Entretien de S.Ém. M. le Cardinal Robert Sarah avec les médias belges
Janvier 2018
1. Pourquoi l’Afrique est-elle la nouvelle ‘patrie’ du Christ (le Pape Paul VI
l’avait déjà déclaré en 1969) ? En quoi est-elle le continent de l’espoir pour
l’humanité, alors même qu’il y a beaucoup de guerres, de conflits et de
pauvreté ?
Vous avez raison de dire que l’Afrique est marquée par les plaies de la
pauvreté, des
conflits et des guerres souvent de nature ethnique, et pourtant, la richesse
incomparable de ce continent, et qui doit être celle de toute société digne de
ce nom,
c’est d’abord Dieu et la famille. Celle-ci en constitue le socle, le fondement,
mais si
ce socle est déstructuré et détruit par des idéologies mortifères, s’il
s’écroule, c’est
toute la société qui implose et s’effondre sur elle-même, sans bruit, anéantie
sous les
effets d’une anesthésie presque complète de l’opinion publique, comme on peut
le
constater en ce moment en Occident. En effet, que de souffrances dans les
familles
divisées, dites « recomposées » après s’être... « décomposées », y compris ici,
en
Belgique ! Et les premières victimes de ce vrai naufrage sont les enfants...
Savez-
vous qu’il n’est pas rare que certains de ceux qui ont été conçus par le moyen
de la
fécondation in vitro avec donneur anonyme, cherchent à connaître l’identité de
leur géniteur ? Tous les psychologues peuvent vous dire que la recherche de la
paternité est une nécessité naturelle, et donc une souffrance pour un enfant
qui en est privée et qui cherche en vain qui est son père biologique. Cela
devait arriver, malgré tous les mensonges colportés à satiété sur le droit à
l’enfant, le droit à l’épanouissement et au bonheur de toutes les familles, au
détriment des enfants privés de toute véritable parenté. Pourquoi traite-on les
enfants comme des objets ou des petits chiens ?
Pourquoi s’acharne-t-on à démolir la famille traditionnelle ? Pourquoi croit-on
que l’argent, qui nous permet de tout faire, de tout acheter et de tout avoir,
nous rend vraiment heureux ? De fait, l’accumulation des richesses et des
technologies ne rendent pas l’homme heureux : si celui-ci perd sa raison
d’être, qui est de vivre en conformité avec les lois intangibles de Dieu et
donc de sa propre nature humaine créée par Dieu, il erre comme un navire sans
gouvernail, et il se heurte tôt ou tard sur les récifs de l’égoïsme et de
l’indifférence. Alors, il risque bien de sombrer... corps et
âme. Pour l’Occident, comme ce fut le cas pour l’ancien Empire romain, cela
demandera peut-être vingt ans, cinquante ans, voire un siècle, mais cela
arrivera, n’en
doutez pas, à moins qu’il ne se convertisse. Voilà, en résumé, ce qui advient à
la société occidentale, qui, par le biais de la mondialisation financière et
médiatique, colporte ce poison dans les pays les plus pauvres et donc les plus
vulnérables, en particulier en Afrique, mais aussi en Asie, en Amérique latine
et en Océanie... C’est pourquoi, au-delà des apparences concernant le niveau de
vie, l’Afrique est encore en ce moment beaucoup plus riche et plus solide que
les pays occidentaux et elle peut donc être considérée comme le continent de
l’espérance pour le XXI siècle. A
condition, toutefois, que les Africains ne renoncent pas à leurs valeurs
ancestrales les plus nobles qui ont été irriguées, et donc à la fois purifiées
et ennoblies par l’annonce de l’Evangile de Notre Seigneur Jésus Christ. Le
Bienheureux Pape Paul VI appelle l’Afrique « la nouvelle patrie du Christ »,
parce que l’Afrique s’est largement et généreusement ouverte au Christ et à son
Evangile. En effet, en 1900, il n’y avait, dans le continent que deux millions
de catholiques. Aujourd’hui, en 2018, nous
dépassons les 200 millions de catholiques. Un bond gigantesque ! Malgré ses
multiples et énormes problèmes, l’Afrique accueille Jésus-Christ et son
Evangile,
ainsi que sa vision sur la famille, comme elle avait accueilli la Sainte
Famille lorsque Hérode cherchait à l’éliminer. Benoît XVI, au cours de son
homélie d’ouverture de la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du synode
des évêques, le 4 octobre 2009, affirmait : «Un précieux trésor est présent
dans l’âme de l’Afrique où je perçois « le poumon spirituel pour une humanité
qui semble en crise de foi et d’espérance ̋ (Africae munus, n. 13) ». C’est
pourquoi, concrètement, les Africains doivent promouvoir leur trésor par
excellence, celui sans lequel il n’est pas de
civilisation qui vaille et qui dure : la famille, et proclamer inlassablement
leur foi en Dieu. En conséquence, ils ont le devoir de combattre avec courage
toutes les attaques contre la vie, depuis sa conception jusqu’à sa mort
naturelle. Moi-même, par deux fois, j’ai écrit aux évêques africains pour leur
demander de sensibiliser leurs peuples et leurs gouvernements pour qu’ils
défendent énergiquement et rejettent
catégoriquement toute pression les obligeant à institutionnaliser l’idéologie
du genre (ou gender) et ses dérives diaboliques.
2. Le Pape François a déjà plusieurs fois fulminé contre le « colonialisme
idéologique » ? Qu’est-ce que la colonisation idéologique et comment se
manifeste-t-elle concrètement ?
C’est vrai, notre Pape François, en dénonçant le « colonialisme idéologique »,
comme il l’avait fait avec une ardeur qui l’honore au cours de son voyage
apostolique à Manille, aux Philippines, en 2105, est considéré à juste titre
comme le défenseur de la famille, car nous devons regarder la famille comme le
sanctuaire de la vie et une cellule vitale de la société et de l’Eglise. A ce
sujet, je voudrais vous faire observer que l’Eglise catholique, par la
cohérence de son message, qui est celui de l’Evangile, est finalement l’une des
grandes institutions qui ont le courage de regarder la situation en face,
d’établir un diagnostic juste et complet, de procéder à ces dénonciations
publiques du colonialisme idéologique occidental qui, si elles ne sont pas
accompagnées de remèdes et d’actions concrètes conformes à la vérité, demeurent
stériles et même conduisent à des impasses encore plus douloureuses. En effet,
comme nous allons le voir, il existe de fausses solutions proposées par le
monde occidental, en particulier par ceux qui détiennent le pouvoir politique,
économique, culturel et médiatique. Je m’explique. Déjà, le Pape saint
Jean-Paul II disait dans les années 1980 que l’Occident vivait et s’organisait
« comme si Dieu n’existait pas », affichant une «apostasie silencieuse » par
rapport à la foi chrétienne.
Voilà pour le diagnostic ; et ses successeurs, les Papes Benoît XVI et François
ont poursuivi le combat contre le relativisme, la sécularisation, l’athéisme
pratique, et contre une liberté sans responsabilité, fruit amer de
l’individualisme. L’Eglise fait appel à la conscience de la personne : en
l’occurrence, elle lui présente le véritable
enjeu, celui de sa survie et elle lui dit avec clarté et vigoureusement : « en
Occident,
vous avez obtenu et inscrit dans vos lois le permis de tuer les enfants non
encore nés,
et d’assassiner froidement, par l’euthanasie ou le suicide assisté, les
personnes âgées ou gravement malades ou handicapées... Pour la première fois
dans l’histoire de l’humanité, on a promulgué la légalisation de l’avortement,
de la contraception, de l’euthanasie... Des pressions politiques agressives
sont exercées et des millions de dollars sont offerts aux Africains pour promouvoir,
dans leur continent, ces aberrations que sont la contraception, l’avortement,
l’homosexualité... Ainsi, l’argent
est utilisé par les riches pour assassiner l’Afrique et piller ses ressources
minières... et humaines ». Voilà ce qu’est la colonisation idéologique de
l’Afrique. Il est donc déterminant que les Africains ne se laissent pas à
nouveau coloniser et déposséder de leur sagesse ancestrale et de leur
perspective anthropologique qui fondent le couple et la famille sur la relation
séculaire partagée uniquement par un homme et une femme.
3. Comment regardez-vous les évolutions de l’Occident ? Quels sont les
risques et les drames des évolutions culturelles en Occident ? Avez-vous
un regard pessimiste sur les évolutions occidentales ? Est-ce qu’il manque
à l’Occident la vitalité et le dynamisme de l’Afrique ?
J’ai déjà répondu en grande partie à cette question en évoquant la colonisation
idéologique de l’Afrique par l’Occident. Je voudrais ajouter à la réflexion
précédente, à titre de complément, que loin d’être pessimiste pour l’avenir de
l’Occident, je rends grâce pour les innombrables initiatives qui fleurissent çà
et là, dans de nombreux pays, dont la Belgique, en particulier au niveau des
diocèses, et aussi dans les paroisses, les mouvements, et le domaine si vaste
de
l’éducation... en faveur d’une régénération du tissu social à partir d’un
renouveau de la famille. Je ne me hasarderais pas à vous les citer tous, car je
craindrais d’en oublier un grand nombre. En tout cas, je puis vous dire que, au
fil de mes rencontres avec des parents, des fiancés, des jeunes de toutes
conditions : lycéens, étudiants, travailleurs... au cours de mes visites dans
des paroisses et des lieux de pèlerinages, je perçois bien qu’affleure dans les
pays
occidentaux une prise de conscience que le matérialisme et l’hédonisme,
comme je le disais précédemment, ne peuvent pas rendre l’homme heureux. Ils
ne qualifient pas notre humanité. Ils la démolissent et l’humilient en lui
imposant des comportements moraux indignes d’un être humain. Ils méprisent
les valeurs humaines, religieuses et morales, et réduisent la personne humaine en
objet de plaisir ou de commerce. Des chrétiens, de plus en plus nombreux,
avec tous ces hommes et femmes de bonne volonté qui désirent promouvoir des valeurs
authentiques de paix et de respect de la vie et de la nature, se
mobilisent, souvent discrètement, pour exiger des pouvoirs publics la
promotion de la famille en tant qu’élément essentiel et incontournable
d’humanisation, de socialisation et d’élévation de la dignité des jeunes
générations. Car « L’avenir de l’humanité passe par les familles » (Cf. Familiaris
Consortio, n.86). Je souhaite que le peuple belge se souvienne toujours du Roi
Baudouin, et son épouse, la Reine Fabiola. Leur exemple n’appartient pas à un
passé qui serait révolu ; il est actuel et il le sera toujours, car ils ont
rendu témoignage à la Vérité, qui par nature, est intemporelle. C’est pourquoi,
vous pouvez vous confier à leur intercession pour obtenir du
Seigneur Jésus, qui est le Visage de cette Vérité éternelle, le courage de la
foi.
4. Dans le livre, Christ’s new homeland – Africa, vous avez écrit un article
sur
le Lineamenta du Synode. Quels sont les nouveaux défis pour la famille (par
rapport à une mauvaise communication, par exemple) et quelle réponse de
miséricorde pastorale peut être apportée? Qu’est-ce que, selon vous, la
miséricorde et le pardon ?
Vous parlez de « miséricorde pastorale », mais une pastorale sans miséricorde
est-elle encore une pastorale ? Non, bien entendu. Loin d’être antinomiques,
les deux mots « miséricorde » et « pastoral » s’unissent parfaitement, ils
s’enrichissent
mutuellement, car dans la notion si riche et proprement chrétienne du terme
« pastoral », vous avez le mot... « pasteur » qui recouvre une doctrine et une
spiritualité d’une ampleur que vous ne soupçonnez pas. Mais il n’y a pas de
miséricorde pastorale, ni de pardon sans vérité et sans repentir et désir de
conversion.
Comme le Bon Samaritain, toute pastorale véritable doit s’arrêter, identifier
les blessures et les traiter avec beaucoup de charité, de compassion et
d’efficacité. Elle conduit les blessés à l’auberge et paie les factures pour
les soins reçus. Le véritable Bon Samaritain, c’est Jésus. Il faut conduire les
blessés à Jésus. « En lui, nous trouvons la rédemption, par son sang, la
rémission des fautes, selon la richesse de sa
grâce, qu’il nous a prodiguée » (Ep 1, 7). Jésus est le vrai Pasteur, le vrai
médecin.
Sa mission est de guérir les blessés, qui désirent en vérité revenir à la
maison du Père comme l’enfant prodigue. Sa miséricorde sait distinguer les «
brebis » des « boucs », l’ivraie du bon grain. Dieu ne connaît pas de
confusion. Son action miséricordieuse est rigoureuse et ferme parce qu’elle se
veut salutaire. Tout père de famille ou tout bon médecin sait faire preuve
envers ses enfants bien-aimés ou ses malades d’une tendresse exigeante, et ils
leur prodiguent des soins sans complaisance en vue de leur éducation et de leur
guérison. Dieu a-t-il épargné son Fils unique en vue de notre Salut ? Ne
l’a-t-il pas livré pour nous tous ? (cf. Rm 8, 32)
5. Votre expression « Dieu ou rien » n’est-elle pas trop radicale ? La vie
n’est
pas si noir ou blanc. Il y a aussi des couleurs. Que faire de la fragilité, les
tragédies et les souffrances par lesquelles nos parcours de vie ne sont pas parfaits
et idéaux ? N’y a-t-il que les parfaits et les condamnés dans le christianisme
? (que le rigorisme et le relativisme)
Je vous demande humblement pardon, mais la fragilité, les tragédies et les
souffrances n’empêchent pas qu’il y ait une couleur blanche et une noire ; il y
a la
fleur rouge et la fleur bleue ; il y a la nuit et le jour ; il y a le mal et le
bien ; il y a des
hommes et des femmes. Il y a la chauve-souris et l’éléphant. Il y a la terre et
le ciel. Il y a des malades et des bien-portants. Ainsi, il importe de ne pas
tout affaiblir et précariser parce qu’il y a de la fragilité et des tragédies.
Dieu a des ambitions immenses pour nous. Dieu ne veut pas nous laisser croupir
dans la boue de nos fragilités. « Et voici quelle est la Volonté de Dieu :
c’est votre sanctification ; c’est que vous vous absteniez d’impudicité, que
chacun de vous sache user du corps qui lui
appartient avec sainteté et respect, sans se laisser emporter par la passion
comme
font les païens qui ne connaissent pas Dieu » (1 Th 4, 3). « Soyez saints, car
moi le Seigneur votre Dieu, je suis Saint » (Lv 19, 2). Le Sermon sur la
montagne se termine par ces paroles : « Vous donc, vous serez parfaits, comme
votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Depuis plus de deux mille ans, les
disciples du Christ font d’énormes sacrifices pour être parfaits. La radicalité
de l’Evangile, ce n’est pas du rigorisme, de la rigidité. C’est notre vocation
: la vocation universelle à la sainteté.
« Que personne en cette matière ne supplante ou ne dupe son frère. Le Seigneur
tire vengeance de tout cela, nous vous l’avons déjà dit et attesté. Car Dieu ne
nous a pas appelés à l’impureté, mais à la sanctification. Dès lors, qui
rejette cela, ce n’est pas un homme qu’il rejette, c’est Dieu, lui qui vous a
fait le Don de l’Esprit Saint » (1 Th 4, 3-8). « Dieu ou rien » : je ne renie
nullement le titre de cet ouvrage qui montre bien que l’homme s’est toujours
trouvé face à une alternative dont dépend son destin éternel, et cela est
encore plus vrai à notre époque, car il ne s’agit pas seulement de chaque être
humain, mais de l’avenir même de l’humanité, qui, depuis la seconde
guerre mondiale, avec l’explosion des deux bombes atomiques au Japon, sait
qu’elle est mortelle, c’est-à-dire qu’elle peut s’infliger à elle-même
l’anéantissement nucléaire, ce qui, notez-le, est lié à l’autre défi auquel est
confrontée l’humanité : le mépris de la nature, autant celle de son
environnement que la sienne, qui, par le biais
notamment du transhumanisme, d’un développement anarchique de l’intelligence artificielle
et le pillage des ressources naturelles, peut conduire au même résultat : l’avilissement,
la perversion et l’autodestruction. Alors, oui « Dieu ou rien » : cette alternative,
qui, j’en conviens est « radicale », pour reprendre votre propre expression,
est en réalité un cri de détresse, le cri d’un pasteur d’âmes, face à l’endurcissement
du cœur de l’homme contemporain. Il n’est que l’humble écho de la plainte
douloureuse du Cœur de notre Dieu dans la Bible, qui revient comme un
leitmotiv sans cesse crescendo jusqu’à ce qu’advienne le Visage du Sauveur,
Jésus,
l’Agneau de Dieu qui prend sur lui, le Vendredi Saint, toutes ces fragilités,
ces
tragédies et ces souffrances que vous évoquez dans votre question. Voici l’une
de ces plaintes de Dieu, exprimée par le prophète Osée : « Reviens, Israël, au
Seigneur ton Dieu ; car tu t’es effondré par suite de tes fautes » (Os 14, 1).
Cette plainte fait écho au livre de Joël : «Déchirez vos cœurs et non pas vos
vêtements, et revenez au Seigneur votre Dieu, car il est tendre et
miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment » (Jl
2, 13). Oui, nous avons un choix à faire : ou
Dieu ou notre autodestruction, notre propre annihilation, comme l’affirmait
admirablement Georges Bernanos : « Je dis que le monde sera sauvé par les
pauvres, ceux que la société moderne élimine, parce qu’ils ne sont plus
capables de s’y adapter et parce qu’elle n’est pas en mesure de les assimiler,
jusqu’à ce que leur ingénieuse patience ait, tôt ou tard, raison de sa
férocité. Je dis que les pauvres sauveront le monde : ils feront cette
colossale affaire »... avec le Christ Jésus (cf. Georges Bernanos, Les enfants
humiliés, in Essais et écrits de combat, tome 1, Gallimard, La Pléiade, 1971,
p. 898).
6. Dans le livre Dieu ou rien, vous racontez votre parcours de vie. Devenir
prêtre n’était pas du tout évident pour vous et vos parents, n’est-ce pas ?
Votre vie est-elle un miracle ?
Toute vie est un miracle de la grâce de Dieu. En effet, dans la lumière de Dieu
et
devant le Saint-Sacrement exposé et adoré dans le silence, à l’aube d’une
nouvelle journée ou au crépuscule d’une existence, il nous est toujours donné
de découvrir que notre vie, loin d’être une simple succession de hasards et de
nécessités, est d’abord et avant tout un immense et merveilleux Don de Dieu.
C’est ce qui s’est passé pour moi,
et j’en rends grâce à Dieu : l’appel au sacerdoce, entendu et mûri grâce à la
piété et à la fidélité humbles, joyeuses et aimantes de mes parents, l’exemple
des missionnaires spiritains... et la réponse qui a consisté en une prise en
main déterminée de ma propre vie pour qu’elle corresponde à la Volonté
bien-aimée de mon Dieu. Mais pour cela, vous pouvez constater que l’enfant et
le jeune ont besoin de l’aide et de l’exemple de
leurs parents, d’éducateurs responsables dont on a envie d’imiter le modèle de
vie...
7. « Chaque chrétien est un martyr, quelqu’un qui témoigne de la radicalité
de l’Évangile », dites-vous. Pourriez-vous expliciter cette phrase ?
Comment pouvons-nous être des prophètes et des martyrs aujourd’hui,
pas au Moyen-Orient, mais aussi en Occident et partout dans le monde ?
Etre chrétien n’est rien d’autre que devenir Christ, ressembler au Christ et
suivre radicalement et intégralement son Evangile et les enseignements
millénaires de l’Eglise. Un chrétien est capable de mourir par fidélité au
Christ et pour le
témoignage héroïque de l’Evangile. Etre chrétien, c’est prononcer par sa vie
ces
paroles de saint Paul : « Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le
Christ qui vit en moi » (Ga 2, 19-20). « Pour moi, vivre c’est le Christ et
mourir est un gain» (Ph 1, 21). C’est cela la radicalité de l’Evangile. On
n’est pas chrétien pour rire. Il est ridicule de présenter Dieu ou le Christ
comme des personnes bonasses. Certes, Dieu est bon et miséricordieux, mais
c’est un père exigeant : « Si ton œil droit est une occasion de péché,
arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un
seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne »
(Mt 5, 29-30). Savez-vous ce que représente la croix et les conditions pour suivre
Jésus ? « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se
charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive « (Lc 9, 23). N’écoutez pas
les discours d’un Evangile liquide ! « l’Evangile, c’est du sel, et vous en
avez fait du sucre », disait Paul Claudel. Essayons avec courage, héroïsme et
vérité de suivre l’exemple des martyrs. Les martyrs sont « ceux qui ont vaincu
l’accusateur, le démon, par le sang de l’Agneau et par la Parole dont ils ont
témoigné, car ils ont méprisé leur vie jusqu’à mourir » (Ap 12, 10-11). « Ce sont
ceux qui viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs robes et les ont
blanchies dans le sang de l’Agneau. C’est pourquoi, ils sont devant le trône de
Dieu, le servant jour et nuit dans son temple » (Ap 7, 14-15). Etre un
prophète, c’est aussi être martyr ou témoin
jusqu’au don de sa propre vie, car le vrai prophète est appelé à donner sa vie
comme l’ont fait maints prophètes de l’Ancien Testament, mais aussi saint Jean
Baptiste... et le Christ lui-même, qui est, en effet, le Roi des martyrs. Etre prophète,
c’est rappeler à tout le peuple de Dieu qu’il est appelé à la sainteté : «Soyez
saints, car moi le Seigneur votre Dieu, je suis Saint » (Lv 19, 2). Etre
prophète, c’est rappeler aux
humbles et aux petits qu’ils sont enfants de Dieu et qu’ils doivent donc vivre
leur
filiation divine. Etre prophète et donc martyr, c’est rappeler à temps et à
contretemps à ceux qui dirigent nos sociétés, et donc à ceux qui disposent du
pouvoir politique, économique, financier, culturel et médiatique, que la
dignité de la personne humaine est antérieure à toute action et à toute
décision politique ou juridique, et que c’est Dieu le fondement de la dignité
humaine. Dieu est le fondement de tout droit humain.
8. Vous êtes le préfet de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline
des Sacrements. Comment améliorer nos célébrations liturgiques ? Quels sont les
défis quand nous parlons de la liturgie (le respect du sacré, les temps de
silence...) ?
Comment aborder ce thème de la liturgie, si vaste et si complexe, en peu de
mots ?
Allons à l’essentiel : je crois sincèrement qu’il est temps de retrouver
l'ordre véritable des priorités. La véritable urgence est de retrouver le sens
de Dieu, notre relation personnelle et intime avec Lui, le sens du sacré et le
respect des livres liturgiques. Or, Dieu ne se laisse approcher que dans le
silence. Et devant la majesté de Dieu, nous perdons nos mots. Qui oserait
prendre la parole devant le Tout-Puissant ? Je n'hésite donc pas à affirmer que
le silence sacré est une loi essentielle, vitale, de toute
célébration liturgique. En effet. il nous permet d'entrer en participation du
mystère célébré. Le Concile Vatican II souligne que le silence est un moyen
privilégié destiné à favoriser la participation du Peuple de Dieu à la
liturgie. Les Pères conciliaires
voulaient ainsi manifester ce qu'est la véritable participation liturgique :
l'entrée dans le Mystère divin. Sous prétexte de rendre l'accès à Dieu plus
facile, certains ont voulu que tout dans la liturgie soit immédiatement
intelligible, rationnel, horizontal et humain. Alors, certains prêtres parlent
sans arrêt, osant abusivement ajouter leurs
improvisations aux textes sacrés. Mais en agissant ainsi, on court le risque de
réduire le Mystère sacré à de bons sentiments. Sous prétexte de pédagogie,
certains s'autorisent d'interminables commentaires plats et horizontaux.
Ont-ils peur que le silence devant le Très-Haut déroute les fidèles ?
Croient-ils que l’Esprit Saint est incapable d’ouvrir les cœurs aux Mystères
divins en y répandant la lumière de la grâce spirituelle ? Le silence sacré est
le bien le plus précieux des fidèles, et nul ne doit les en priver ! Le silence
est donc l'étoffe dans laquelle devraient être taillées
toutes nos liturgies. Romano Guardini disait : « Si quelqu’un me demandait où
commence la vie liturgique, je répondrais: avec l’apprentissage du silence.
Sans le
silence, tout manque de sérieux et reste vain. C’est le silence qui est la
condition
première de tout action sacrée ». Comme le remarquait le Cardinal Godfried
Danneels, dans une conférence au titre évocateur : « Une attitude de service et
non de manipulations » : « La liturgie occidentale telle qu’elle est pratiquée
a pour principal défaut d’être trop bavarde».
9. Vous avez écrit un livre sous le titre La Force du Silence. Quelle est
l’importance du silence dans nos vies, pour notre foi ?
Le silence n'est pas une notion, c'est une voie, le chemin qui permet aux
hommes
d'aller à Dieu. Dieu est silence, et ce silence divin habite l'homme. En vivant
avec le Dieu silencieux, et en lui, nous devenons nous-mêmes silencieux. Rien
ne nous fera mieux découvrir Dieu que ce silence, qui est inscrit au cœur de
notre être. Je ne crains pas d'affirmer qu'être fils de Dieu, c'est être fils
du silence. La conquête du silence est par conséquent l'expérience d'un combat
spirituel quotidien et, en ce sens, une ascèse.
Oui, il faut du courage pour se libérer de tout ce qui nous alourdit et fixe
notre vie sur les apparences et l’écorce des choses. Emporté vers l'extérieur
par son besoin de tout dire, le bavard ne peut qu'être loin de Dieu,
superficiel et incapable de toute activité spirituelle profonde. Au contraire,
le silencieux est un homme libre. Les chaînes du monde n'ont pas prise sur lui.
Ainsi, aucune dictature ne peut rien contre l'homme silencieux, car on ne peut
pas nous dérober notre silence. Je pense à mon prédécesseur sur le siège
épiscopal de Conakry en Guinée, Mgr Tchidimbo. Il est resté en prison pendant
près de neuf ans, persécuté par la dictature marxiste. Il lui était interdit de
rencontrer et de parler à quiconque. Le silence imposé par ses bourreaux est
devenu pour lui, le lieu de sa rencontre avec Dieu. Mystérieusement, son cachot
était devenu un vrai «noviciat» et lui a permis de comprendre un peu le
grand Silence du Ciel. Comme un puisatier, le silence nous fait descendre
jusque dans les régions les plus profondes de notre être, là où nous nous
rencontrons avec nous-mêmes pour pouvoir rencontrer Dieu. « Noverim me ut
noverim Te », dit saint Augustin : « Que je me connaisse pour que je te
connaisse».
10. Vous étiez auparavant président de Cor Unum. Comment la liturgie et la
diaconie de la charité, sont-elles liées, si on pense par exemple aujourd’hui
aux réfugiés ? L’empereur Julien l’Apostat (331-363) écrivait un jour, dans
l’une de ses lettres, que l’unique aspect qui le frappait dans le christianisme
était l’activité caritative de l’Eglise. Ainsi, il confirmait que la charité
est une caractéristique déterminante de la
communauté chrétienne de l’Eglise. J’ai eu dans ma vie sacerdotale la grâce
d’avoir exercé mon ministère dans la Congrégation pour l’Evangélisation des
Peuples comme Secrétaire. Ensuite, à Cor Unum, comme Président de cet
ex-Conseil Pontifical, qui s’occupait de la charité du Pape et de l’Eglise, et
aujourd’hui à la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des
Sacrements. A travers ces trois expériences, je suis entré dans la connaissance
de la nature profonde de l’Eglise qui s’exprime dans une triple tâche :
l’annonce de la Parole de Dieu (kerygma-martyria), la célébration des
sacrements (leitourgia) et le service de la charité (diakonia). Ces trois
tâches dit
Benoît XVI s’appellent l’une l’autre et ne peuvent être séparées l’une de
l’autre. La
charité n’est pas pour l’Eglise une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on
pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est
une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer (cf.
Deus Caritas est, n. 25).
Lorsque l’Eglise fait la charité, elle exprime sa foi, car la foi opère à
travers la
charité, dit saint Paul (cf. Ga 5, 6). Mais en même temps, elle célèbre les
louanges du Dieu Trine qui est communion d’Amour et Don de soi. L’Eglise porte
en elle tout ce dont les hommes ont urgemment besoin : les secours humains et
spirituels. Les
Géants de la charité que sont par exemple saint Vincent de Paul et sainte Mère
Teresa de Calcutta ont bien compris et illustré ce lien indéfectible de la
liturgie et de la diaconie de la charité. Voici ce qu’ils ont vécu et proclamé
à deux époques bien
différentes : au XVII siècle, saint Vincent de Paul dans la France en proie aux
épidémies de peste et à la misère, et, au XX siècle, Mère Teresa dans les
bidonvilles de Calcutta. Tous les deux insistent sur les deux finalités de la
charité : non seulement secourir le corps, et donc répondre aux besoins
matériels et physiques de la personne éprouvée, mais aussi guérir son âme. Or,
guérir l’âme et l’orienter vers l’adoration de son Créateur et Sauveur, c’est
justement le propre de la liturgie de l’Eglise. Il s’agit
donc de vivre la solidarité et l’amour du prochain dans la cohérence avec la
foi, qui en est la source, et l’espérance, qui en est en quelque sorte le
moteur. La liturgie, au cœur de laquelle s’exprime notre foi (lex orandi, lex
credendi : la loi de la prière est la loi de la foi, ce qui signifie que
l'Église croit comme elle prie) nous permet de ne pas confondre la charité
chrétienne et la philanthropie ou l’œuvre humanitaire. Car la charité apporte
ce supplément d’âme qui permet à la personne humaine de se découvrir comme un
être transcendant, dans chaque dimension de sa vie, un être appelé à vivre
éternellement auprès de Dieu, son Créateur et son Rédempteur. En
exerçant la charité, nous nous rappellerons toujours cette Parole de Jésus : «
Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de
la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Et cette parole, nous l’entendons d’abord dans
la liturgie, dans le face à face quotidien avec Dieu.
11. Quel est votre regard sur le dialogue interreligieux, et en particulier sur
le
dialogue avec les musulmans ?
Il est difficile de répondre à une question aussi vaste et complexe ; c’est
pourquoi je
ne ferai que l’effleurer. Le vrai dialogue interreligieux commence d’abord par
un face à face vrai dans la prière silencieuse de chaque croyant avec le vrai
Dieu, et non avec le Dieu que nous nous sommes fabriqués. Si chaque croyant
dialogue vraiment avec le vrai Dieu, le Dieu Créateur et Père de toute personne
humaine, si chaque croyant se
tient devant le vrai Dieu pour qu’il se laisse conduire vers la vérité, l’amour
et la véritable liberté, qui font de nous des hommes et des femmes dignes de ce
nom, alors un vrai dialogue interreligieux peut s’engager. Mais si nous continuons
à manipuler le visage de Dieu et à nous fabriquer des idoles, je ne vois aucune
possibilité de dialogue. Nous irons toujours de barbarie en barbarie, de
violence démoniaques en
violences démoniaques. Comme vous le savez, je viens d’un pays où les religions
ont toujours vécu pacifiquement les unes avec les autres. Les musulmans sont
majoritaires, mais ils respectent autant les chrétiens que les animistes. Dans
le cadre
du dialogue interreligieux, nous essayons de nous mettre humblement au service des
plus démunis, de nous stimuler réciproquement dans la fidélité à la prière, à
la vérité et la profondeur de notre pratique religieuse ; il est important de
nous aimer et de marcher ensemble dans la lumière de la vérité, comme le dit
saint Jean dans sa troisième épître. Toutefois, comme je le disais tout à
l’heure, le manque de vérité et
d’une relation authentique avec le vrai Dieu, une ignorance bestiale
transformée en fanatisme aveugle et criminel ont mué la religion en une
idéologie brutale. Certains prétendent s’inspirer de l’islam, alors qu’ils sont
intoxiqués et guidés par un totalitarisme diabolique comparable à ceux qui,
tels le nazisme et le communisme, furent à l’origine des pires souffrances et
massacres barbares au XX siècle.
N’oublions jamais tous ces chrétiens, au Nigeria, du Soudan au Pakistan, au
Moyen-Orient, et ailleurs, qui, de nos jours, subissent quotidiennement, avec
courage et fidélité au Christ, le martyre physique, sans abdiquer la liberté de
l’âme. Puissent leur foi et leur fidélité au Christ réveiller les engagements
de notre baptême et secouer notre torpeur et notre apostasie silencieuse. Ces
chrétiens ont prioritairement besoin non de notre argent et de notre aide
humanitaire, mais ils veulent éprouver le réconfort de notre foi commune à eux
et à nous, qui avons renié Dieu (cf. Rm 1, 12).
C’est auprès d’eux, à leur exemple, que les chrétiens de l’Occident doivent
retrouver
la source de leur foi et le courage de la proclamer quelle qu’en soit « le prix
à payer » pour paraphraser le titre d’un livre désormais célèbre, celui du
musulman converti Joseph Fadelle...
12. Vous avez déjà connu plusieurs papes. Qui étaient pour vous ces Pontifes
de Pie XII à François ?