La Cité de Dieu 48

tome 24 p. 130

 

CHAPITRE VI.

 

Cause de la félicité des bons anges et de la misère des mauvais.

 

Ainsi, la véritable cause de la béatitude des bons anges est leur union à celui qui Est souverainement, taudis que la misère des mauvais anges consiste dans leur séparation de Dieu; ils se sont détournés de celui qui Est souverainement, pour se tourner vers eux‑mêmes, qui n'ont pas l'être souverain : et n'est‑ce pas ce vice qu'on appelle orgueil? Car, « l'orgueil est le commencement de tout péché. » (Eccl. xv, 15.) Ils n'ont pas voulu confier à Dieu le soin de leur grandeur; (Ps. Lviii, 10) et ceux qui pouvaient avoir plus d'être, s'ils fussent restés unis à l'essence souveraine, ont préféré avoir moins d'être, en se préférant à Dieu. Telle est la première faiblesse, la première misère, le premier vice de cette nature, qui n'avait pas été créée pour posséder la perfection de l'être, et qui néanmoins pouvait être heureuse, par la possession de celui qui Est souverainement; en s'en détournant, elle n'est pas, à la vérité, tombée dans le néant, mais elle est déchue de ce qu’elle était et par conséquent misérable. Si l'on recherche la cause efficiente de cette mauvaise volonté, on ne la trouvera point. Qui peut, en effet, produire la mauvaise volonté, puisque c'est elle‑même qui veut l'œuvre mauvaise? La mauvaise volonté est donc la cause de tout acte mauvais, mais rien n'est la cause de la mauvaise volonté. Supposons que cette cause existe, elle a une volonté ou elle n'en a point : si elle en a une, elle est certainement bonne ou mauvaise : si elle est bonne, qui donc serait assez insensé pour prétendre qu'une bonne volonté en produise une mauvaise? Car, dans cette hypothèse, la bonne volonté serait la cause du péché, ce qui est le comble de l'absurdité. D'un autre côté, si la prétendue cause de la mauvaise volonté est elle‑même une volonté mauvaise, je demande qui l'a faite et, pour en finir, quelle est la cause de la première mauvaise volonté. Car, la première mauvaise volonté n'est pas celle produite par une autre volonté mauvaise; mais, celle‑là est la première, que nulle autre n'a faite. S'il y en a une antérieure, celle‑là est la première qui a fait l'autre. Si l'on répond que rien ne l'a faite, et qu'ainsi elle a toujours été, je demande si elle a été dans une nature quelconque. Si elle n'a été dans aucune

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nature, elle n'a jamais existé : et si elle a été en quelqu'une, elle la corrompait donc, elle la viciait, elle lui était nuisible et par conséquent elle la privait du bien. Ainsi donc, la mauvaise volonté ne peut exister dans une mauvaise nature, mais dans une bonne, muable toutefois et à laquelle le vice est nuisible. Car si le vice n'a causé aucun mal, c'est qu'il n'était pas, et par conséquent il ne faut point dire qu'il y eut mauvaise volonté. Mais si le vice a nui à la nature, c'est assurément par privation ou diminution du bien qui était en elle. Il est donc impossible qu'il y ait éternellement mauvaise volonté, là où il y avait auparavant un bien naturel, auquel cette volonté pouvait nuire; et si cette volonté perverse n'était pas éternelle, je demande qui l'a faite. Tout ce qu'on peut dire à présent, c'est que la mauvaise volonté a été produite par une cause sans volonté. Mais alors cette cause est supérieure, ou inférieure, ou égale. Si elle est supérieure, elle est meilleure; comment est‑elle sans volonté, ou plutôt comment n'en a‑t‑elle pas une bonne? Il en est de même, si elle est égale. Car, tant que deux êtres sont également de bonne volonté, il est impossible que l'un produise dans l'autre une volonté mauvaise. Reste cette dernière hypothèse, d'une cause inférieure et sans volonté, qui aurait rendu mauvaise la volonté de la nature angélique, la première coupable. Mais cette cause, si inférieure soit‑elle, quand ce serait de la terre, le dernier des éléments ne laisse pas d'être bonne en elle ‑même, comme nature; elle a sa mesure et sa beauté, dans son genre et dans son ordre. Comment donc ce qui est bon peut‑il produire une volonté mauvaise? Comment, je le répète, un bien peut‑il être cause d'un mal? C'est justement quand la volonté quitte ce qui est au‑dessus d'elle, pour se tourner vers ce qui est au‑dessous, qu'elle devient mauvaise : non pas que l'objet vers lequel elle se tourne soit un mal, mais le mal est dans l'action même. Ce n'est donc pas l'objet inférieur qui rend la volonté mauvaise, mais c'est la volonté elle‑même qui se déprave par ses désirs déréglés. En effet, si deux individus également disposés d'esprit et de corps sont en présence d'une même beauté, et que cette vue excite dans l'un des mauvais désirs, tandis que l'autre conserve son cœur chaste, dites‑moi pourquoi la volonté est‑elle mauvaise dans l'un, et non dans l'autre? Quelle est la cause de ce désordre dans celui en qui il se produit? Ce n'est pas la beauté du corps,

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puisque pour tous deux la vue a été la même et cependant l'impression différente. Est‑ce la chair qui en est cause pour l'un? Mais pourquoi pas pour l'autre? Est‑ce l'esprit en celui‑ci, mais pourquoi pas en celui‑là, puisque nous les supposons tous deux avec des dispositions égales ? Dirons‑nous que l'un a été tenté par une secrète suggestion du malin esprit, comme si le consentement à cette suggestion ou à toute autre insinuation semblable, ne dépendait pas de sa propre volonté? C'est la cause de ce consentement, de cette adhésion mauvaise de la volonté à la funeste persuasion du démon, que nous recherchons. Car enfin, pour terminer cette difficulté : si tous deux éprouvent la même tentation, que l'un cède et consente et que l'autre résiste, que peut‑on dire autre chose, sinon que l'un a voulu demeurer chaste, et que l'autre ne l'a pas voulu? Et tout cela est uniquement le fait de la volonté, puisque tous deux avaient la même disposition de corps et d'esprit. Tous deux ont eu également la même beauté, tous deux ont été tentés également; qui donc a produit cette mauvaise volonté en un seul? Ceux qui voudront le savoir ne trouveront rien, en se rendant bien compte. Si nous disons que c'est lui‑même qui l'a produite, qu'était‑il lui‑même avant cette volonté mauvaise, sinon une nature bonne faite par Dieu, le bien immuable? Quand donc l'un consent, tandis que l'autre refuse son consentement à des jouissances illégitimes, toujours dans la supposition qu'ils étaient tous deux dans la même disposition d'esprit et de corps, au moment où l'objet tentateur s'est présenté à leurs regards, prétendez‑vous que le premier est l'auteur de sa mauvaise volonté, puisqu'auparavant il était bon; dites‑moi alors s'il l'a produite en tant que nature, ou en tant que nature tirée du néant; et vous avouerez enfin que la mauvaise volonté n'a pas pour cause la nature, mais le néant dont elle est sortie ? Car si la nature est cause de la volonté mauvaise, ne serons‑nous pas obligés de dire que le mal vient du bien, et que le bien est la cause du mal, puisqu'une bonne nature produit une volonté mauvaise? Mais, est‑il possible qu'une bonne nature, quoique muable, fasse quelque chose de mal, c'est‑à‑dire produise une volonté mauvaise, avant d'avoir cette mauvaise volonté ?

 

CHAPITRE VII.

 

Il ne faut point chercher la cause efficiente de la mauvaise volonté.

 

Il est donc inutile de chercher la cause effi-­

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ciente de la mauvaise volonté; car cette cause n'est pas efficiente, mais déficiente; elle n'est pas comme production, mais comme défaillance; car déchoir de ce qui est souverainement, incliner vers ce qui a moins d'être, c'est commencer à avoir une volonté mauvaise. Or, vouloir trouver les causes de ces défaillances qui ne sont pas, je le répète, effectives, mais défectives, c'est comme si on voulait voir les ténèbres ou entendre le silence. Nous connaissons l'un et l'autre par les yeux et les oreilles, non pas en espèce, mais bien en tant que privation d'espèce. Ne me demandez donc pas ce que je sais ne pas savoir, si ce n'est pour apprendre à ignorer ce qu'on ne saurait savoir; car les choses qui ne se connaissent que par leur privation, ne se connaissent pour ainsi dire qu'en ne les connaissant pas, afin qu'en les connaissant, on les ignore. En effet, lorsque l'œil se promène sur des objets sensibles, il ne voit les ténèbres, qu'en commençant à ne plus voir. De même, c'est à l'oreille et non à un autre sens de percevoir le silence, et cependant elle ne s'en rend compte, qu'en n'entendant plus rien. Il en est ainsi pouf les natures spirituelles, notre esprit les conçoit par son intelligence; Mais dès qu'elles dévient du bien, nous ne les concevons plus qu'en les ignorant, « car qui peut comprendre le péché? » (Psaume, LXXXI, 13..)

 

CHAPITRE VIII.

 

Amour déréglé de la volonté, qui abandonne un bien immuable, pour s'attacher à un bien sujet au changement.

 

Ce que je sais, c'est que Dieu, par sa nature, ne saurait subir jamais, ni en aucune manière, de défaillance, et que les créatures tirées du néant y sont sujettes. Cependant, elles font d'autant plus de bien, qu'elles ont plus d'être et (alors comme elles font quelque chose) elles ont des causes efficientes : mais en tant qu'elles dévient du bien et qu'elles font le mal, (que peuvent‑elles faire alors sinon des riens?) elles n'ont que des causes défectives. Je sais aussi que la mauvaise volonté n'existerait pas en celui en qui elle se produit, s'il ne le voulait pas : et c'est pour cela que ces défaillances volontaires et non fatales sont justement punies. Car le mal ne consiste pas dans l'objet, vers lequel se porte la volonté, mais dans l'acte même de la volonté; c'est‑à‑dire qu'il y a défaillance, non à cause des mauvaises natures, mais parce que, contre l'ordre même des natures, la volonté s'éloigne de l'être souverain pour tendre vers ce qui a moins d'être. En effet, l'avarice n'est pas le vice de l'or, mais de l'homme qui aime l'or d'un amour déréglé, au mépris de la justice infiniment préférable à l'or. De même

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l'impureté n'est pas le vice des corps embellis par les grâces, mais de l'âme qui aime désordonnément les voluptés corporelles, au mépris de la tempérance qui nous unit à des beautés plus pures, parce qu'elles sont spirituelles et incorruptibles. Ainsi, la vaine gloire n'est pas le vice de la louange humaine, mais de l'âme qui recherche passionnément la louange des hommes, et méprise le témoignage de sa conscience. Enfin, l'orgueil n'est pas le vice de celui qui donne la puissance ou de la puissance même, mais de l'âme qui aime démesurément sa propre puissance, et méprise celle d'un autre plus juste et plus puissant. Ainsi, celui qui aime mal le bien d'une nature quelconque, en arrivant même au but de ses désirs, devient mauvais par le bien qu'il possède, et malheureux par la privation d'un plus grand bien.

 

CHAPITRE IX.

 

Le créateur de la nature des saints anges, est‑il aussi l'auteur de leur bonne volonte, par la charité, qu'a répandue en eux le Saint‑Esprit.

 

1. La mauvaise volonté n'a donc point de cause efficiente, ou, si je puis parler ainsi, de cause essentielle; elle est, pour les esprits mua­bles, le principe qui diminue et corrompt le bien de la nature; et ce qui la rend telle, c'est la défaillance qui lui fait quitter Dieu, sans qu'on puisse trouver d'autre cause de cet état, que la défaillance même. Mais prenons garde de dire aussi que la bonne volonté n'a point non plus de cause efficiente, car on pourrait croire que la bonne volonté des saints anges est incréée et co‑éternelle à Dieu. Puisqu'ils ont été créés eux‑mêmes, pourquoi leur volonté ne le serait‑elle point? Et si elle a été créée, l'a‑t­-elle été avec eux, ou bien ont‑ils été quelque temps sans elle? Si, avec eux, nul doute qu'elle n'ait été créée par celui qui les a créés eux­-mêmes; et dès le premier instant de leur créa­tion, ils se sont attachés à leur créateur, par le lien de l'amour qui les a créés. Et ilsse sont séparés des autres anges, par leur constance dans la même bonne volonté, tandis que ceux­-là ont changé par défaillance, c'est‑à‑dire par mauvaise volonté, en s'éloignant volontaire­ment de la bonne. Mais, si les bons anges ont d'abord été sans cette bonne volonté, et qu'ils l'aient produite en eux‑mêmes sans le secours de Dieu, ils se sont donc faits eux‑mêmes meil-

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leurs qu'il ne les a créés. Loin de nous cette pensée! Car, qu'étaient‑ils sans la bonne volonté, sinon méchants ? Ou s'ils n'étaient pas méchants, parce qu'ils n'avaient pas de mauvaise volonté, (car, ils n'avaient pas pu perdre la bonne, qu'ils n'avaient point encore,) certainement ils n'étaient pas aussi bons que lorsqu ils ont commencé à avoir la bonne volonté. Ou bien, s'il est vrai de dire qu'ils n'ont pu se rendre eux‑mêmes meilleurs que Dieu ne les avait faits, puisque personne ne peut rien faire de meilleur que lui; il faut en conclure que cette bonne volonté, qui les a rendus meilleurs, ils n'ont pu l'avoir sans le secours du Créateur. Et lorsque cette bonne volonté, au lieu de les tourner vers eux‑mêmes, qui avaient moins d'être, a fait qu'ils se sont tournés vers l'être souverain, afin qu'en s'attachant à lui, ils en eussent davantage et participassent à sa sagesse et à sa félicité suprême. Quelle conséquence devons‑nous tirer de là? sinon que leur volonté, quelque bonne qu'elle fût, serait toujours demeurée pauvre et avec ses désirs stériles, si celui qui de rien a fait une bonne nature capable de le posséder, ne l'eût rendue meilleure en se donnant à elle, après lui en avoir inspiré un plus ardent désir?

 

2. Car, et c'est là encore une chose à éclaircir, si les bons anges sont les auteurs de leur bonne volonté, l'ont‑ils produite par quelque volonté, ou non. S'ils n’en avaient point, ils n'ont rien produit. S'ils en avaient une, cette volonté était bonne ou mauvaise. Si elle était mauvaise, comment a‑t‑elle pu en produire une bonne? Si elle était bonne, ils avaient donc déjà une bonne volonté? Et quel autre en était l'auteur, si ce n'est celui qui les avait créés avec la bonne volonté, c'est‑à‑dire avec ce pur amour qui les unit à lui, leur donnant tout à la fois et la nature et la grâce? Aussi devons‑nous croire que les saints anges n'ont jamais été sans la bonne volonté, c'est‑à‑dire sans l'amour de Dieu. Quant aux autres anges créés bons, et cependant devenus mauvais par leur propre volonté, qui ne vient point de leur nature originellement bonne, mais de leur défaillance volontaire du bien, car c'est l'éloignement du bien et non le bien qui est la cause du mal; ou ils ont reçu de Dieu une grâce moins forte que ceux qui ont persévéré; ou, s'ils ont tous été créés également bons, les uns sont tombés par leur mauvaise volonté, les autres aidés davantage sont parvenus à cette plénitude du bonheur, dont ils sont assurés de ne jamais déchoir, comme nous l'avons déjà montré, au livre précédent. Il faut donc reconnaitre, en rendant de justes actions de grâces au Créateur, que ce n'est pas seulement des justes sur

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la terre, mais encore des saints anges, que l'on peut dire que l'amour de Dieu a été répandu en eux par l'Esprit‑Saint qui leur a été donné, (Rom. v, 5) et que ce n'est pas seulement du bien des hommes, mais premièrement et spécialement de celui des anges, dont il a été dit : « Mon bien est d'être étroitement uni à Dieu.» (Ps. Lxxii, 28.) Tous ceux qui participent à ce bien ont entre eux et avec celui auquel ils sont unis une société sainte; ils sont l'unique Cité de Dieu, son vivant sacrifice, son même temple vivant. C'est de cette partie de la Cité de Dieu, qui doit être un jour réunie aux anges immortels, et qui est composée d'hommes mortels; c'est de ceux‑là, dont les uns poursuivent leur pélérinage ici‑bas et les autres reposent dans les demeures secrètes destinées aux âmes, après la mort du temps, qu'il nous faut maintenant parler; comme nous l'avons fait pour les anges, nous dirons l'origine de cette partie de la Cité sainte, ouvrage d'un même Dieu Créateur. C'est d'un seul homme, que Dieu a créé d'abord, qu'est sorti tout le genre humain ; la Sainte Écriture en fait foi et elle s'est justement acquise une merveilleuse autorité dans tout l'univers et chez tous les peuples, puisqu'entre autres prédictions vraies, sa parole toute divine a annoncé la croyance de ces peuples à ses témoignages.

 

CHAPITRE X.

 

Fausseté de ces traditions qui donnent aux temps passés tant de milliers d’années.

 

1. Méprisons donc les conjectures de ceux qui ne savent ce qu'ils disent, quand ils parlent de l'origine ou de la création du genre humain. En effet, les uns croient que les hommes, aussi bien que le monde, ont toujours été. Ainsi, Apulée, dans son livre sur le Démon de Socrate, dit que chaque homme pris en particulier est mortel, mais que le genre humain ne l'est pas; et quand on demande à ceux qui croient à la perpétuité de la race humaine, comment leur opinion peut se concilier avec les données de l'histoire qui nomme les premiers inventeurs des arts et des sciences, les premiers habitants de telle ou telle partie de la terre ou des îles, ils répondent qu'à des époques fixes, surviennent des déluges et des embrasements qui dépeuplent de vastes contrées, en sorte qu'il ne reste qu'un petit nombre d'habitants pour repeupler la terre. (SÉNEQ. liV. V, des Quest. Nat., eh. xxvii Pt xxix et CICER. liV. Il, de la Nature des Dieux). Si bien que ceux qui viennent ensuite, apparaissent comme les premiers, tandis qu'il ne font que renouveler et rétablir ce qui a été détruit par tant de calamités, qu'au reste un homme ne saurait venir que d'un autre

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homme. Mais ils disent ce qu'ils pensent et non ce qu'ils savent.

 

2. Ce qui les trompe encore, ce sont certaines traditions mensongères, (CICERON, liv. ler, de la Divination et Lactance liv. VII, c. xiv) qui font remonter l'histoire des temps à plusieurs milliers d'années, tandis que, d'après la Sainte‑Écriture, nous ne comptons pas encore six mille ans, depuis la création de l'homme. Aussi, sans m'arrêter longuement à ces histoires fabuleuses qui forgent des siècles à plaisir; qu'il suffise, pour montrer combien elles sont dénuées de toute autorité, de citer cette lettre d'Alexandre‑le-Grand à sa mère Olympias, (Plus haut, liv. VIII, c. v) où il rapporte, sous le nom d'un certain prêtre Egyptien, des révélations tirées des archives sacrées de l'Egypte; cette lettre parle aussi des royaumes dont l'histoire grecque fait mention. Or, d'après cette lettre écrite par Alexandre , l'empire des Assyriens dépasserait en durée cinq mille ans ; tandis que l'histoire grecque ne lui donnerait guère que treize cents ans d'existence depuis le règne de Bélus, que les deux relations reconnaissent pour le premier roi des Assyriens. Quant à l'empire des Perses et des Macédoniens, jusqu'à Alexandre qui consultait ce prêtre à ce sujet, on lui donne plus de huit mille ans; tandis que les Grecs n’accordent aux Macédoniens, jusqu'à la mort d'Alexandre, que quatre cent quatre-vingt cinq ans d'existence, et aux Perses, jusqu'à la fin de leur empire par la victoire de ce prince, deux cent trente trois ans seulement (1). Les derniers calculs sont bien loin de ceux des Egyptiens, et quand bien même on les triplerait, on n'arriverait pas à leur compte. Il est vrai que les anciennes années Egyptiennes étaient très‑courtes, puisqu'on a constaté qu'elles ne se composaient que de quatre mois. (PLINE, liv. VII.) D'où il suit que l'année pleine et vraie, qui ressemble maintenant à la nôtre, en comprendrait trois de leurs anciennes. Mais, je le répète; cela ne suffirait pas encore à faire concorder la chronologie des Egyptiens avec l'histoire grecque. Aussi faut‑il ajouter foi à la chronologie des Grecs, parce qu'elle est en rapport avec la vérité de nos Saintes‑Écritures. Or, si cette fameuse lettre d'Alexandre renferme de tels erreurs dans la supputation des années anciennes, qu'on ne saurait y croire; à combien plus forte raison faut‑il se défier de ces histoires remplies d'antiquités fabuleuses,

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(1) Voir, dans le volume précédent, lâ note que nous avons mise au chapitre vii du livre IVe, pag. 566.

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que l'on voudrait opposer à l'autorité de ces livres divins, qui annoncent la foi de tout l'univers à ce qu'ils contiennent. Toute la terre en effet, a vu selon ce qui a été prédit; et l'accomplissement fidèle des prédictions futures dont nous sommes les témoins, garantit la vérité des récits de la Sainte‑Écriture dans le passé.

 

CHAPITRE XI.

 

De ceux qui pensent que le monde n'est pas éternel, mais qui supposent des mondes innombrables en un seul et même monde, se détruisant et renaissant sans cesse à des époques périodiques.

 

Il en est d'autres qui ne croient pas ce monde éternel; (Voir Lactance, liv. II, c. ix) soit qu'ils supposent des mondes à l'infini, soit qu'ils n'en admettent qu'un seul, mourant et renaissant toujours, à des époques périodiques (Voy. plus loin, liv. XVIII, C. XLI); mais alors de toute nécessité, ils avouent l'existence de l'homme avant la génération humaine. En effet, ils ne peuvent pas dire, comme pour les déluges et les embrasements qui désolent une partie de la terre, qu'il reste toujours quelques hommes pour réparer le genre humain. Si le monde entier périt, il n'y a plus rien dans le monde Mais comme ils croient que le monde même renaît de sa propre matière, il faut aussi que le genre humain renaisse de ses propres éléments, puis se multiplie par la voie de la génération comme les autres animaux.

 

CHAPITRE XII.

 

Ce qu'il faut répondre à ceux qui demandent pourquoi l’homme a été créé si tard.

 

Ce que j'ai répondu, en traitant de l'origine du monde, à ceux qui refusent de croire qu'il ait commencé d'être, selon l'opinion exprimée par Platon lui‑même, (In Timœo) bien que plusieurs lui supposent un autre sentiment, je le répondrai encore, au sujet de la création de l'homme, à ceux qui également persuadés de son éternité, demandent pourquoi l'homme n'a pas été créé pendant les temps infinis qui ont précédé, et d'où vient qu'il a paru si tardivement, que, d'après les Saintes‑Écritures, il n'y a pas encore six mille ans, depuis son origine. Si ce qui les choque, c'est le petit nombre d'années écoulées, à partir de la création de l'homme, telle que l'attestent nos livres saints ; qu'ils considèrent que tout ce qui a une fin, ne saurait être de longue durée et que tous les

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espaces des siècles qui passent, ne sont qu'un pur néant, en comparaison de l'éternité qui demeure. Aussi, quand il y aurait, je ne dis pas, cinq ou six mille ans, mais soixante ou six cent mille ans, mais soixante ou six cents fois cent mille ans, que Dieu eût fait l'homme; et même quand on multiplierait ces chiffres jusqu'à ce qu'on atteigne la limite des nombres, on pourrait toujours demander pourquoi Dieu ne l'a pas fait plus tôt. Car ce repos éternel de Dieu, avant la création, est d'une immensité telle, que si on le compare aux années du temps, si nombreuses soient‑elles, mais toujours limitées dans leur durée, il y aura encore plus de disproportion entre ce fini et cet infini, qu'il y en a entre la moindre goutte d'eau et l'Océan tout entier; parce que malgré l'extrême petitesse de l'une et l'incomparable grandeur de l'autre, ils ont néanmoins cela de commun, c'est qu'ils sont tous deux finis. Mais cet espace de temps qui commence et qui a un terme, quelle que soit son étendue, en regard de ce qui ne commence pas, je ne sais vraiment pas s'il faut l'estimer encore quelque chose, ou plutôt la regarder comme rien. En effet, défalquez de votre calcul les quantités les plus petites possibles, votre nombre diminue, et quelque grand qu'il soit, par des rattachements successifs, vous arriverez à ne plus avoir de terme pour l'exprimer; comme en retranchant de la vie d'un homme le jour actuel et successivement jusqu'au jour de sa naissance, vous arrivez bientôt au commencement. Mais de ce qui dure toujours, de ce qui est sans commencement, que l'on retranche, je ne dis pas quelques minutes, ni même certaines quantités d'heures, de jours, de mois ou d'années, mais des temps aussi longs que peuvent en comprendre des séries d'années incalculables, et qui cependant ne peuvent échapper insensiblement à une soustraction complète; que l'on retranche, dis‑je, ces périodes immenses de temps, non pas seulement une fois, ni deux fois, mais encore et toujours : qu'arrive‑t‑il? qu'en résulte‑t‑il? puisqu'on n'arrive jamais à ce commencement qui n'est pas. Aussi, ce que nous demandons après cinq mille ans et plus, nos descendants pourraient le demander de même, après six cents fois cent mille ans, si la vie humaine se prolongeait jusque‑là et que les hommes fus-

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sent alors aussi faibles et aussi ignorants que nous. Ceux qui furent avant nous, dans les premiers âges de la création, pouvaient faire la même question. Enfin, le premier homme lui-même, le lendemain ou le jour même de sa création, pouvait demander aussi pourquoi il n'avait pas été créé plus tôt. Et en quelque temps qu'il eût été créé, plus tôt, ou plus tard, ou maintenant, la difficulté touchant l'origine des choses temporelles resterait la même.

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