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43. Ce ton viril convenait à la correspondance de deux pareils génies. Augustin avait raison de combattre le système du mensonge officieux. Jérôme était dans le vrai quand il remontait au texte hébraïque pour arriver à l'interprétation plus précise de l'Écriture. De chaque côté, il y avait donc une sorte de compensation entre deux erreurs involontaires de part et d'autre, mais réciproques. Le solitaire de Bethléem eût certainement accueilli avec bienveil-
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1 S. August., Epist. xxvin, passim; Pair, lot., toin. XXXIII, col. 111 1144. Nous ne savons pourquoi M. Am. Thierry suppose que cette lettre de saint Augustin fut écrite à Rome. (Cf. Am. Thierry, Saint Jérôme, to. II, pag. 137 et pag. 141 ) Il ne saurait y avoir aucune incertitude sur ce point. Saint Augustin déclare lui-même que cette lettre fut écrite lorsqu'il n'était encore que simple prêtre : Primas etiam quas ad te atlhw. pres',yter litteras prrrprimvcram milleiidas per quemdam frairem nostrum Profuturum. Or saint Augustin ne fut ordonné prêtre que trois ans après qu'il eut quitté Rome pour n'y jamais remettre le pied. (S. August., Epist. LXXI; Pair, iat., tom. XXXIII, col. 241.)
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lance cette lettre, dont le style mâle et nerveux rappelle celui qu'il maniait supérieurement lui-même. Toute une série d'incidents étrangers au débat vinrent se jeter à la traverse. La lettre d'Augustin avait été remise à un prêtre d'Afrique, Profuturus, lequel se disposait à faire un pèlerinage aux lieux saints. Mais au moment de s'embarquer pour la Palestine, Profuturus apprit qu'il venait d'être élu pour évêque par le clergé et le peuple de Cirtha (Constantine). Il dut renoncer à son voyage en Terre-Sainte, et aller prendre possession de son siège. Quelques mois après, il mourait inopinément. Avait-il confié à quelque autre pèlerin la lettre adressée à Jérôme? Ce nouveau porteur avait-il volontairement abusé de cette confiance, ou s'était-il vu lui-même dans l'impossibilité d'accomplir son message? On l'ignore. Toujours est-il que la lettre ne parvint jamais à son adresse. Les ennemis de saint Jérôme étaient nombreux à cette époque, où la question de l'origénisme tenait en suspens l'Orient et l'Occident tout entiers. Ils multiplièrent des copies de cette lettre ; ils en répandirent les exemplaires par milliers à Rome, en Italie, en Dalmatie. Vraisemblablement, Rufin était le chef de cette intrigue. Augustin cependant, au milieu des sollicitudes de son nouvel épiscopat, attendait sans impatience la réponse de Jérôme. Un jour on lui annonça qu'un diacre, Praesidius, venu de Bethléem, lui apportait un message de l'illustre solitaire. Mais le billet dont ce diacre était porteur ne faisait pas la moindre allusion aux questions bibliques. C'était une simple et amicale recommandation en faveur de Prœsidius. Elle se terminait ainsi : « La retraite et la solitude du cloître ne me protègent point, contre les orages. Les flots s'agitent souvent autour de moi. Mais je me repose en Celui qui a dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde1. » Saluez, je vous prie, de ma part, notre saint et vénérable frère le pape Alypius2. Les frères qui servent avec moi le Seigneur dans ce monastère vous adressent leurs hommages. Que Dieu vous maintienne sain et sauf et me rappelle à votre souvenir,
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1. Depuis son pèlerinage en Palestine, Alypius avait été promu au siégt épiscopal de Tagaste, sa patrie et celle de saint Augustin. 1 Joan, xvi, 33.
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seigneur vraiment saint et pape vénéré1. » Évidemment rien de tout cela ne ressemblait à la réponse attendue par Augustin. Ne sachant à quoi attribuer un silence si obstinément prolongé, l'évêque d'Hippone écrivit une seconde lettre.
44. « Cet échange de salutations, disait-il, est un gage précieux de votre bienveillance à mon égard. Je vous en suis donc fort reconnaissant. Mais, je vous prie, abordons enfin des sujets plus sérieux, et dédommagez-moi du malheur d'être si loin de vous, en me faisant partager les trésors de votre science. Bien que je n'aie pu vous connaître personnellement, votre génie m'est connu. Il se révèle par vos ouvrages. Nous bénissons Dieu pour vous, pour nous, pour tous nos frères, d'avoir donné à son Église un homme tel que vous. J'eus l'occasion récemment de lire votre livre De scriptoribus ecclaesiasticis; je vous en félicite; il est d'une utilité incontestable. Je ne puis en dire autant du système d'interprétation que vous appliquez à la fameuse discussion de saint Pierre et saint Paul à Antioche. » Augustin reprenait alors, en les accentuant avec une nouvelle vigueur, les divers arguments de sa première lettre, et il ajoutait : «Je vous en conjure, armez-vous d'une sévérité vraiment charitable et fermement chrétienne. Corrigez votre commentaire, faites-en disparaître cette tache, en un mot chantez franchement la palinodie. La vérité chrétienne est incomparablement plus belle que l'Hélène des poètes grecs 2. Pour cette vérité divine, nos martyrs ont livré contre la Sodome du siècle des combats mille fois plus glorieux que ceux des héros d'Homère contre Ilion. Vous n'avez point cependant, comme Stésichore, pour récompense d'une palinodie, à recouvrer la vue intellectuelle. Tant s'en faut que vous l'ayez jamais perdue! Cepen-
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1 On peut lire cette lettre « commendatice » dans le recueil des Épîres de saint Jérôme, où elle porte le no CIII; Pair, lat., tom. XXII, col. 831-
2.Les mythologues grecs racontaient que Stésichore ayant composé de violentes satires contre Hélène, les demi-dieux Castor et Pollux, frères de cette héroïne, se vengèrent du poète en le frappant de cécité. Pour fléchir leur courroux et recouvrer la vue, Stésichore, changeant le ton de sa lyre, célébra, dans une ode magnifique, les grâces et la vertu de celle qu'il avait outragée. C'est à ce trait de la fable qu'Augustin fait allusion.
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dant, par je ne sais quelle fascination, l'œil si clairvoyant de votre génie s'est laissé troubler sur ce point, et n'a pas saisi toutes les conséquences d'un pareil système. Qu'adviendrait-il en effet de l'autorité de nos Livres saints, si l'on admettait que leurs auteurs ont pu, dans un but quelconque, mentir honnêtement, pieusement? Je vous avais déjà écrit une première fois à ce sujet. Sans doute ma lettre ne vous sera point parvenue. Je renouvelle donc aujourd'hui mes instances 1. » — Par une singulière coïncidence, ou plutôt par suite des intrigues toujours vigilantes du parti origeniste, hostile à saint Jérôme, cette nouvelle lettre eut le sort de la première. Des copies en furent expédiées en Occident. On les faisait passer pour des réfutations que saint Augustin se croyait obligé de publier, dans l'intérêt de la foi mise en péril par le solitaire de Bethléem. Mais saint Jérôme avait en Italie des amis dévoués: ils s'empressèrent de l'informer de ces étranges rumeurs. Ils lui mandaient l'impression produite sur les esprits par l'autorité du nom d'Augustin, et le crédit que prêtait la célébrité de l'évêque d'Hippone à la double accusation de falsificateur des Ecritures et d'apologiste du mensonge officieux. Ils lui envoyaient une copie de la seconde lettre d'Augustin, promettant de lui transmettre la première, aussitôt qu'ils auraient pu se la procurer. Leur message parvint à Bethléem et n'étonna pas médiocrement l'illustre solitaire. Sept ans s'étaient écoulés depuis qu'Augustin avait entamé avec lui une correspondance qui se trouvait aux mains de tout le monde. Jérôme seul n'en avait pas su le premier mot. Il eut un moment de cruelle anxiété. Augustin se prêtait-il contre lui à une intrigue coupable? Entrait-il dans le concert de ses ennemis pour le dénigrer en public, et se donner le facile triomphe d'une polémique où la réponse à l'accusation ne pouvait paraître, puisque l'accusé était soigneusement tenu à l'écart?
45. L'incertitude ne fut pas longue. Une troisième lettre de l'évêque d'Hippone, échappant aux mésaventures des précédentes, fut enfin transmise à Bethléem. Elle portait pour suscription :
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1 S. August., Epist. XL pasiim; l'air, greee, tom. XXX11I, col. 154-157.
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« Au seigneur vénérable, au frère très-saint et très-aimé collègue dans le sacerdoce Jérôme, Augustin, salut dans le Seigneur. — Déjà je vous ai adressé deux lettres qui sont l'une et l'autre demeurées sans réponse. J'avais écrit la première, quand je n'étais encore que simple prêtre. Profuturus, l'un de mes amis, devenu bientôt évêque et mort prématurément, s'était chargé de vous la remettre en Palestine. Sa promotion, trop tôt suivie de son trépas, ne lui permit point de remplir ce message. J'ignore si cette lettre vous est jamais parvenue, ou si du moins une seconde que je vous écrivis, à quelques années d'intervalle, aura eu un meilleur sort. D'ailleurs, en voici le sommaire. » L'évêque d'Hippone reprenait alors les deux principaux points antérieurement traités, savoir : les inconvénients d'une traduction nouvelle de l'Écriture d'après le texte hébraïque; l'impossibilité d'admettre l'intervention d'un mensonge officieux dans le débat survenu entre les deux princes des apôtres à Antioche. Relativement à la version des Écritures d'après le texte original, il présentait un argument nouveau. « Je préférerais de beaucoup, disait-il, que vous vous contentiez de nous donner une traduction exacte du grec des Septante. Voici pourquoi. La version nouvelle que vous préparez jettera le trouble dans les églises latines, habituées à une leçon différente. Jusqu'ici on se bornait, dans une controverse, à vérifier le passage contesté sur le grec, généralement compris par tout le monde lettré. Désormais il faudra recourir à l'hébreu, dont la connaissance est fort rare. C'est ce qui vient d'arriver, dans l'église africaine d'Oëa, à l'un des évêques mes collègues. Il faisait lire votre traduction latine du prophète Jonas. Arrivé au passage où le prophète cherchant un refuge contre les ardeurs du soleil, dans la campagne de Ninive, Dieu fait surgir un arbuste pour le couvrir de son ombre, le lecteur donna à cet arbuste le nom de lierre (hedera), que vous avez cru devoir adopter 1. Or, à ce mot, le peuple, habitué à l'interprétation des Septante, se leva en tumulte et s'écria : « Non, non, ce n'était point un lierre, mais une courge (cucurbita). On falsifie les Écri-
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1 Jonœ, iv, 6.
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tures!—Pour apaiser l'effervescence, l'évêque dut recourir aux docteurs hébreux et leur soumettre la question. Soit ignorance, soit malice, ces fils de Jacob déclarèrent que l'évêque avait tort, et que le texte hébreu indiquait très-réellement l'arbuste du prophète sous un nom équivalent à celui de cucurbita. L'évêque fut obligé de passer condamnation sur ce point et de revenir à l'ancienne version italique. Sans cela, tous les fidèles eussent déserté son église1. »
46. La réponse de Jérôme fut vive, sans être pourtant aussi amère qu'on aurait pu l'attendre de son génie naturellement fougueux. « Vous me demandez, dit-il, de répondre à des lettres que vous m'auriez antérieurement adressées. Je n'en ai reçu aucune. Il me semble bien étonnant qu'au lieu de m'être transmises, ces lettres fassent maintenant le tour de l'Italie et défraient la curiosité des oisifs de Rome. Entre amis, il faut parler franc et vider jusqu'au fond les querelles. Ceux qui m'entourent dans ce monastère, les fidèles du Christ qui vivent en grand nombre à l'abri des lieux saints, veulent me soutenir que votre procédé à mon égard manque de sincérité. Ils prétendent que vous songez à élever votre gloire sur les ruines de ma réputation; que vous me provoquez insidieusement sans que je puisse vous répondre, comme si je redoutais la lutte; en un mot que vous prenez le rôle du vainqueur, me laissant celui du vaincu. En vérité, je ne le puis croire. Depuis qu'une copie de vos lettres précédentes m'est parvenue, j'ai hésité à vous répondre, ne sachant si elles sont véritablement votre œuvre. D'ailleurs, il me déplairait souverainement d'entamer une aigre et dure polémique avec un évêque de ma communion. Faites-moi tenir un exemplaire authentique, signé de votre main. Je vous répondrai alors. Sinon, ne poursuivez pas davantage un vieillard confiné dans sa pauvre cellule. Voulez-vous des luttes brillantes, où vous puissiez étaler les trésors de votre érudition, les ressources de votre génie? Choisissez parmi les jeunes et féconds orateurs de Rome un adversaire qui se fera gloire de
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1. S. A'jgnst., Epist. LXïl; Pair, lat., tom. XXXlil, col. 242, 243.
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rompre une lance avec un évêque, et de soutenir contre lui une thèse exégétique. Pour moi, soldat jadis, je ne suis aujourd'hui qu'un vétéran, capable tout au plus d'applaudir à vos victoires, trop usé pour rentrer dans l'arène. Je dirais volontiers avec le poète :
Omm» f'ert œtax, animum guor/ue. Serpe ego longos Cantando puerum memini me condere sole* : Nunc oblita mihitat carmina; vox guogne Mœrim Jam fugit ipsa ‘.
Mais à ce souvenir trop profane je préfère l'exemple biblique du vieux chef de Galaad, Berzellaï2. Au moment où David voulait le combler d'honneurs, il lui répondit qu'il avait passé l'âge où ces choses ont encore de l'attrait, et montrant son fils, il pria le roi de porter ses bienfaits sur ce jeune homme. Vous protestez n'avoir composé aucun livre contre moi. D'où sort donc celui qui s'est répandu en Italie sous votre nom? Puisque vous le désavouez, comment pouvez-vous exiger de moi que j'y réponde? Je ne suis pas assez stupide pour m'offenser d'une différence d'opinion entre nous sur une matière quelconque. Ce qui blesserait l'amitié, ce qui en violerait manifestement les droits, ce serait une critique de parti pris, laquelle, à mon insu, s'attaquerait à toutes mes paroles, dénigrerait mes livres et sous prétexte de me rendre la vue prétendrait me faire chanter la palinodie. Ne donnons pas au monde le spectacle d'une lutte puérile, qui désolerait nos amis et ferait triompher nos détracteurs. Je vous parle avec cette franchise, parce que mon amour pour vous est sincère en Jésus-Christ. D'ailleurs, je ne sais pas retenir sur mes lèvres une pensée qui est dans mon cœur. Je n'ai pas enfoui ma jeunesse et consumé ma vie dans un monastère pour entrer à mon âge en lutte avec un évêque de votre mérite, un évêque que j'ai aimé sans même l'avoir connu, un évêque qui m'a demandé le premier mon amitié, un évêque dont la gloire naissante me comble de joie et auquel je serais si heureux de laisser l'héritage de mes travaux scripturaires 3 ! »
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1. Virgile Eclog. ix. — 2. H Reg., xix, 32-37. — 3. S. Hieronjm., EpUt. cv; Pair, lat., tom. XXII, col. 851.
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47. Cette effusion de sensibilité, mêlée de reproches vraiment paternels, toucha vivement l'évêque d'Hippone. Il répondit à l'illustre solitaire de façon à dissiper ses légitimes sujets de plainte. Les malentendus furent expliqués. Les mésaventures de la corrospondance précédente furent mises à jour. Il y avait eu soit une indiscrétion coupable, soit une intrigue hostile, dans la fausse direction des lettres d'Augustin. Peut-être la célébrité des deux correspondants avait-elle, sans autre mauvaise intention, provoqué l'infidélité des messagers antérieurs. Quoi qu'il en soit, des précautions furent prises, de part et d'autre, pour éviter à l'avenir le retour de ces désagréables incidents. Restait à éclaircir la double question qui faisait l'objet de la controverse. Sans aucune arrière-pensée d'amertume, mais avec une vigueur incroyable d'argumentation, Jérôme entreprit la lutte. Sa justification, au point de vue de la nouvelle traduction des livres saints d'après le texte hébreu, ne laisse aucune place à la réplique. « Selon vous, dit-il, j'ai tort d'essayer un pareil travail, après celui que les anciens nous ont laissé. Votre dilemme vous semble triomphant. Il s'agit, dites-vous, ou de passages clairs par eux-mêmes, ou de textes réellement obscurs. Sur ceux-ci vous pouvez vous tromper aussi bien que l'ont pu les Septante; sur ceux-là, dès lors qu'ils sont clairs et d'un sens obvie, les Septante les ont certainement bien interprétés, et votre version est inutile. Je vous rétorquerai facilement ce dilemme. Tous les anciens interprètes, qui nous ont précédés dans le Seigneur, se sont nécessairement trouvés en présence de ces passages intrinsèquement obscurs ou manifestement clairs. Pourquoi donc, quand il s'agit de textes obscurs, déployez-vous toute la vigueur de votre génie pour les éclaircir mieux que ne l'ont fait les anciens? Et, s'il s'agit de textes clairs par eux-mêmes, n'est-il pas superflu de prendre la parole après eux? Ainsi Origène, Eusèbe de Césarée, Théodore d'Héraclée, Asterius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie, Hilaire de Poitiers, Eusèbe de Verceil et notre grand Ambroise ont commenté tous les psaumes. Cela vous a-t-il empêché de publier vos Explanationes in Psalmos ? Si les psaumes sont obscurs, vous avez pu vous tromper
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dans leur interprétation. Si le sens en est manifestement clair, les commentateurs précédents l'auront nécessairement bien saisi, et votre interprétation devient superflue. En pressant la conséquence de votre principe, il n'y aurait plus aucune étude à faire sur les Écritures, après ce qu'en ont dit nos prédécesseurs. Et cependant vous n'hésitez point à écrire après eux. De grâce, laissez aux autres la faculté que vous vous attribuez à vous-même. En ce qui me concerne, le but que je me suis proposé, dans ma version d'après l'original, n'est pas de contredire les traductions faites sur le grec. J'ai voulu surtout mettre en lumière, d'après l'hébreu lui-même, les témoignages favorables au christianisme, que les Juifs s'efforcent ou de dénaturer ou de passer sous silence. J'ai voulu mettre cette arme aux mains de nos frères. Après cela, chacun est libre d'adopter ma version ou de la rejeter. L'un trouve ses délices à boire le vin vieux des antiques interprètes; il dédaigne mon vin nouveau. Je ne m'en offense point. Quant au plan que je me suis tracé pour ce labeur immense, je l'ai développé amplement, soit dans le livre De optimo genere interpretandi, soit dans les préfaces particulières placées en tête de chacun des Livres saints. Vous me demanderez peut-être pourquoi j'ai compris le Nouveau Testament dans l'ensemble de ma traduction. Il ne manque pas, direz-vous, d'hellénistes en notre temps, et chacun pouvait vérifier sur l'original l'exactitude des versions précédentes. Eh bien ! je l'ai fait précisément pour donner une preuve irréfragable de la fidélité scrupuleuse avec laquelle je procède. Le grec est en effet si répandu parmi nous, que la plupart des lecteurs sont en état de confronter ici ma traduction latine avec le texte même du Nouveau Testament. J'ai cru qu'en me trouvant fidèle sur ce point, ils en concluraient que je ne le suis pas moins vis-à-vis de l'hébreu. Si vous en doutez, consultez les docteurs juifs. Mais, direz-vous, ce contrôle n'est pas si facile, et vous en appellerez à cette anecdote du lierre de Jonas, qui faillit renverser de son siège un des évêques africains vos collègues. Rien n'est pourtant plus simple et plus inoffensif que le changement introduit à ce sujet, dans ma version de Jonas. L'arbuste miraculeux qui protégea le prophète, n'est pas
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proprement un lierre, mais c'est encore moins une courge. C'est une plante particulière à la Judée, dont les feuilles, larges comme celles de la vigne, en ont à peu près la forme. A peine planté, cet arbuste croît à une grande hauteur, sans avoir besoin de support comme la courge ou le lierre, et se soutient par son propre tronc. Les Hébreux l'appellent kikeïon, les Syriens, kikeïa. Ce nom n'a pas d'équivalent dans la langue grecque. Les Septante l'ont rendu par xoluxuntè (cucurbita, courge); Aquila par xissos (lierre). Je n'ai donc fait que suivre un usage établi, en adoptant ce dernier mot, d'autant que l'arbuste en question ressemble plus au lierre qu'à la citrouille, et que le vocable hébreu kikeïon est plus rapproché du grec xissos. Quant aux juifs consultés par votre collègue d'Afrique, il est évident qu'ils ne connaissaient point cette plante et qu'ils ignoraient la langue hébraïque; ou plutôt ils auront voulu faire une mauvaise plaisanterie aux partisans de la courge, ad irridendos cucurbitarios1. »
48. Augustin passa condamnation sur ce premier point. Dans sa réponse, il se déclarait convaincu. « Je demeure, disait-il, persuadé de l’utilité de votre version des Ecritures d’après le texte hébraïque. Il ne se peut rien, en effet, de plus utile pour l'Église, puisque vous nous remettez entre les mains des armes dont la perfidie judaïque avait voulu nous dépouiller1. » Jérôme fut moins heureux, quoique non moins énergique, dans sa défense du mensonge officieux. « Vous me demandez compte, dit-il, du sentiment que j'ai adopté dans mon commentaire de l'Épître aux Galates. Le concert que je suppose entre les deux apôtres vous semble une dissimulation inacceptable. Je n'ai cependant point inventé ce système, je l'ai emprunté aux écrits spéciaux d'Origène. Tous les auteurs que je mentionne dans ma préface, Didyme d'Alexandrie mon clairvoyant aveugle, Apollinaire de Laodicée, Alexandre, Eusèbe d'Emèse, Théodore d'Héraclée, et, en ces derniers temps, l'illustre Jean de Constantinople, l'ont admis sans difficulté. De quoi s'agit-il en effet? de sauvegarder la double autorité du prince
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1 S. Hieronym., Epist. cxit, n<» 20-22; Pah: lat., lom. XXII, col. 928-931.— . S. Àugutt., Epist. lxxiii, cap. v; Patr. lut., loin. XX.X11I, col. 290.
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des apôtres et du docteur des nations. Il me semble qu'un évêque tel que vous, dont le nom est vénéré par tout l'univers, ne saurait plus utilement employer son crédit qu'à propager une doctrine si importante pour le maintien de la hiérarchie apostolique. Sous mon toit de chaume, parmi les pauvres moines qui se sont associés à mon indigence, il ne m'appartient guère de traiter des sujets si relevés. Mais en confessant volontiers mon insuffisance, je puis du moins me rendre le témoignage que je cherche à l’étayer par l'autorité des anciens, dont j'étudie scrupuleusement les ouvrages et dont je m'efforce de suivre pas à pas toutes les traces. Les trésors d'érudition tant sacrée que profane dont vos écrits sont pleins, me prouvent que vous faites de même1. » Après cet exorde par insinuation, Jérôme aborde le fond de la difficulté. « Bien que je m'appuie sur les illustres apologistes qui m'ont précédé, dit-il, ce n'est pas seulement par l'autorité des témoignages, mais par celle de la raison et de la vérité que je veux défendre mon sentiment2. » Il remonte alors à la chronologie des Actes des apôtres; il fait remarquer qu'avant la scène d'Antioche, saint Pierre avait eu la fameuse vision qui lui présentait l'abolition des rites mosaïques sous le symbole d'une immense table, chargée de toutes sortes d'aliments, sans distinction de purs et d'impurs. Le baptême du centurion païen, Cornélius, l'imposition des mains aux gentils de Césarée avaient également précédé la scène d'Antioche. Par conséquent, il est incontestable que dès cette époque saint Pierre proclamait l'abolition de la loi mosaïque. Donc il était à Antioche exactement du même avis que saint Paul. Ses ménagements vis-à-vis des convertis du judaïsme étaient identiquement les mêmes que ceux dont l'Apôtre des nations usa en d'autres circonstances bien connues. « Donc enfin, ajoutait-il, puisque Pierre et Paul professaient à ce sujet la même doctrine, puisqu'ils avaient, la même conduite, à moins d'une véritable folie, on ne peut admettre que leur débat public à Antioche ait été autre chose qu'une scène concertée entre eux pour rassurer la conscience inquiète
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1 S. Hiorouytn., Epist. exi, nos 4-6. — 2.Ibid., il0 6.
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des convertis de la gentilité 1. » .— Augustin n'eut pas de peine à rétablir ici la véritable et saine doctrine, qui est demeurée celle de l'Église. A l'autorité des pères grecs sur lesquels s'appuyait saint Jérôme, il répond par celle des plus illustres docteurs de l'Occident, notamment saint Cyprien et saint Ambroise. «D'ailleurs, ajoute-t-il, la question est encore libre, et l'Église ne l'a point tranchée. Laissons donc de côté l'argument des témoignages, et ne nous appuyons que sur la doctrine des Écritures canoniques. II vous paraît impossible que Paul ait jamais eu le droit de reprocher au prince des apôtres d'avoir judaïsé, puisqu'en vingt occasions Paul a judaïsé lui-même. Laissez-moi vous dire que ce n'est point ainsi qu'il faut poser la question. Nous examinerons plus tard ce que Paul a fait. Écoutons d'abord les principes invariables et fixes qu'il a posés. Ces principes sont pour moi résumés dans la parole de l'Épître aux Galates : « Retenez ce que je vous écris; car Dieu, en présence duquel je suis, sait que je ne mens pas 2. » De ce principe, qui écarte toute idée de mensonge officieux, Augustin déduit comme conséquence nécessaire la vérité absolue, inspirée, divine, des Écritures. Il passe ensuite à l'examen de la scène d'Antioche. II accorde à Jérôme qu'entre saint Pierre et saint Paul il n'existait pas de divergence doctrinale; il reconnaît que saint Paul a judaïsé comme saint Pierre. Leur condescendance pour les convertis de la race de Jacob n'avait rien de répréhensible en soi. « Après l'ascension du Sauveur et la descente du Saint-Esprit au sénacle, dit-il, les cérémonies de l'ancienne loi n'étaient intrinsèquement ni bonnes, ni mauvaises. Elles avaient cessé d'être obligatoires, sans être encore réprouvées; elles étaient mortes, elles n'étaient point encore mortifères; en un mot, elles étaient devenues choses indifférentes, dont on pouvait user dans une certaine mesure pour la conversion des juifs, de même qu'on les pouvait négliger vis-à-vis des gentils. C'est ainsi que l'apôtre saint Paul qui avait soumis Timothée a la circoncision, ne l'imposa nullement à Tite, son autre disciple. Les circonstances seules déterminaient
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1. S. Ilierouym., Epist. exi, noï 7-20. — 2. Galal., I, 29.
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donc, par des raisons de convenances particulières, la conduite à tenir. Or, dans l'incident d'Antioche, la conduite de saint Pierre sembla précisément manquer d'opportunité, puisqu'elle pouvait jeter les convertis du paganisme dans une exagération voisine de l'erreur. C'est donc très-réellement, en toute sincérité et sans ombre de dissimulation, de concert, ni de mensonge officieux, que Paul résista en face à saint Pierre. Exemple immortel! ajouta Augustin. Pierre accepte, avec la pieuse douceur d'une sainte et bénigne humilité, l'avertissement que Paul lui adresse dans la liberté d'une charité divine. Pierre lègue à la postérité ce rare et saint exemple d'un supérieur qui se laisse fraternellement reprendre par son inférieur. Pierre est plus grand, dans sa modestie, que Paul dans son ardeur intrépide pour la défense de la vérité évangélique. C'est en effet un acte mille fois plus méritoire d'accepter une correction que d'avoir le courage de la faire. Porphyre n'a rien compris à tout cela. L'humilité de Pierre, l'apostolique indépendance de Paul sont toutes deux admirables 1. » — Jérôme ne poursuivit pas la lutte. Il avait d'avance indiqué la solution que l'évêque d'Hippone présentait d'une façon si péremptoire. « En somme, avait-il dit, il n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je soutiens que Pierre et Paul, par crainte des Juifs, ont extérieurement pratiqué les observances de la loi. Vous prétendez qu'ils en ont usé de la sorte non par crainte, ni par dissimulation, mais par une condescendance affectueuse. Crainte ou miséricorde, j'aime encore mieux la seconde que la première, » Telle fut l'issue de ce débat entre les deux plus grands génies du Ve siècle. Les ennemis de l'Église, les envieux d'Augustin, les détracteurs de Jérôme, avaient espéré que cette polémique retentissante laisserait une implacable inimitié entre les illustres rivaux. Il n'eu fut rien. Jérôme continua à bénir le nom d'Augustin, et ces deux athlètes de la vérité se montrèrent bientôt ensemble, unis comme des frères d'armes, pour combattre la plus perfide et la plus tenace des hérésies, celle de Pélage.