Daras tome 27
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CHAPITRE VI.
Toutefois ce n'est point là ce qu'on peut appeler la volonté de l'homme, dont la fin ne saurait être que la béatitude, mais en attendant la volonté de voir ne s'étend point au delà et n'a pas d'autre fin que la vision, soit qu'elle rapporte cela à autre chose, soit qu'elle ne le rapporte point. En effet, si elle ne rapporte point la vision à autre chose, et si elle n'a voulu que voir, il n'y a pas lieu à disputer pour savoir comment montrer que la fin de la volonté est la vision, la chose est manifeste; mais si elle la rapporte à autre chose, elle veut donc autre chose, en ce cas ce ne sera plus la volonté de voir, ou si c'est la volonté de voir, ce n'est point la volonté de voir tel ou tel objet. C'est comme si quelqu'un voulait voir une cicatrice pour s'assurer par là qu'il y a eu blessure, ou voulait voir une fenêtre pour regarder par cette fenêtre les passants. Toutes ces volontés‑là et celles qui leur ressemblent, ont des fins qui se rapportent à la fin de
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la volonté par laquelle nous voulons vivre heureux et parvenir à une vie ne se rapportant point (à) elle‑même à autre chose, et suffisant seule, par elle‑même, à celui qui l'aime. La volonté de voir a donc pour fin la vision, et la volonté de voir telle ou telle chose a pour fin la vision de cette chose. Ainsi la volonté de voir une cicatrice tend à sa fin, c'est‑à‑dire à la vue d'une cicatrice, ce qui est au delà ne se rapporte point à elle; car la volonté de s'assurer par là qu'il y a eu blessure, est une autre volonté, bien que rattachée à la première; sa fin est de s'assurer qu'il y a eu blessure. De même la volonté de voir une fenêtre a pour fin la vue d'une fenètre; car c'est une autre volonté se rattachant à celle‑ci, que celle de voir, par cette fenêtre, les passants; la fin de cette seconde volonté est de voir les passants. Or, les volontés sont droites et sont toutes liées les unes aux autres, si celle à laquelle toutes les autres se rapportent est bonne; si, au contraire, elle est mauvaise, toutes les autres sont mauvaises. Par conséquent le lien des volontés droites est comme la voie de ceux qui montent à la béatitude et qui la parcourent en quelque sorte à pas certains, tandis que les embarras des volontés mauvaises et dévoyées sont somme une chaîne dont sera lié celui qui agit d'après elles, pour être jeté dans les ténèbres extérieures. (Matth., XXII, 13.) Bien-heureux donc ceux qui chantent par leurs mœurs et leurs actions le cantique du degré, et malheur à ceux qui traînent leurs péchés derrière eux comme une longe. (Isa., V, 18.) Or, il en est du repos de la volonté que nous appelons la fin de la volonté, si cette fin se rapporte à une autre fin, comme de ce que nous pourrions appeler le repos du pied pendant la marche, lorsqu'il se pose dans un endroit pour que l'autre pied puisse tendre au but où l'on se dirige en marchant. Mais si une chose plaît au point que la volonté s'y repose avec un certain plaisir, ce n'est pas encore la fin à laquelle elle tend, mais cette fin se rapporte à une autre fin, en sorte qu'elle n'est pas censée la patrie du citoyen, mais comme un lieu de repos, une demeure de voyageur.
CHAPITRE VII
Autre trinité dans la mémoire de l'homme qui repasse une vision dans son esprit.
Il. Mais maintenant il s'agit d'une autre trinité plus intérieure que celle qui se trouve dans les choses sensibles et dans les sens, mais qui néanmoins en est conçue, non quand le sens du corps est formé par l'objet corporel, mais quand la vue de l'esprit l'est par la mémoire, quand la forme de l'objet corporel, perçu au dehors par les sens, est demeurée dans la mémoire même.
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Dans cette trinité, la forme qui se trouve dans la mémoire est comme le père de celle qui se produit dans la conception de la pensée. En effet, elle se trouvait dans la mémoire avant même d'être dans notre pensée, de même que l'objet corporel était en son lieu avant même d'être perçu par nos sens et qu'il y eût vision. Mais lorsqu'elle est dans la pensée, la forme qui est comme le fils de celle que la mémoire a retenue, est exprimée dans la vue de la pensée de celle que la mémoire a retenue et se forme par le ressouvenir. Mais ni l'une n'est un vrai père, ni l'autre un vrai fils; car la vue de l'esprit qui se forme de la mémoire quand nous pensons quelque chose que nous nous rappelons, ne procède point de la forme dont nous nous souvenous pour l’avoir vue, puisque nous ne saurions nous souvenir des choses si nous ne les avions vues; mais la vue de l'esprit qui se forme par le ressouvenir était aussi avant que nous vissions l'objet corporel que nous nous rappelons, à combien plus forte raison existait‑elle avant même que nous eussions confié cet objet à la garde de la mémoire? Aussi quoique la forme produite dans la vue de l'homme se ressouvenant provienne de celle qui se trouve dans la mémoire, cependant cette vue elle‑même ne vient point d'elle, elle existait avant elle. D'où il suit que si l'une n'est point vraiment père, l'autre n'est point vraiment fils; mais la première qui est une sorte de père, et l'autre qui est une sorte de fils, suggèrent la pensée d'une autre chose qui fait voir avec plus de certitude et de facilité quelque chose de plus intérieur et de plus vrai.
12. Il est plus difficile à présent de distinguer si la volonté, unissant la vision à la mémoire, n'est point le père, ou le fils de l'une ou de l'autre des deux, et ce qui fait la difficulté c'est la parilité et l'égalité d'une même substance et d'une même nature. En effet, il n'en est pas là, comme dans ce qui se passe au dehors, où il est facile de distinguer le sens formé de l'objet corporel tombant sous le sens, et la volonté de l'un et de l'autre, à cause de la différence de nature qui distingue ces trois choses entre elles et dont nous avons assez longuement parlé plus haut. En effet, quoique cette trinité dont nous nous occupons en ce moment ait été introduite du dehors dans l'esprit, cependant c'est au dedans qu'elle se produit et elle n'est autre chose en soi que la nature même de l'esprit. Comment donc pouvoir démontrer que la volonté n'est ni une sorte de père, ni une sorte de fils de l'image corporelle retenue par la mémoire, ou de l'image que nous puisons dans celle‑là quand nous nous rappelons, puisque, dans la pensée, la volonté les unit tellement l'une à l'autre, qu'elles ne paraissent plus que comme si elles ne faisaient qu'une et ne sauraient
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être distinguées l'une de l'autre que par la raison? Et d'abord il faut voir ceci, c'est qu'il ne saurait y avoir volonté de se ressouvenir, si nous ne retenions dans les replis de notre mémoire, en totalité ou en partie, la chose que nous voulons nous rappeler. En effet, la volonté de nous souvenir de ce que nous avons oublié de tout point ne nous vient jamais, attendu que si nous voulons nous rappeler quelque chose, c'est que nous nous rappelons déjà que cette chose est ou a été dans notre mémoire. Par exemple, si je veux me rappeler ce dont j'ai soupé hier, ou bien je me rappelle déjà que j'ai soupé, ou si je ne me souviens pas même de cela, certainement je me rappelle au moins quelque chose qui a rapport à l'heure même du souper, ou tout au moins je me rappelle le jour d'hier, et, dans ce jour, l'heure où l'on soupe ordinairement, de même que je me rappelle ce que c'est que souper. En effet, si je ne me rappelais rien de pareil, je ne pourrais point vouloir me rappeler ce dont j'ai soupé hier soir. On peut comprendre par là, que la volonté de se rappeler procède des choses conservées dans la mémoire, ajoutées à celles qui se tirent des premières en regardant par le souvenir, c'est‑à‑dire qu'elle procède de l'union d'une chose que nous nous rappelons et d'une vision produite, par elle, dans l'œil de la pensée. Mais la volonté qui réunit l'une et l'autre, recherche encore une autre chose comme voisine et contiguë par rapport au souvenir. Il y a donc autant de sortes de trinités qu'il y a de souvenirs, attendu qu'il n'y a point un seul souvenir où ne se rencontrent ces trois choses, ce qui se trouve renfermé dans la mémoire, même avant que la pensée se porte dessus, ce qui se produit dans la pensée quand cela est vu, et la volonté qui unit l'un et l'autre, laquelle vient troisième de l'une et de l'autre en se faisant elle-même quelque chose d'un. Est‑ce à dire plutôt qu'on reconnait tellement une sorte de trinité une, dans ce genre, que nous appelions en général une, toute espèce de formes corporelles se trouvant cachées dans la mémoire, et que nous appelions encore une, la vision générale de l'âme se rappelant et pensant ces choses, double unité à l'union de laquelle s'unit la volonté qui leur sert de copule, en sorte qu'il résulte un certain tout unique composé de ces trois choses?
CHAPITRE VIII.
Mais comme l'œil de l'âme ne saurait embrasser d'un seul regard tout ce que la mémoire conserve, les trinités de pensées alternent entre elles en se cédant et en se succédant, et c'est ainsi que cette trinité devient innombrablement innombrable Elle n'est cependant point infinie
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si elle n'excède point le nombre des choses conservées dans la mémoire. Or, dès que l'homme commence à sentir les corps par un de ses sens corporels, quand même il pourrait y ajouter tous ceux dont il ne se souvient plus, le nombre de ces choses n'en serait pas moins certain et déterminé, bien qu'il fût innombrable; car nous appelons innombrables non‑seulement les choses infinies, mais encore celles qui étant finies excèdent néanmoins les facultés de quiconque veut les compter.
13. Mais ici on peut quelquefois faire une remarque très‑manifeste, c’est que autre chose est ce que la mémoire tient renfermé, et autre chose ce que la pensée de l'homme qui se souvient en tire, bien que l'un et l'autre se trouvant unis, il semble que ce ne soit qu'une seule et même chose. En effet, nous ne pouvons nous rappeler les formes des corps, que selon le nombre où nous les avons senties, telles que nous les avons senties, et selon que nous les avons senties; car c’est par les sens du corps que l'âme les boit dans la mémoire. Cependant les visions de la pensée proviennent de choses qui se trouvent dans la mémoire, ce qui n'empêche point toutefois qu'elles ne se multiplient et ne varient d'une manière innombrable et tout à fait infinie. Ainsi je ne me souviens que d'un seul soleil, parce que je n'en ai vu qu'un, comme de fait il n'y en a qu'un. Mais si je le veux, j'en pense deux, trois, autant que je veux; mais c’est toujours de la même mémoire par laquelle je me souviens d'un soleil que se forme la vue de l'esprit qui en pense plusieurs. Je me le rappelle de la même grandeur que je l'ai vu, car si je me le rappelais plus grand ou plus petit que je ne l'ai vu, je ne me rappellerais point ce que j'ai vu, par conséquent je ne me rappellerais point. Mais comme c'est un souvenir, je me le rappelle aussi grand que je l'ai vu; toutefois je puis en penser un plus grand ou plus petit, si je le veux. Je me le rappelle aussi comme je l'ai vu; mais je le pense, courant si je veux, arrêté là où je veux, venant d'où je veux et allant où je veux. Je puis même me le représenter carré, quoique je me souvienne l'avoir vu rond; de telle couleur qu'il me plaira, bien que je n'aie jamais vu de soleil vert, et que par conséquent je ne puis me rappeler un tel soleil. Ce que je dis du soleil, je le dis de même du reste. Or, ces formes de choses étant corporelles et sensibles, l'esprit s'égare quand il pense qu'elles sont au dehors de même qu'il les imagine intérieurement dans la pensée, ou quand ayant cessé d'être au dehors, elles sont encore conservées dans la mémoire, ou bien quand ce que nous nous rappelons se forme d'une autre façon, non point par la foi du souvenir, mais par la variété de la pensée.
14. Il arrive bien souvent il est vrai que nous croyons les personnes qui nous racontent des
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choses vraies qu'elles ont perçues elles‑mêmes par leurs propres sens. En même temps que nous entendons ces choses de la bouche de celui qui nous les rapporte, nous les pensons; il ne semble pas que notre œil intérieur se replie sur la mémoire, pour opérer la vision de la pensée; car si nous nous représentons ces choses par la pensée, ce n'est point d'après notre propre souvenir, mais d'après le récit qui nous en est fait par un autre. Il ne semble pas dans ce cas‑là que se produise la trinité qui se rencontre quand la forme cachée dans ma mémoire et la vision de l'esprit se la rappelant se trouvent réunies par la volonté troisième. En effet, ce n'est point ce qui était caché dans ma mémoire que je pense, mais c'est ce que j'entends quand on me raconte quelque chose. Je ne veux point parler des mots mêmes dont se sert celui qui parle, de peur qu'on ne pense que je suis allé dans la trinité, qui se trouve tout entière au dehors dans les choses sensibles et dans les sens; mais je me représente par la pensée les formes de corps que le narrateur indique par ses paroles et les sons de sa voix, formes que je me représente par la pensée, non point parce que je me les rappelle, mais parce que je les entends. Mais si nous considérons les choses avec plus d'attention, on ne sort point même en ce cas des limites de la mémoire. En effet, je ne saurais comprendre le narrateur, si je ne me souvenais pas du genre de chacun des objets dont il me parle, bien que ce soit la première fois que je les entends groupés comme ils le sont dans son récit. Quand on me parle par exemple d'une montagne dépouillée de forêts et couverte d'oliviers, il faut que je me rappelle, moi à qui on en parle, l'idée de montagnes, l'idée d'oliviers et l'idée de forêts; si je les ai oubliées, je ne sais absolument point ce dont il me parle, et son récit n'éveille dans mon esprit aucune image. Voilà comment il se fait que tout homme qui se représente par la pensée des objets corporels, soit qu'il les invente lui‑même, soit qu'il entende ou qu'il lise, quelqu'un lui racontant des choses passées ou lui prédisant des choses à venir, doit recourir à sa mémoire et y trouver le mode et la mesure de toutes les formes qu'il considère dans sa pensée; car on ne peut se représenter par la pensée ni une couleur, ni une forme de corps qu'on n'a jamais vues, ni un son qu'on n'a jamais entendu, ni une saveur qu'on n'a jamais ressentie, ni une odeur qu'on n'a jamais flairée, ni un contact de corps qu'on n'a jamais touché! Mais si on ne se représente par la pensée un objet corporel, que lorsqu'on l'a senti, puisqu'on ne peut se rappeler un objet corporel qu'on n'a point senti, il y a dans l'âme un mode de penser, de même qu'il y a dans les sens un mode de sentir. En effet, le sens reçoit la forme du corps que nous sentons, la mémoire la reçoit du sens, et l'œil de la pensée la reçoit de la mémoire.
15. Or, de même que la volonté applique le
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sens à l’objet corporel, ainsi applique‑t‑elle la mémoire au sens, et l'œil de la pensée à la mémoire. Et la même volonté qui concilie et unit ces choses, les sépare et les désunit. Mais c'est par un mouvement du corps qu'elle sépare les sens du corps des objets corporels sensibles, pour que nous ne sentions rien, ou que nous ne sentions plus; ainsi nous détournons les yeux de ce que nous ne voulons point voir, ou nous les fermons ; ainsi encore nous fermons les oreilles aux sons et le nez aux odeurs. De même aussi en fermant la bouche ou en en rejetant ce qui s'y trouve, nous nous empêchons de sentir les saveurs. Dans le toucher également, ou nous éloignons l'objet corporel afin de ne point toucher ce que nous ne voulons point, ou bien si nous le touchions déjà, nous le repoussons et le rejetons loin de nous. Voilà comment la volonté agit par les mouvements du corps, pour empêcher que nos sens corporels ne s'appliquent aux choses sensibles, ce qu'elle fait autant que cela lui est possible ; car, lorsque dans cette action elle rencontre quelque difficulté à cause de la condition de notre nature servile et mortelle, il s'ensuit une souffrance, et il ne reste plus à la volonté qu'une chose à faire, la supporter. C'est ce qu'il est facile de remarquer, puisqu'il nous semble bien souvent que nous n'avons point entendu telle ou telle personne parler, parce que nous pensions à autre chose. Cependant, il n'en est point ainsi, nous l'avons bien entendue, mais nous ne nous en souvenons plus, parce que ses paroles n'ont fait que passer par notre sens de l'ouïe, pendant que notre volonté, dont l'action le fixe ordinairement dans notre mémoire, était occupée ailleurs. Aussi serait‑il plus exact de dire, quand quelque chose de pareil nous arrive, non point que nous n'avons pas entendu, mais bien que nous ne nous rappelons point. Il arrive aussi à ceux qui lisent, cela m'est arrivé souvent à moi‑même, après avoir lu une page ou une lettre, de ne savoir point ce qu'ils ont lu, et de recommencer. Cela vient de ce que l'action de notre volonté n'a point appliqué notre mémoire au sens du corps, en même temps qu'elle appliquait ce sens à la lecture des lettres. De même ceux qui marchent en ayant leur volonté appliquée à autre chose, ne savent point par où ils ont passé; s'ils n'avaient point vu, ils n'auraient point passé par là, ou bien ils ne l'auraient fait qu'en tâtant avec une grande attention, surtout s'ils étaient passés par des endroits tout à fait inconnus; mais comme ils ont marché avec facilité, c'est qu'ils voyaient par où ils marchaient; mais comme leur mémoire ne s'appliquait point au sens de la vue, de même que leur vue s'appliquait aux endroits par où ils passaient, ils ne purent point du tout se rappeler ce qu'ils avaient vu, bien qu'il y eût fort peu de temps qu'ils l'eussent vu. Détourner l'œil de l'esprit de ce qui est dans la mémoire, ce n'est donc pas autre chose que vouloir n'y point penser.
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CHAPITRE IX.
La forme engendre la forme.
16. Dans cette distribution, lorsque nous commençons par la forme d'un objet corporel et que nous parvenons jusqu'à celle qui se produit dans l’œil de la pensée, il se présente quatre formes qui naissent comme successivement les unes des autres, la seconde de la première, la troisième de la seconde, et la quatrième de la troisième. En effet, de la forme de l'objet corporel qui tombe sous le sens de la vue naît la forme produite dans le sens de la vue; de celle-ci naît la forme produite dans la mémoire, et de cette dernière celle qui se produit dans l'œil de la pensée. Ainsi, la volonté unit‑elle trois fois ce que j'appellerai le Père avec le Fils; une première fois, quand elle unit la forme de l'objet corporel avec celle que cette même forme engendre dans le sens corporel; puis, quand elle unit cette dernière forme avec celle qui en naît dans la mémoire, et, en troisième lieu, quand elle unit cette seconde forme avec celle qui en est produite dans l'œil de la pensée. Mais l'union du milieu, qui est la seconde, étant plus près, ne ressemble pas tant à la première que la troisième. Il y a en effet deux visions, une du sens et l'autre de la pensée; mais pour qu'il puisse y avoir vision de la pensée, il faut qu'il y ait dans la mémoire quelque chose de semblable, produit par la vision du sens, vers quoi l'œil de l'âme puisse se tourner dans la pensée, comme l'œil du corps se tourne en regardant vers l'objet corporel. Voilà pourquoi j'ai voulu faire voir qu'il y a deux trinités dans ce genre de phénomènes; l'une quand la vision du sens se forme d'après l'objet corporel, l'autre quand la vision de la pensée se forme d'après la mémoire. Je n'ai point voulu en admettre une intermédiaire, parce qu'on n'appelle point ordinairement vision le fait par lequel la forme qui se produit dans le sens de la vue est confiée à la mémoire. Cependant la volonté ne se montre dans toutes ces opérations, que pour unir ce que j'appellerai le père au fils; et par conséquent, de quelque endroit qu'elle procède, elle ne peut être appelée ni le père ni le fils.
CHAPITRE X.
L'imagination ajoute aux objets même que nous n'avons pas vus, comme elle ajoute à ceux que nous avons vus.
17. Mais si nous ne nous souvenons que de ce que nous avons senti, et si nous ne pensons que ce que nous nous rappelons, pourquoi, bien souvent, ce que nous pensons est‑il faux, puisque ce que nous nous rappelons certainement ne l'est point? N'est‑ce pas parce que la volonté que je me suis efforcé de montrer, autant que
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je l'ai pu, comme la faculté qui unit ou qui sépare ces sortes de choses, conduit selon son bon plaisir la vue de la pensée à former, à travers les endroits obscurs de la mémoire, et la pousse à prendre ici et là de quoi composer, à l'aide des choses que nous rappelons, des pensées de choses que nous ne nous rappelons point. Toutes ces choses se réunissant en une seule vision, ne font quelque chose de faux que parce que cela ne se trouve point au dehors dans la nature des objets corporels, ou ne semble point tiré de la mémoire, puisque nous ne nous rappelons point avoir rien senti de pareil? En effet, qui a jamais vu un cygne noir? Mais, de ce que personne n'en a vu, personne ne peut‑il s'en représenter un par la pensée ? Il est bien facile, en effet, de revêtir de la couleur noire que nous avons vue dans d'autres corps, la figure que nous connaissons pour l'avoir vue aussi. Comme nous avons perçu l'une et l'autre par les sens, nous les connaissons également l'une et l'autre. Je ne me rappelle pas un oiseau à quatre pattes, parce qu'en effet je n'en ai jamais vu; mais je vois facilement une semblable création de mon imagination, quand j'ajoute à une forme de volatile que j'ai vue deux autres pattes semblables à celles que j'ai vues également. Ainsi, quand nous nous représentons par la pensée des choses que nous réunissons ensemble et que nous nous souvenons d'avoir vues séparément, il semble que nous ne nous représentons point par la pensée des choses que nous nous rappelons, quoique ce ne soit qu'à l'aide de la mémoire que nous fassions cela, et que ce soit en elle que nous puisions tout ce dont nous faisons à notre gré des composés multiples et variés. Il en est de même des grandeurs corporelles que nous n'avons jamais vues; c'est sans le secours de la mémoire que nous nous les représentons en pensée. En effet, quand nous nous figurons très grande la masse de certains corps, nous l'étendons ordinairement aussi loin que peut atteindre notre regard. La raison peut aller au delà, mais la conception ne la suit point. En effet, la raison peut bien nous suggérer la pensée d'un nombre infini, mais l'œil de celui qui pense à des objets corporels n'a jamais perçu de nombre infini. La même raison nous apprend que les corps les plus petits sont divisibles à l'infini, et pourtant lorsqu'on sera arrivé aux parcelles les plus ténues et les plus menues qu'on se rappellera avoir vues, on ne peut plus voir au delà des parcelles plus ténues et plus menues encore, bien que la raison ne cesse point de passer outre et de diviser toujours. Ainsi, nous ne nous représentons par la pensée que les corps dont nous nous souvenons, ou que ceux qui sont composés des corps que nous nous rappelons avoir vus.
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CHAPITRE XI.
Le nombre, le poids et la mesure.
18. Mais parce qu'on peut se représenter par la pensée, en un certain nombre, les objets qui ont été imprimés seuls dans la mémoire, il semble que la mesure se rapporte à la mémoire et le nombre à la vision. En effet, si la multiplicité de semblables visions est innombrable, cependant, dans la mémoire, chacune d'elle a sa mesure infranchissable; d'où il suit que la mesure est dans la mémoire et que le nombre parait être dans la vision. De même si les corps visibles n'ont qu'une certaine mesure, le sens de la vue, de la part de tous ceux qui le regardent, s'y applique en très‑grand nombre de fois, en sorte que là où il n'y a qu'un seul objet visible, il se forme dans ceux qui le regardent de nombreuses visions; c'est au point que même quand il n'y a qu'une seule personne qui le regarde, comme elle a deux yeux, elle peut souvent voir double un objet unique, comme nous l'avons déjà dit plus haut. Il y a donc une certaine mesure, dans les objets d'où naissent les visions, et c'est dans les visions elles‑mêmes que se trouvent le nombre. Quant à la volonté qui unit ces choses, les ordonne, et les joint en une sorte d'unité, comme elle ne place, en s'y reposant, l'appétit de sentir ou de penser que dans les objets d'où se forment les visions, elle est comme le poids. Je voudrais faire voir que ces trois choses, le nombre, le poids et la mesure se rencontrent dans tous les autres objets. Mais pour le moment, j'ai montré, du mieux que j'ai pu, que la volonté, unissant l'objet visible et la vision, qui sont comme le Père et le Fils, soit dans la sensation soit dans la pensée, ne saurait elle‑même être appelée ni le Père, ni le Fils. A présent il est temps pour moi de rechercher cette même trinité dans l'homme intérieur, et de laisser l'homme animal et charnel dont je me suis tant occupé jusqu'à ce moment et qu'on appelle l'homme extérieur, pour pénétrer dans l'homme intérieur. Là j'espère pouvoir trouver que nous sommes l'image de Dieu au point de vue de la trinité, pourvu que nous soyons aidés dans nos efforts par celui dont toutes choses et la sainte Ecriture après elles, nous apprennent qu'il a tout disposé avec nombre, poids et mesure. (Sag., XI, 21