jacob, de Bobboh. Hist. Rhod. pag. 681.

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