LETTRE XI (1)

LETTRE XI (1)

 

Pourquoi dit‑on que le Fils seul s'est fait homme, tandis que les trois personnes divines sont inséparables.

 

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

 

   1. Vivement agité par la question que depuis longtemps vous m'aviez adressée, et à propos de laquelle vous me faisiez naguère des reproches si affectueux, à savoir par quels moyens nous pourrions vivre ensemble, j'avais résolu de ne vous écrire et de ne vous demander de réponses que sur ce sujet seul, en mettant de côté tout ce qui appartient à nos études et à nos méditations, jusqu'à ce que ce point fût fixé entre nous. Mais votre dernière lettre si pleine de raison dans sa brièveté, m'a rendu le calme à cet égard. Vous me dites, en effet, que nous n'avons plus à nous occuper de cela, puisque, dès que je le pourrai, j'irai vers vous, et que de votre côté vous viendrez vers moi, dès que cela vous sera possible. Me trouvant ainsi tranquillisé, je me suis mis à examiner toutes vos lettres pour voir celles auxquelles je devais répondre; mais j'y trouve tant de questions accumulées, que quand bien même elles seraient faciles à résoudre, leur nombre suffirait pour absorber tout ce qu'on a d'esprit et de loisir. En outre, elles sont si difficiles, que si une seule d'entre elles m'était posée, je me trouverais encore surchargé de travail. Ce préambule a seulement pour but de vous prier de renoncer pendant quelque temps à me poser de nouvelles questions, jusqu'à ce que je sois

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(1) Ecrite en 389. ‑ Cette lettre était la 218e dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 11e se trouve maintenant la 75e.

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p265 SAINT AUGUSTIN A NÉBRIDE

 

délivré de toutes mes dettes envers vous, et vous m'ayez fait part de votre jugement sur mes réponses. Je n'ignore pourtant pas quel sacrifice je m'impose en différant ainsi de participer à ce qu'il y a de grand et de divin dans vos pensées.

 

2. Voici donc mon opinion sur le mystère de l'Incarnation qui a été opéré pour notre salut, comme notre sainte religion nous commande de le croire et de le connaître. Cette question que j'ai choisie entre toutes n'est pas la plus facile à résoudre. Celles qui ont le monde pour objet ne me paraissent pas assez propres à obtenir la vie bienheureuse vers laquelle doivent tendre tous nos efforts ; et si les recherches de ce genre procurent quelque plaisir, il est cependant à craindre qu'elles ne prennent un temps qu'on pourrait consacrer à des choses plus utiles. Dans la question qui nous occupe présentement, j'ai peine à comprendre pourquoi vous êtes étonné de ce que c'est le Fils et non le Père ou le Saint‑Esprit qui ait revêtu la nature humaine; car dans les principes de la foi catholique, cette Trinité est inséparable ; mais peu d'âmes sont assez saintes et assez heureuses pour comprendre que tout ce qui est fait par cette Trinité, doit être considéré comme fait simultanément par le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ; que le Père ne fait rien sans la coopération du Fils et du Saint‑Esprit; que le Saint‑Esprit ne fait rien sans celle du Père et du Fils, et qu'enfin le Fils ne fait rien sans que le Père et le Saint‑Esprit ne le fassent également. Ne doit‑on pas de là tirer la conséquence que la Trinité tout entière a revêtu la nature humaine; car s'il n'y a que le Fils qui ait revêtu cette nature et non le Père et le Saint‑Esprit, les personnes de la sainte Trinité peuvent donc agir chacune séparément. Pourquoi donc, dans les mystères et dans nos saintes cérémonies, l'Incarnation n'est‑elle attribuée qu'au Fils ? Cette question est tellement remplie de difficultés et touche à une chose si grande et si élevée, que je ne puis ni vous expliquer assez clairement ce que j'en pense, ni appuyer mon opinion sur des preuves assez sûres et assez solides. Mais comme c'est à vous que j`écris, j'ose cependant vous donner un aperçu plutôt qu'une explication de ma pensée ; votre génie, ainsi que l'amitié que j'ai pour vous, et qui vous a donné une connaissance si parfaite de moi‑même, feront le reste.

 

  3. Il n'y a, mon cher Nébride, aucune nature, aucune substance qui ne renferme ces trois propriétés, premièrement, d'être, secondement,

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p266 LETTRE ONZIÈME.

 

d'être ceci ou cela, troisièmement de demeurer en elle‑même ce qu'elle est autant qu'elle le veut. La première de ces propriétés nous montre le principe même de la nature de laquelle tout provient; la seconde nous découvre l'espèce des choses et le modèle d'après lequel elles ont été formées ce qu'elles sont; la troisième la force de consistance qui les maintient dans ce qu'elles sont en elles‑mêmes. S'il était donc possible qu'une chose fût sans être ceci ou cela et sans demeurer dans son genre et, dans sa nature, ou bien qu'elle fût ceci ou cela sans être et sans rester dans son espèce, autant qu'elle le peut, ou bien qu'elle restât dans sa nature selon la mesure de ses forces, sans avoir l'être, et sans être ceci ou cela, il s'ensuivrait aussi que dans la Trinité une personne pourrait faire quelque chose sans la coopération des autres. Si au contraire, vous admettez la nécessité, que dès qu'une chose est, il faut qu'elle soit continuellement ceci ou cela, et qu'elle demeure dans son espèce autant que sa nature le comporte, il est clair que les trois personnes ne peuvent rien faire séparément l'une de l'autre. Je vois bien que je n'ai encore touché qu'à la partie qui rend très‑difficile la solution de votre question ; mais j'ai voulu vous faire voir en peu de mots, si toutefois je suis arrivé au but que je me proposais, tout ce qu'il y a de force et de vérité dans le dogme catholique, de l'union indissoluble de la sainte Trinité.

 

4. Voici maintenant ce qui peut apaiser l'inquiétude qui semble agiter votre esprit. La spécialité qu'on attribue particulièrement au Fils appartient à une règle, à un certain art, si l'on peut se servir de ces mots dans des matières aussi sublimes, à une science par lesquels l'esprit se forme en pensant et en réfléchissant aux choses. Ainsi, puisque l'union de la nature divine et de la nature humaine s'est faite pour nous donner une règle de conduite, et pour que cette règle s'insinuât dans notre esprit et notre cœur par la majesté lumineuse des préceptes de Jésus‑Christ, c'est donc avec raison que tout cela est attribué au Fils. Quoique dans les nombreuses questions que je soumets à votre réflexion et à votre sagesse, se trouvent renfermées des choses bien diverses, il y en a toujours quelqu'une qui domine et qui se distingue par une propriété particulière . C'est ce que nous voyons dans ces trois sortes de questions qu'on peut faire sur toute chose. Vous demandez si une chose est, c'est évidemment demander aussi ce qu'elle est, puisque rien ne peut être, sans être une certaine chose, c'est demander en même temps quels sont ses défauts ou ses qualités, car tout ce qui est, doit être bon ou mauvais ; de même lorsqu'on demande ce qu'une chose est, on suppose nécessairement qu'elle est et qu'elle a un degré quelconque d'imperfection ou de perfection. De même quand on demande la qualité d'une chose, il s'ensuit qu'elle est quelque chose; mais quoique ces trois ques-

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p267 SAINT AUGUSTIN A NEBRIDE

 

tions soient intimement liées l'une à l'autre, cependant une question ne tire pas son nom de tout cela ensemble, mais de la fin que se propose celui qui la fait. Une règle de conduite est nécessaire aux hommes; il faut que leur esprit s'en pénètre et s'y conforme : les effets de cette règle et de cette discipline sont assurément quelque chose de très‑noble, digne d'exciter nos plus ardents désirs; mais comme la connaissance doit marcher la première pour nous faire arriver là où nous devons demeurer, il fallait avant tout que cette science et cette discipline céleste apparussent aux hommes; et c'est ce qui s'est fait par l'union de la nature divine à la nature humaine spécialement attribuée au Fils d'où sont venues comme une suite naturelle, et la connaissance du Père, principe unique de toute chose, et la douceur intime et ineffable que nous trouvons à demeurer dans cette connaissance, et à mépriser toutes les choses mortelles, ce qui est le don particulièrement attribué au Saint‑Esprit. Mais quoique tout cela s'opère par l'union intime indivisible des trois personnes, il fallait nous le montrer séparément à cause de la faiblesse de notre nature tombée de l'unité dans la multiplicité. En effet, on ne peut élever personne au degré où l'on est soi‑même, sans descendre un peu au point où est celui qu'on veut élever. Cette lettre ne résoudra pas, sans doute, toutes vos difficultés sur une matière si importante, mais elle donnera peut‑être à vos pensées une base et un point d'appui. La perspicacité de votre esprit que je connais du reste, vous permettra de pénétrer plus avant dans ce mystère, et la piété sur laquelle il faut principalement s'appuyer, vous en donnera l'intelligence et la solution.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon