LETTRE XXV (1)

LETTRE XXV (1)

 

Saint Paulin écrit à saint Augustin, en lui prodiguant des éloges au sujet des cinq livres, contre les Manichéens, qu'il avait reçus d'Alype, et lui envoie un pain en signe de communion.

 

À LEUR SEIGNEUR ET FRÈRE COMMUN, AU VÉNÉ­RABLE AUGUSTIN, PAULIN ET THÉRÈSE, PÉ­CHEURS.

 

1 ‑ Si, mettant de côté toute crainte, nous avons assez de confiance pour vous écrire, c'est la charité de Jésus‑Christ qui nous y engage, cette charité qui, par l'unité de la foi, lie entre eux ceux qui sont éloignés l'un de l'autre. Cette charité vous a mis bien avant dans mon cœur à cause de vos ouvrages remplis d'éloquence, aussi doux que les rayons du miel céleste et qui sont pour mon âme un remède et une nourriture salutaires. Je veux parler de votre traité en cinq livres que j'ai reçu par les soins de notre béni et vénérable évêque Alype. Ces livres serviront non‑seulement à notre instruction, mais seront encore d'une grande utilité à beaucoup d'églises. Je lis présentement ces ouvrages ; j'en fais mes délices ; j'en fais ma nourriture, non cette nourriture périssable, mais celle qui est comme la substance de la vie éternelle, par la foi qui nous incorpore à Notre Seigneur Jésus‑Christ; puisque par la charité qui nous fait croire aux vérités révélées par le Tout‑Puissant, notre foi, en se détournant des choses visibles, pour aspirer aux invisibles, puise de nouvelles forces dans les écrits et les exemples des fidèles. 0 véritable sel de la terre qui préservez nos cœurs de la corruption et des erreurs de ce siècle ! ô lampe si dignement placée sur le chandelier de l'E-

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1) Le mot d'eulogie dont saint Paulin se sert, signifie bénédiction. Saint Paul et quelques anciens Pères donnent à ce mot la signification de la sainte Eucharistie. On donnait aussi ce nom aux pains que l'on distribuait publiquement dans l'Eglise, à ceux qui ne pouvaient pas encore communier, par exemple aux catéchumènes. Saint Augustin, liv. II, c. XXVI, de remissione peccatorum (sur la remission des péchés) dit en parlant de ce pain : Ce n'est pas, à la vérité, le corps de Jésus‑Christ, mais cependant il est saint et plus saint que celui dont nous faisons notre nourriture. L'eulogie dont parle saint Paulin, est la coutume pratiquée par les prêtres et par les évêques qui envoyaient à leurs amis, en signe d'amitié et de communion, un pain qu'ils avaient béni à leur table. La fin de la lettre 25e, rogamus accipienda benedicas, nous montre aussi que souvent un prêtre envovait à un évêque, et même des prêtres à des prêtres, en signe d'honneur, des pains qu'ils ne bénissaient pas mais qu'ils les priaient au contraire de bénir.

 

(2) Ecrite l'an 394. ‑ Cette lettre était la 31e dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 25e se trouve maintenant la I95e.

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p304 LETTRE VIINGT‑ CINQUIÈME.

 

glise, dont la lumière, entretenue par l'huile sainte du candélabre aux sept branches, se répand au loin sur toutes les villes catholiques, et dissipe les ténèbres épaisses de l'hérésie, en faisant jaillir la lumière de la vérité du sein même des ténèbres par la clarté et la splendeur de votre langage

 

2. Vous voyez, mon frère, vous si admirable et si digne d'être recherché en Notre Seigneur Jésus‑Christ, combien il m'est doux de vous connaître, combien je vous admire, avec quelle affection, avec quel amour je vous embrasse dans mon coeur, moi qui chaque jour jouis de l'entretien de vos écrits, moi qui me nourris du souffle de votre bouche. Car votre bouche est comme un canal d'eau vive et comme une veine des sources célestes; en effet, Jésus‑Christ est devenu en vous une source qui jaillit jusque dans la vie éternelle. C'est en vous que mon âme a soif de cette eau divine. Je suis comme une terre sèche qui demande à s'abreuver des eaux fécondes de votre fleuve. Maintenant que votre Pentateuque m'a suffisamment armé contre les Manichéens, si vous avez encore d'autres moyens de défense contre les ennemis de la foi catholique, (car, comme nos ennemis multiplient leurs artifices pour nous nuire, il faut leur opposer autant de traits qu'ils dressent de pièges contre nous), tirez, je vous en prie, de votre arsenal, et envoyez‑moi pour les combattre, des armes de justice. Car je suis un pécheur accablé encore sous le poids de mes fautes ; je suis un vétéran dans les rangs des pécheurs, mais un soldat nouveau dans la milice du roi éternel. Malheureux, j'ai admiré jusqu'à ce jour la vaine sagesse du monde; j'ai passé mes jours dans des études inutiles et dans la recherche de cette sagesse réprouvée, et comme un insensé, je suis resté muet pour mon Dieu. Mais, après avoir vieilli parmi mes ennemis, après avoir vu toutes mes pensées s'évanouir comme une vaine fumée, j'ai levé les yeux vers les montagnes c'est‑à‑dire vers les préceptes de la loi et les dons de la grâce. C'est de là que m'est venu le secours du Seigneur, qui, ne me traitant pas selon mes iniquités, a dissipé les ténèbres qui m'aveuglaient, délié les chaînes par lesquelles j'étais attaché, et qui m'a abaissé, lorsque je dressais orgueilleusement la tête, pour me relever ensuite, quand il m'a vu pieusement humilié.

 

3. Je suis donc, mais encore à pas inégaux, les grandes traces des justes. Puissé‑je par vos prières

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p305 SAINT PAULIN A SAINT AUGUSTIN.

 

arriver au but où Dieu m'a destiné, lorsqu'il eut pitié de moi. Dirigez mes pas comme ceux d'un enfant qui se traîne encore sur la terre. Apprenez‑moi à marcher sur vos pas. Car il ne faut pas mesurer mon âge par le temps de ma naissance corporelle, mais par celui qui m'a fait naître à la vie spirituelle. En effet, mon âge, selon la chair, est à peu près celui de l'homme que les apôtres, par la puissance du Verbe, ont guéri à la porte du temple (Act., iii, 7) (1). Mais sous le rapport de ma naissance spirituelle, je suis encore à l'âge de ces enfants immolés par les coups et les blessures qu'on croyait porter au Christ et dont le sang innocent, répandu avant l'immolation de l'agneau, fut comme le prélude de la passion de Notre Seigneur. Je ne suis donc encore, par l'âge spirituel, qu'un enfant qui commence à goûter le lait de la parole divine; nourrissez‑moi de vos saintes paroles; approchez mes lèvres des mamelles de la foi, de la sagesse et de la charité. A considérer les services que l'on se doit réciproquement, je suis votre frère, mais sous le rapport de la maturité du génie et de l'intelligence, vous êtes mon père, quoique peut‑être vous soyez plus jeune que moi, parce que votre prudence qui a devancé les cheveux blancs, vous a élevé jeune encore à la maturité du mérite, et au respect dont on honore la vieillesse. Réchauffez‑moi et fortifiez‑moi dans les saintes lettres et les études spirituelles, car j'y suis encore bien novice, comme je viens de vous le dire. Après de longues vicissitudes, après beaucoup de naufrages, sans expérience encore, je sors à peine des flots et des tempêtes de ce siècle. Vous qui avez posé le pied sur la terre ferme, recevez‑moi dans votre sein, comme dans un port où je trouverai le salut, afin que si vous m'en jugez digne, nous puissions ensuite naviguer ensemble. Cependant soutenez‑moi par vos prières comme sur une planche de sauvetage, au milieu des efforts que je fais, pour me tirer des périls de cette vie et de l'abîme du péché, afin que je puisse échapper aux tempêtes de ce monde, comme à un naufrage.

 

4. C'est pour cela que j'ai eu soin de me débarrasser de mes bagages et des vêtements qui me chargeaient, afin que, selon l'ordre et avec l'aide de Jésus‑Christ, dépouillé de tout embarras charnel et des soucis du jour suivant, je puisse traverser cette mer orageuse qui nous sépare de Dieu, et sur laquelle nos péchés soulèvent sans cesse des tempêtes. Je ne me vante pas d'y être parvenu, et si je pouvais m'en glorifier, je m'en glorifierais dans le Seigneur, à qui seul il appartient de conduire à bonne fin les desseins qui sont en nous; mais jusqu'ici mon âme en est encore à désirer l'accomplissement des jugements du Seigneur. Voyez si l'on est effectivement arrivé à suivre la volonté de Dieu, quand on commence seulement à souhaiter de le désirer. J'ai cependant aimé la beauté de sa sainte demeure, et autant qu'il a

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(1) On sait que cet homme avait un peu plus de 40 ans.

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p306              LETTRE VINGT‑CINQUIÈME

 

dépendu de moi, j'ai cherché à n'y occuper que la dernière place. Mais celui à qui il a plu de me choisir dès le sein de ma mère, et de m'attirer à sa grâce, en me dégageant de l'amour de la chair et du sang, a voulu malgré mon dénûment de tout mérite me tirer de la poussière et d'un abîme de misères, et m'élever du fond de ma bassesse, pour me placer avec les princes de son peuple et m'associer à votre rang afin que je fusse votre égal dans les services à rendre à l'Eglise, malgré la supériorité du mérite qui vous place bien au‑dessus de moi.

 

   5. Ce n'est donc pas par présomption, mais par le bon plaisir et l'ordre de Dieu que j'ose vous donner le nom de frère, tout indigne que je sois d'un si grand honneur; mais je sais que l'esprit de sainteté et de vérité qui vous anime, vous porte plutôt vers ce qui est humble et petit, que vers ce qui est éclatant et élevé. C'est pourquoi j'espère que vous recevrez volontiers et du fond du cœur l'affection que j'ai pour vous; j'ai même la confiance que vous l'avez déjà agréée par l'intermédiaire du saint évêque Alype, notre père (car il daigne nous permettre de l'appeler ainsi). Il vous aura sans doute donné l'exemple de nous aimer, avant de nous connaître. En effet, nous étions inconnus à lui‑même, nous étions éloignés de lui par un long espace de terre et de mer, et cependant il nous a aimés par cet esprit de véritable affection qui pénètre et se répand partout. Il nous a aimés en nous voyant par les yeux de son cœur, et par sa parole il est arrivé jusqu'à nous. Il nous a donné les premiers témoignages de son affection et de votre charité envers nous, en nous envoyant vos ouvrages, et autant il a mis de zèle pour nous faire connaître et aimer votre sainteté, non‑seulement par ses paroles, mais encore par des oeuvres remplies de votre éloquence et de votre foi, autant, nous l'espérons, il aura apporté de soin à vous inspirer par son exemple de l'affection pour nous. Que la grâce de Dieu soit éternellement avec vous comme elle y est présentement. C'est ce que nous vous souhaitons, ô vénérable et très‑cher frère en Jésus‑Christ. Nous saluons affectueusement et fraternellement toute votre maison, tous les compagnons de vos travaux et les imitateurs de votre sainteté en Notre Seigneur. Comme gage de notre union spirituelle, nous vous envoyons un pain, que nous vous prions de bénir en le recevant.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon