LETTRE XXI (1)

LETTRE XXI (1)

 

Saint Augustin a été ordonne prêtre de l'Eglise d'Hippone à l'effet surtout de répandre la parole de Dieu. Considérant combien il est difficile de remplir les devoirs d’un saint prêtre, prie l'évêque Valère (2) de trouver bon qu'il se retire pour quelque temps, afin de  travailler, par l'étude et par la prière, à se rendre capable de remplir l'emploi dont on l'avait chargé.

 

A son bienheureux et vénérable maître l'évêque Valère, qu'il chérit dans le Seigneur, comme son père, avec une sincère charité, Augustin prêtre de Jésus‑Christ, salut.

 

1 ‑ Je laisse avant tout à votre piété et à votre sagesse le soin de considérer que dans cette vie et surtout dans le temps où nous sommes, rien n'est plus facile, plus agréable et plus recherché que les fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, quand on veut les remplir avec négligence, et en flattant les hommes, mais qu'aux yeux de Dieu, rien n'est plus malheureux, plus pernicieux et plus condamnable. Considérez de même que dans cette vie et surtout dans ce temps, rien n'est plus difficile plus pénible, plus dangereux que de remplir les fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, comme aussi rien n'est plus heureux ni plus saint aux yeux de Dieu, que de les remplir selon les ordres du chef de notre sainte milice. Mais, ni dans mon enfance, ni dans ma jeunesse, je n'ai appris le moyen d'y parvenir. Au temps même où je commençais à l'apprendre, on m'a fait violence, sans doute en punition de mes fautes, car pour quelle autre cause pourrais‑je croire qu'on m'ait confié la seconde place au gouvernail, à moi qui ne savais même pas manier une rame.

 

2. Je crois que par là Dieu a voulu me châtier d'avoir osé relever les fautes de beaucoup de nautonniers, avant d'avoir fait mon apprentissage dans ce métier, comme si j'étais plus savant et meilleur que ceux que je reprenais. C'est seulement après avoir été engagé dans cet emploi, que j'ai commencé à sentir la témérité de mes réprimandes, quoique déjà j'eusse compris tous les dangers de ce saint ministère. De là, les larmes, qu'au moment de mon ordination quelques‑uns de mes frères m'ont vu verser dans la ville. Ils ignoraient les causes de

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(1) Ecrite l'an 390. ‑ Cette lettre était la 148e dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 21e se trouve maintenant la 234e.

 

(2) Valère, évêque d'Hippone, était Grec de naissance. Possidius, dans la Vie de saint Augustin, dit qu'il savait très peu la langue latine. C'est la difficulté qu'il avait à s'exprimer en cette langue, qui l'engagea à substituer saint Augustin pour parler a sa place.

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p285 SAINT AUGUSTIN A l’EVEQE VALERE

 

ma douleur qu'ils ont cherché à adoucir autant qu'ils l'ont pu par leurs paroles pleines de charité, qui, cependant, n'allaient point à la cause de mon mal. Mais l'expérience m'a démontré combien cette administration était plus difficile que je ne l'avais pensé; non pas que je visse pour la première fois des flots et des tempêtes qui me fussent inconnus, et dont je n'eusse jamais entendu parler, que mes lectures ou mes méditations ne m'eussent jamais fait apercevoir, en m'indiquant les moyens de les éviter ou de les vaincre, mais je ne m'étais pas encore rendu compte de l'habileté et des forces qui m'étaient nécessaires et pourtant j'y mettais quelque confiance mais le Seigneur s'est ri de moi, et a voulu dans les choses mêmes me montrer ce que je suis.

 

3. Que si Dieu l'a fait par un effet de sa miséricorde plutôt que de sa colère, comme la conscience que j'ai acquise de ma faiblesse me le fait espérer, je dois du moins, dans ses Saintes Ecritures, dans la prière et dans la lecture, chercher des remèdes afin de rendre mon âme assez forte pour remplir des fonctions si périlleuses. Jusqu'à ce jour, je ne l'ai pas fait, parce que je n'en avais pas le loisir, et j'ai reçu l'ordination, au moment où je pensais à prendre du temps pour connaître et approfondir les Ecritures divines, et à me procurer le repos nécessaire à cette fin. Ce qui est vrai, c'est que je ne savais pas encore ce qui me manquait pour l'accomplissement d'une telle oeuvre qui, aujourd'hui, me tourmente et m'accable. Si après avoir appris par expérience ce qui est nécessaire à un homme chargé de dispenser au peuple les sacrements et la parole de Dieu, il ne m'est pas permis d'acquérir ce que je reconnais ne pas encore posséder ; vous voulez donc, ô Valère, mon père, que je meure à l'œuvre! Où est votre charité ? M'aimez‑vous ? Aimez‑vous l'Eglise dont vous ayez voulu me confier l'administration ? Je suis certain que vous m'aimez et que vous aimez également cette Eglise, mais vous me croyez capable, tandis que je me connais mieux que vous ne me connaissez, moi qui ne me serais jamais connu, si l'expérience n'était venue m'apprendre ce que je suis.

 

4. Votre Sainteté dira peut‑être : « Je voudrais savoir ce qui manque à votre instruction. » Les choses qui me manquent sont si nombreuses, que je pourrais plus facilement énumérer celles que j'ai que celles que je n'ai point encore. J'oserais bien avancer que je sais et que je crois avec une foi sincère (de) tout ce qui regarde notre salut; mais la manière de le dispenser aux autres pour leur salut, sans chercher ce qui m'est utile à moi‑même, mais ce qui est utile à plusieurs pour qu'ils soient sauvés, voilà ce que j'ignore. Il y a peut‑être, et on ne doit pas en douter, à puiser dans les livres

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p286 LETTRE VINGT ET UNIÈME.

 

saints des conseils dont la connaissance peut aider l'homme de Dieu à remplir dignement les fonctions ecclésiastiques, à vivre en paix avec sa conscience au milieu des méchants, ou à mourir, pour ne pas perdre cette vie après laquelle soupirent les cœurs remplis de la douceur et de l'humilité chrétienne. Mais comment y parvenir, si ce n'est en suivant les paroles du Seigneur, c'est‑à‑dire en demandant, en cherchant, en frappant à la porte, ou en d'autres termes à force de prières, de lectures et de gémissements. C'est pour cela que j'ai fait demander à votre sincère et vénérable charité, par quelques‑uns de mes frères, et que je vous demande encore de m'accorder à cet effet, le peu de temps qui nous sépare de la fête de Pâques.

 

5. Qu'aurai‑je à répondre au Seigneur quand il me jugera? Lui dirai‑je qu'une fois accablé par les affaires ecclésiastiques, il ne m'a plus été possible de m'instruire; mais si le Seigneur me répond : « Méchant serviteur, si quelques dommages arrivaient à un des domaines de l'Eglise dont on recueille les revenus avec le plus grand soin; du consentement de tous, sur l'ordre et les sollicitations de quelques‑uns, balanceriez‑vous à négliger le champ que j'ai arrosé de mon sang pour aller défendre devant les juges de la terre, ce bien temporel de l'Eglise ? Et si un jugement était prononcé contre vous, n'iriez‑vous pas au-delà des mers? Personne alors n'élèverait de plaintes sur votre absence d'un an, ou plus longue encore, pour empêcher un autre de s'emparer d'une terre nécessaire à la nourriture, non de l'âme, mais du corps des pauvres, dont les arbres vivants de mon Eglise, s'ils étaient cultivés avec soin, apaiseraient la faim d'une manière bien plus facile et plus agréable pour moi? Pourquoi donc, quand il s'agit d'apprendre à cultiver mon champ, prétextez‑vous un manque de temps et de loisir? » Que pourrai‑je répondre au Seigneur, je vous le demande ? Voulez‑vous que je lui dise: Le vieillard Valère, me croyant suffisamment instruit de toutes choses, par trop de tendresse pour moi, ne m'a pas permis d'apprendre ce qui m'était nécessaire?

 

6. Réfléchissez, ô vénérable Valère à tout ce que je vous écris, je vous en supplie par la bonté et par la sévérité du Christ, par la miséricorde et par la justice de celui qui vous a inspiré pour moi une tendresse si grande, que je ne voudrais pas vous offenser, même pour le bien de mon âme. Vous prenez à témoin

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p287 SAINT AUGUSTIN A L'ÉVÈQUE AURÈLE

 

Dieu et Jésus‑Christ de l'innocence, de la charité et de l'affection sincère dont vous m'entourez, comme si je n'en étais pas assez assuré pour en jurer moi‑même. C'est cette même charité, c'est cette même affection que j'implore, pour que, me prenant en pitié, vous m'accordiez le temps que je vous ai demandé afin d'arriver à l'accomplissement de mes désirs. Prêtez‑moi l'appui de vos prières, pour que ces désirs ne soient pas vains, et que mon absence tourne au profit de l'Eglise, à l'utilité de mes frères et de tous ceux qui servent Jésus‑Christ avec moi. Je sais que Dieu ne rejettera pas les prières d'une charité comme la vôtre, intercédant pour moi et qu'il les accueillera comme un sacrifice de bonne odeur. Peut-être même, qu'en moins de temps que je n'en ai demandé, il m'instruira par les saints et salutaires conseils de ses divines Ecritures.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon