LETTRE VII (1)
Saint Augustin examine les deux questions soulevées par Nébride.
SAINT AUGUSTIN A NÉBRIDE.
CHAPITRE ler. ‑ 1. Je laisse de côté tout préambule et je commence de suite à vous dire ce que vous attendez depuis longtemps, d'autant plus que ma lettre sera longue. Selon vous, la mémoire ne peut pas exister sans les images ou les vues de l'imagination auxquelles vous donnez le nom de fantômes : pour moi, je pense autrement. Il faut donc remarquer avant tout que ce n'est pas seulement des choses passagères que nous nous souvenons, mais encore, et la plupart du temps, de celles qui demeurent. Car, quoique la mémoire revendique pour elle la faculté de conserver l'idée du passé, elle s'étend également sur les choses qui nous quittent, aussi bien que sur celles dont nous nous séparons nous‑mêmes. En effet, lorsque je me souviens de mon père, je me souviens de quelque chose qui m'a quitté et qui n'est plus; mais quand je me souviens de Carthage, ma mémoire se porte sur une chose qui existe encore et que moi‑même j'ai quittée. Dans l'un ou l'autre cas, c'est du temps passé que ma mémoire conserve l'idée; car je me souviens de cet homme et de cette ville par ce que j'ai vu et non par ce que je vois.
2. Peut‑être me demandez‑vous : Où tend votre raisonnement ? Vous remarquez vous-même que ni l'une ni l'autre de ces choses ne pourraient se présenter à votre mémoire , si votre imagination n'en avait pas gardé l'impression. Il me suffit présentement d'avoir dé-
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(t) Ecrite l'an 389. ‑ Cette lettre était la 72e dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 7e se trouve maintenant la 143e.
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montré que ce qu'on appelle la mémoire, comprend aussi les chose qui ne sont pas encore passées. Quel avantage puis‑je tirer de là? Ecoutez‑le avec attention. Quelques hommes calomnient cette admirable idée de Socrate, lequel prétend que ce que nous apprenons n'est pas chose nouvelle, mais revient en notre mémoire comme des souvenirs. Ils soutiennent qu'il n’y a que les choses passées qui sont du ressort de la mémoire, et, s'appuyant de l'autorité de Platon, ils prétendent que tout ce que nous apprenons au moyen de l'intelligence, demeure toujours et ne peut périr, et qu'ainsi on ne peut pas mettre cela au rang des choses passées. Mais ils ne font pas attention que cette première vue, par laquelle les choses intellectuelles se sont d'abord offertes à notre esprit, est passée, et que quand nous nous en sommes détournés, pour nous porter vers d'autres objets, c'est par réminiscence, c'est‑à‑dire par la mémoire que nous y revenons. Ainsi l'éternité, pour ne pas citer d'autres exemples, est une chose qui ne passe pas et qui n'a point besoin des représentations de l'imagination, comme de véhicules pour être présente à notre esprit, c'est pourtant la mémoire qui l'y rappelle. L'action de la mémoire est donc indépendante de l'imagination.
CHAPITRE Il. ‑ 3, L'âme, vous parait‑il, peut, sans l'entremise des sens, imaginer des choses corporelles. Cette opinion est fausse, et je vais vous le prouver. Si l'âme avant de faire aucun usage des sens corporels pour la perception des corps, pouvait se les représonter par l'imagination, et si, comme personne ne peut en douter, elle éprouvait des impressions plus saines et plus pures, avant d'être assujettie aux sens, source de tant d'erreurs, il s'ensuivrait que l'état d'un homme endormi serait préférable à celui d'un homme éveillé, et la condition d'un frénétique meilleure que celle d'un homme qui jouit de son bon sens; car dans le sommeil ou la frénésie ces hommes sont affectés par des images qui ont précédé en eux l'action si trompeuse des sens. Ainsi le soleil qu'ils voient serait plus vrai que celui qui brille aux yeux des personnes saines et éveillées, et ce qui est faux et chimérique vaudrait mieux que tout ce qui est vrai et positif. Si les conséquences sont absurdes comme elles le sont réellement, vous voyez, mon cher Nébride, que l'imagination n'est autre chose qu'une plaie faite à l'âme par les sens, qui ne sont pas, comme vous le croyez, la source de ces images qui se représentent à l'âme, mais la cause qui apporte dans l'âme, ou pour parler plus exactement, qui produit en elle ces impressions de mensonge et de fausseté. Vous avez de la peine à comprendre, et non sans raison, comment des formes et des visages que nous n'avons jamais vus peuvent se retracer à notre pensée. Cette explication va rendre ma lettre plus longue qu'à l'ordinaire, mais elle ne le sera point trop pour vous, qui trouvez mes lettres d'autant plus agréables que je m'y entretiens plus longtemps avec vous.
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4. Toutes ces images que vous et beaucoup d'autres appelez des fantômes peuvent être selon moi, justement et véritablement divisées en trois classes. Les unes provenant d'impressions faites sur les sens, les autres sur l'imagination et la troisième espèce reposant sur des certitudes. Lorsque je crois voir votre visage, ou la ville de Carthage, ou notre défunt ami Verecundus (1), ou une chose quelconque, soit qu'elle subsiste encore ou qu'elle n'existe plus et que cependant j'ai vue et sentie, ce sont là des images de la première espèce. Dans la seconde classe sont celles qui nous représentent les choses que nous croyons avoir été ou que nous croyons être encore telles qu'elles se peignent à notre esprit, comme ces fictions par lesquelles nous ornons nos discours, sans nuire toutefois à la vérité; ces suppositions que nous formons en lisant l'histoire, en écoutant ou en composant des fables. C'est ainsi que, selon mon gré ou l'impression du moment, je me représente le visage d'Enée, ou de Médée avec ses dragons ailés et attachés au joug, ou de Chremès et de quelque Parménon (2). Il faut aussi ranger dans cette classe toutes les fictions sous le voile desquelles les sages ont caché quelque vérité, ou ces rêves que la folie et la superstition ont donnés pour vrais, comme le Phlégéton du Tartare, les cinq cavernes habitées par la race des ténèbres, l'aiguille du nord qui soutient le ciel, et mille autres chimères semblables nées du cerveau des poétes et des hérétiques; de même, lorsque dans des discussions nous disons : Supposez qu'il y ait trois mondes l'un sur l'autre, bien qu'il n'en existe qu'un seul; ou que la terre soit carrée et autres choses semblables ; toutes ces fictions et ces suppositions qui se présentent à notre esprit, selon les mouvements de la pensée, appartiennent aussi à cette seconde espèce d'images. Dans la troisième classe il faut ranger celles que les nombres et les dimensions forment en nous. Parmi ces images les unes sont comme le reflet de la nature même des choses, lorsque par exemple on découvre quelle est la figure du monde et que l'image en accompagne la pensée. Les autres tiennent à la science de la géométrie, à l'étude des rythmes de la musique et à l'infinie variété des nombres. Quelque vraies qu'elles soient, à mon avis, elles ne laissent pourtant pas de faire naître dans l'imagination de fausses idées dont la raison à
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(1) Verecundus était de Milan, où il enseignait la grammaire, lorsque saint Augustin y professait la rhétorique. Il était païen, mais il se convertit et reçut le baptême dans la maladie dont il mourut. C'est à lui qu'appartenait la maison de campagne de Cassiciacum où saint Augustin se retira avec sa mère et quelques amis, et où il composa ses livres contre les Académiciens, ceux de la Vie heureuse, de l'Ordre et les Soliloques.
(2) Personnages de quelque comédies de Térence.
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de la peine à se défendre. C'est un mal sans doute, mais inhérent à la science de la dialectique; car dans les divisions et les conclusions, nous avons recours à certaines marques comme à ces jetons dont on se sert pour les calculs.
5. Dans toute cette multitude d'images, je ne pense pas que la première espèce vous paraisse se former dans l'âme avant qu'elle soit engagée dans les sens. Il est donc inutile de nous arrêter plus longtemps là‑dessus. Les deux autres pourraient encore sans doute présenter quelques difficultés à résoudre, s'il n'était pas évident que l'âme, avant d'être sous l'influence de la vanité des sens, était beaucoup moins sujette à l'erreur, et ces deux sortes d'images sont indubitablement plus fausses que celles qui naissent des objets sensibles. Car ce qui est l'objet de nos suppositions et de nos fictions est toujours entièrement faux, et comme vous devez le reconnaître, il y a bien plus de vérité dans ce que nous voyons et que nous sentons. Pour cette troisième espèce d'images bien qu'elles semblent être produites en moi par des raisons scientifiques qui ne conduisent point à l'erreur, cependant dès que je me les représente comme quelque chose d'étendu et de corporel, ces mêmes raisons m'en découvrent la fausseté. Je suis donc ainsi convaincu, qu'avant d'avoir senti par le corps, avant d'avoir éprouvé par le ministère si trompeur des sens les impressions de ce qui est passager et mortel, l'âme n'était point exposée à la honte de tomber si souvent et si fortement dans l'erreur.
CHAPITRE III. ‑ 6. Comment notre pensée peut‑elle donc se porter sur des choses que nous n'avons pas vues? Que croyez‑vous à cet égard, sinon que l'âme est naturellement douée d'une faculté et d'une certaine force qu'elle porte partout avec elle, et qui lui permettent d'augmenter ou de diminuer les images de ce qu'elle a vu, comme il est aisé de s'en convaincre principalement dans les nombres. C'est ainsi que l'image d'un corbeau placée sous les yeux de notre esprit, telle que la vue nous l'a fait connaître, peut par l'augmentation et la diminution que l'imagination lui fait subir, produire en nous l'image d'une chose que nous n'avons jamais vue. C'est pour nous être accoutumés à former et à rouler sans cesse de telles figures dans notre esprit, quelles envahissent soudainement nos pensées. L'âme en augmentant ou en diminuant, comme nous l'avons dit, l'idée des objets qui ont fait impression sur elle par les sens, peut donc produire des images qui ne viennent pas tout entières des sens, mais qui sont composées des différentes parties de ce qu'elle a perçu par les sens dans telle et telle autre chose. C'est ainsi que nous qui sommes nés et qui avons été élevés au milieu des terres, nous avons pu nous faire uue idée de la mer en voyant un peu
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d'eau dans une petite coupe, tandis que nous n'aurions pu nous représenter le goût des fraises et des cornouilles avant d'en avoir mangé en Italie. C'est également ainsi que les aveugles de naissance, quand on les interroge sur la lumière et les couleurs ne savent quoi répondre, car n'ayant jamais éprouvé dans leurs sens l'impression d'un objet coloré, ils ne peuvent imaginer rien de semblable.
7. Vous ne devez point vous étonner que l'âme, quand elle vient animer notre corps, ayant été jusque‑là étrangère à toutes sensations extérieures, ne possède aucune image de la nature des choses ni des fictions que nous y mêlons. Car dans l'indignation ou la joie et les autres mouvements semblables de l'âme, notre visage subit des changements d'expression et de couleurs, avant même que la pensée nous apprenne que nous pouvons les produire en nous. Tous ces divers mouvements de l'âme ne font que suivre par des modes merveilleux que je vous laisse à méditer, les impressions secrètes éprouvées par l'âme sans le secours d'aucune image corporelle. Je veux ainsi vous faire comprendre que l'âme étant capable de tant de mouvements étrangers à ces images sur lesquelles vous me consultez, elle est attachée au corps auquel elle est échue par un autre mouvement que par la représentation des choses corporelles, puisqu'elle ne peut, selon moi, recevoir ces images , qu'après avoir commencé à se servir de son corps et de ses sens. C'est pourquoi; très‑cher et très‑agréable ami, par notre affection mutuelle par la fidélité que Dieu nous commande d'avoir les uns pour les autres, je vous exhorte à ne contracter aucune amitié avec ces ombres de la région des ténèbres, et de ne point balancer à rompre tout lien qui pourrait vous y avoir déjà attaché. Car ce n'est point résister aux sens, comme notre sainte religion nous l'ordonne, que de flatter les plaies et les blessures qu'ils ont faites à notre âme (1).
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(1) Saint Augustin fait ici allusion à certaines erreurs des Manichéens.