Darras tome 25 p. 418
42. Voici en quelle forme eurent lieu les communications échangées entre la diète siégeant à Mayence et Henri IV encore détenu au château de Bœchelheim. « L'empereur, disent les Annales d'Hildesheim, avait passé la fête de Noël privé de tout service religieux. En signe de deuil, il ne voulut ni prendre le bain, ni se laisser faire les cheveux et la barbe, non balneatus et intonsus. Il versait des torrents de larmes; dans son désespoir il s'écriait que ses péchés étaient la cause de tous ses malheurs. Craignant de la part des princes un traitement plus dur encore, il fit appeler l'évêque élu de Spire (chargé de la garde du château), le suppliant de le présenter à la diète, promettant de se conformer à tout ce qui serait décidé par cette assemblée, s'offrant à remettre aux mains de son fils le pouvoir royal, toutes les cités et forteresses qui lui restaient encore, à la condition que le jeune roi lui assignerait des domaines et un apanage convenables pour qu'il pût vivre désormais en simple particulier. Or, le jour de la fête de saint Jean l'Évangéliste (27 décembre), l'évêque nommé de Spire se rendit à Mayence pour y recevoir la consécration épiscopale, qui lui fut donnée, ainsi qu'au nouvel élu de Wurtzbourg, par le vénérable métropolitain Rolhard. Après la messe du sacre, ayant fait connaître au jeune roi et aux princes de la diète les propositions de Henri IV, il fut convenu qu'on se transporterait à Ingelheim pour y entendre l'empereur. Le jour de cette conférence fut fixé au 31 décembre suivant1. » Tel est le récit des Annales d'Hildesheim. Il a toutes les apparences de la vérité. La circonstance du sacre de Gébhard et de son collègue de Wurtzbourg ne saurait avoir été supposée après coup, ni faussement inventée : elle eut pour témoin la diète entière. Cette circonstance est importante parce qu'elle nous aide à déterminer la durée précise du séjour du
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1 « Qua de causa dum ipse se de castello quo manebat Moguntiam exhibere tentaret, principes propter cavendum tumultum vulgi, suai potius quain flli ' parti favere solentis, ipsi lngilenbeim occurrerunt, anno 1105 decembris 31. » 1 ,., (Id. ibid., col. 998.)— 'Annal. Hildeshcim., Pair, la!., tom. CXLI, col. 593.
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p419 CHAP. II. DIÈTE DE MAYENCE (1103).
pseudo-empereur au château de Bœckelheim, et qu'elle réduit singulièrement le temps de son prétendu martyre dans ce prétendu cachot. Il y était entré, on se le rappelle et c'est lui-même qui nous l'a appris, le vendredi avant Noël, 22 décembre! 103. Or, le mercredi suivant, 27 décembre, la diète ayant résolu de se transporter à Ingelheim pour y tenir la conférence projetée, le pseudo-empereur dut quitter Bœckelheim dès le jeudi 28, afin d'arriver à la villa impériale d'Ingelheim, à moitié chemin de Bingen à Mayence, pour la date du 31 fixée d'avance par la diète. Cette fameuse captivité dont les lamentations officielles voudraient faire comme une nouvelle captivité de Babylone, dura donc en tout cinq jours pleins. Ce n'était pas assez de temps pour y mourir de faim, en supposant même que les garziones de l'office et de la bouche impériale n'eussent pas servi chaque jour sur la table de Henri IV les mets dont nous savons que, dans leur zèle catholique, ils jetaient les restes aux chiens. Il était utile de rétablir sur ce point, comme sur tant d'autres, la vérité historique.
43. Dans ses lettres à Philippe I et à saint Hugues, le pseudo-empereur a tellement dénaturé et travesti tous les détails de cet épisode qu’il n’en est resté qu’un pur roman, mais un roman en deux éditions perpétuellement opposées l'une à l'autre, et toutes deux également contraires à la vérité. Ainsi, dans la version destinée au roi Philippe I, sans dire un mot de la présence au château de Bœckelheim de l'évêque de Spire, ni des propositions qu'il chargea ce vénérable intermédiaire de transmettre en son nom à la diète, il s'exprime en ces termes : « Durant ces jours qui furent pour moi des jours de pénitence et de tribulatiqn, un des princes, nommé Wiebert1, envoyé par mon fils, me vint trouver et me dit de sa part qu'il n'y avait aucun moyen de me sauver la vie si je n'abdiquais sans réserve aucune et ne déposais entre ses mains les insignes de la royauté ; que tels étaient la volonté et l'ordre absolu des
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1Quidam principum Wicbertus. Aucun des chroniqueurs ni annalistes contemporains ne fait mention de ce personnage. Le nom de Wiebert ou Wibert, alors très-usité en Allemagne, pourrait fort bien avoir été mis en avant par le pseudo-empereur pour dérouter ceux qui auraient eu la fantaisie de contrôler l'exactitude de son récit, dont nous allons bientôt voir l'insigne fausseté.
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Membres de la diète. Or j'ai toujours eu pour maxime qu'un homme, fût-il maître du monde entier, n'ayant rien de plus précieux que la vie, ne saurait hésiter à lui sacrifier tous les trônes de la terre. Considérant donc que, de gré ou de force, il me faudrait en venir à ce qu'on exigeait de moi, je pris le parti d'envoyer à Mayence les insignes impériaux, la croix, la lance et le glaive. Ce fut alors qu'après de nouvelles délibérations, mon fils, accompagné de tous les princes qui m'étaient hostiles, se rendit à Ingelheim. Il eut soin de laisser à Mayence tous mes amis, mes féaux, sous prétexte que dans quelques jours il allait me ramener au milieu d'eux. En même temps, il envoyait en grand nombre des hommes d'armes qui me firent sortir du château de Bœckelheim et me conduisirent en sa présence1. » L'attitude que se donne ici à lui-même le pseudo-empereur est beaucoup moins touchante que celle dont nous parlent les Annales d'Hildesheim. Sa maxime de préférer la vie à l'empire de l'univers n'est pas fort héroïque ; mais il en avait besoin pour accentuer davantage aux yeux du roi de France le danger imminent que courait sa vie. Informé qu'il n'y avait pas d'autre moyen de la sauver, il se laissa arracher une promesse d'abdication et transmit de Bœckelheim à Mayence les insignes impériaux. C'est ce qu'il mande à Philippe I en termes si catégoriques, si formels, si positifs, qu'il ne paraît pas possible d'en douter. Et pourtant ce même Henri IV, dans sa lettre à saint Hugues de Cluny, tient un langage tout différent. Comme saint Hugues savait parfaitement, par ses relations avec les monastères bénédictins d'Allemagne, que jamais la diète de Mayence n'avait songé à attenter aux jours du pseudo-empereur, Henri IV renonce
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i « In illis pœnitentiae et tribulationis meœ diebus, a fiïio meo missus venit ad me quidam principnm Wicbertus, dicens nullum vitae meae esse eonsilium, nisi sine ulla contradietione etiam regni insignia redderem, ex voluntate et imperio principum. At ego, et si omnis terra quantum inhabitatur regni mei esset terminus, volens vitam regno commntare ; quia vellem noUem sic agendum et sic definitum intelligebam, coronam, lanceam, gladium misi Moguntiam. Tune communicato consilio, cum inimicis meis filius meus egrediens, relictis ibidem Hdelibus et amicis nostris, quasi me eo adducturus, sub multa frequentia et custodia armatorum me eductum, ad villam quae Ingelbem vocatur, fecit me ad se adduci. » (Henric. VI, Epist. ad Philip, reg., ap. Sigebert. Chronic. ; Patr. lat. tom. CXX, col. 232.)
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à exploiter près de lui ce thème inacceptable. Il ne s'agit plus de racheter sa vie mais sa liberté : ce qui est fort différent. Comme on n'ignorait pas non plus à Cluny que, depuis longues années, pour soustraire les insignes impériaux à toutes les vicissitudes politiques et à la fortune diverse de tant de guerres civiles, le pseudo-empereur les avait déposés dans la forteresse presque imprenable de Hammerstein, il était impossible que saint Hugues pût croire à la remise immédiate, faite au château même de Bœckelheim, de ces précieux insignes. Pour remettre quelque chose, il faut l'avoir sous la main. Or, à Bœckelheim, du fond de son cachot puisqu'il l'appelle ainsi, Henri IV, incarcéré lui quatrième, dépouillé de tout par l'ambition d'un fils dénaturé, n'aurait pu faire sortir ce trésor enfermé sous triples chefs dans la forteresse de Hammerstein, située à plus de vingt lieues de là, entre Andernach et Bonn. De plus, comme à Cluny il eût été facile de faire constater par les bénédictins allemands l'identité du personnage problématique et l'exactitude du rôle attribué précédemment à « l'un des princes de la diète nommé Wiebert,» ce nom est supprimé dans la lettre à saint Hugues. Enfin, comme on pouvait également savoir à Cluny qu'il n'y avait eu aucun message adressé à son père par le jeune roi depuis l'ouverture de la diète, cette articulation est encore éliminée. Voici donc la nouvelle version du pseudo-empereur : «Durant ma captivité, dit-il, on me manda, mandatum est, qu'il n'y avait aucun espoir d'obtenir ma mise en liberté, liberationis nostrœ, si je ne livrais à l'instant la croix, la lance et les autres insignes royaux. Après m'être convaincu, à n'en pouvoir douter, qu'en effet sans cela ma délivrance serait à jamais impossible, je transmis l'ordre à ceux qui gardaient la forteresse où les royaux insignes étaient en dépôt d'avoir à en faire la remise. Ces fidèles serviteurs, comprenant que ma vie était en péril, se décidèrent mais à grand regret ; ils remirent la croix, la lance avec les autres insignes. Après ces violences barbares, exécutées au mépris de Dieu, contre tout droit et toute justice, on me tira de mon horrible prison, pour m'amener à lngelheim près de Mayence. Mon fils y arriva de son côté, avec une foule de personnages recrutés
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parmi mes ennemis mortels, ayant laissé à Mayence presque tous mes féaux, sous prétexte qu'il allait bientôt me ramener au milieu d'eux 1» On a pu remarquer dans cette seconde rédaction l'habileté avec laquelle le pseudo-empereur, ne mettant d'abord en avant que le besoin de sauver sa liberté, liberationis nostrœ nullum esset consilium, d'obtenir sa délivrance, nullatenus aliter quam huc modo liberari posse, substitue tout à coup et sans transition aucune aux termes de liberté et de délivrance ceux de dangers pour sa vie, ut saltem hoc modo vitam nobis redimerent, de périls de mort, qui périculum vitœ nostrœ intelligentes. Cette contradiction si choquante pour quiconque a sous les yeux et peut confronter le texte des deux lettres émanées du pseudo-empereur, le devait paraître moins pour ceux qui n'avaient entre les mains que la seule missive adressée à saint Hugues de Cluny. Dans celle-ci en effet le pseudo-empereur venait de déclarer que « les violences, les menaces, le glaive sans cesse levé sur sa tête, enfin le supplice de la faim et de la soif» endurés par lui dans sa prison de Bceckelheim « l'avaient réduit à l'article de la mort, » usque ad ipsum articulum mortis. En ce cas, on pouvait facilement admettre que recouvrer la liberté était pour lui-même chose que sauver sa vie. Mais tout cet échafaudage de subtilités, de fictions, d'agencements romanesques, s'évanouit devant la réalité historique. La question des insignes royaux ne fut l'objet d'aucure négociation entre le jeune roi et son père, durant les six jours que celui-ci passa à Bceckelheim ; le nom d'un certain Wiebert, membre de la diète , envoyé pour traiter cette affaire, est fictif. La remise des insignes royaux n'eut pas lieu avant
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1. « Interea rnandatum est nobis quod liberationis nostrœ nullura esset con-siliuin nisi exteniplo daretur et crux et lancea, cœteraque regalia insignia. Cuin ergo indubitanter inteileximus nos nullatenus aliter quam hoc modo liberari posse, mandavimus illis qui erant in castello ubi regalia habeban-tur, ut saltem boe modo vitam nobis redimerent. Qui periculum vitre nos-trre intelligentes, prrefatam erucem et lanceam cura aliis insignibus, licet inviti, tradiderunt. His ita (posthabito Dei etomni jure et justitia) inhumane peractis, eduxerunt nos de horribili carcere in locum, qui dicitur Ingelbeim, juxta Mo-guntiam, quo venit fllius noster cum mortalibus iuimicis nostris et eorum multitudine, relictis ferme omnibus fidelibus nostris Moguntire, ea spe quod nos illuc ad eos deberet ducere. (Henric. IV, Epist. ad Hugon. Cluniar.., l'air-lai-, tom. CLIX, col. 946.)
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la conférence d'Ingelheim ; en sorte que le pseudo-empereur mentait également et dans son récit à Philippe I et dans la version du même récit, remaniée et modifiée à l'usage particulier de saint Hugues. Chacune de ces conclusions ressort péremptoirement du témoignage catégorique des Annales d'Hildesheim, lesquelles s'expriment ainsi : «Après que la déposition de Henri IV eut été prononcée à Ingelheim (31 décembre 1103), le jeune roi revint avec les princes de la diète à Mayence. Il fit alors partir pour le château Hammerstein le comte Werner, accompagnant l’infâme Volcmar qui avait été le conseiller de l'empereur et le complice de tous ses crimes, avec ordre de retirer de cette forteresse et de lui apporter les insignes royaux. Ces précieuses reliques arrivèrent à Mayence la veille de l'Epiphanie (3 janvier 110G), et furent reçues en grande pompe par l'archevêque Ruthard, escorté de tout le clergé et du peuple de la ville1. » La notoriété publique d'une cérémonie qui eut tous les membres de la diète pour témoins, à laquelle prirent part tout le clergé et le peuple de Mayence, la précision des dates, des circonstances, des noms propres fournis par l'annaliste d'Hildesheim, ne laissent rien subsister des allégations du pseudoempereur.
§ VIII. Abdication de Henri IV à Ingelheim.
44. Il en sera de même de son récit de la conférence d'Ingelheim. Cette fameuse conférence eut lieu le 31 décembre ; elle se par l'abdication volontaire et la déposition définitive de Henri IV. Voici d'abord le résumé très-succinct que nous en a laissé Ekkéard d'Urauge : « Les princes, dit-il, se rendirent tous à Ingelheim, où ils s'abouchèrent avec l'empereur. Leur accord unanime détermina celui-ci à confesser ses crimes et à promettre satisfaction. Comme les légats apostoliques n'avaient pas la faculté de l'absoudre des
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1 « Deposito vero pâtre, filius Moguntiam cum regni priucipiDus revertitur et propter regalia Werinherum comitem Hamersten misit, et nequissiuiuui Volc-marum, qui fuit cousiliarius patris et omuiuru scelerum conscius; et iu vigilia Epiphanice ea attuiit, et a Ruothardo archiepiscopo et ornui clero et populo lio-norifice suscipiuntur. » (Annal. IJildesheim., Pair, lat-, lova. CXLI, col. 593.)
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liens de l'excommunication ni de lui fixer un mode de pénitence, pouvoir qui n'appartenait qu'à l'autorité directe du siège apostolique, HenrilV, cédant aux conseils des princes de l'un et l'autre parti, déclara qu'il faisait abandon volontaire en faveur de son fils des insignes royaux ou impériaux, savoir : la croix, la lance, le sceptre, le globe et la couronne. Recommandant ensuite le jeune roi avec grande effusion de larmes à leur fidélité, et lui exprimant à lui-même tous ses vœux de prospérité et de bonbeur, il promit de ne plus s'occuper désormais que du salut de son âme, en se conformant aux décrets du souverain pontife et aux lois de la sainte Église. Cet acte d'abdication terminait son règne et inaugurait celui de son fils Henri, cinquième du nom4.» Tel est le laconique récit d'Ekkéard. Il ne retrace que les grandes lignes, mais il les accuse nettement. La conférence d'Ingelbeim fut exclusivement une assemblée politique, composée des princes qui formaient le conseil général de la nation. Les deux légats apostoliques n'y interviennent que pour déclarer qu'ils n'ont pas le pouvoir de relever Henri IV des censures ecclésiastiques ni de l'absoudre de l'anatbème. Son excommunication avait été promulguée au concile de Latran par le pape Grégoire VII ; elle ne pouvait être levée que par le pape successeur légitime de Grégoire VII et avec la même solennité. Là se borne l'intervention des légats. Le conseil d'abdication émane des princes. Ce sont les princes qui le donnent, les princes de l'un et l'autre parti, utriusque partis consiliis, dit le chroniqueur, et leur concert est unanime, generali illum circumvenientes consilio. Cette unanimité est la réprobation de Henri IV et le signe de son irrémédiable déchéance. Ingelheim fut son Canosse politique. Dans la forteresse italienne
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1 « Heinrico seniori principes Ingilenheim occurrerunt; tandemque generali Ulum circumvenientes consilio, usque ad reatus confessionem satisfactionisque professionem perducunt. Cui eum legati communionem seu pcenitentiar modum absque generalis synodi et apostolicoe discussionis censura reddere ad praesens non possent, ipse partis utriusque consiliis annuens, regalia vel imperialia in-signia, crucem scilicet et lanceam, sceptrum, globum atque coronam filii potes-tati tradidit, prospéra illi imprecans, illum primatibus multo fletu commendans, et extunc juxta summi sacerdotis totiusque Ecclesire décréta sure consullurum animas promisit. Hoc ordine Heinricus illius nominis quintus regnare cœpit. » (Ekk. Uraug., Chronic, Pair, lat., t. CLIV, col. 998.)
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Canosse il avait hypocritement abusé de la clémence d'un pape ; à Ingelheim toutes ses fourberies et ses ruses furent impuissantes à tromper ses anciens sujets et à les fléchir. Les Annales d'Hildesheim sont un peu plus explicites que la Chronique d'Ekkéard, sans cependant fournir elles-mêmes beaucoup de détails. C'est la meilleure preuve que les princes seuls assistèrent à cette conférence d'État, en sorte que les écrivains ecclésiastiques ne purent avoir sur ces importantes délibérations que des renseignements généraux. «Les princes s'étaient réunis à Ingelheim au jour fixé, 31 décembre 1115, disent les Annales, et l'empereur fut introduit à la conférence. Il abdiqua en faveur de son fils et remit entre ses mains le pouvoirroyal; puis se prosternant devant toute l'assemblée aux pieds du cardinal légat apostolique, il le supplia de lui accorder l'absolution, de le relever de son ban d'anathème, confessant que, depuis longues années, il avait été excommunié par le pape Hildebrand, s'accusant d'avoir injustement promu sur le trône apostolique l'antipape Wibert, d'avoir sacrilégement bouleversé la république chrétienne, enfin se reconnaissant coupable de tout ce dont il était accusé, sauf du crime d'avoir adoré les idoles. Or, le cardinal s'était rendu à Ingelheim en simple témoin, sans vouloir prendre de part active aux délibérations, cardinalis inopinale ad hœc fada convenerat. II répondit qu'il n'était nullement en son pouvoir de juger un si grand personnage, ni de décider une question qui avait coûté tant de sang à l'Allemagne; que le seigneur apostolique, s'il était en Germanie, pourrait seul le faire. Henri IV fut ainsi déposé; et son fils accompagné des princes retourna à Mayence 1. » Ce récit de l'an-
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1 « Regni principes condixerant convenire ad Ingeleheim II0 Kalendarum Ja-nuarii. Ibique imperator est praesentatus. Itegnum filio tradidit, atque omnium pedibus provolutus, praecipue cardinali legato apostolicee sedis veniam et abso-lutionem banni precabatur, conlitens se muito tempore anatbematizatum esse a papa Hildebrando, et injuste super eum eonstituisse VVicbertum papam, et suis temporibus rem pnblicam nimis esse turbatam; et cuncta quae sibi objece-rant confessus est, excepto quod idola non adoraret. Cardinalis autem, qui ino-pinate ad haee facta convenerat, ducens se nullo modo tam magnam personam suscipere, propter quem tanta mala in toto regno sunt perpetrata, nisi ipseme1 apostolicus adveniret. Deposito vero pâtre, fiiius Moguntiarn cum regui prinei-pibus revertitur. » [Annales Rildeshaim., l'air, lat., tom. CXLI, col. 593.)
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nalisle confirme les données d'Ekkéard sur le caractère exclusivement politique de la conférence d'Ingelheim. La présence du cardinal Richard d'Albano, légat du siège apostolique, n'impliquait aucune participation offîcielle de ce personnage à la délibération. On conçoit les instances faites près de lui par le pseudo-empereur pour en obtenir une absolution immédiate, qui lui eût permis le lendemain de reprendre les armes et de ressaisir avec le sceptre le pouvoir, si doux à son cœur, de recommencer ses actes de cruauté et de vengeance. Mais le légat répète à Ingelheim ce qu'il avait dit à la diète de Mayence, ses instructions ne l'autorisaient ni à connaître de la cause canonique de Henri IV, ni à le relever du ban d'excommunication. Rien n'était plus légitime et plus sage que cette mesure pontificale. Le pape Pascal II s'était réservé personnellement à lui-même ou à ses successeurs sur la chaire de saint Pierre l'absolution définitive d'un prince persécuteur de l'église, tyran de ses états, excommunié depuis trente ans et qui venait quelques mois auparavant de créer pour la sixième fois un antipape à Rome. On aura remarqué la confession publique et l'aveu formel que le pseudo-empereur fait devant l'assemblée de tous les griefs qui lui avaient été reprochés, cuncta quœ sibi objecerant confessas est. Cette expression suppose qu'au sein de la conférence les princes venaient de faire l'énumération des crimes de son règne. Il serait fort intéressant pour l'histoire de connaître cette liste de forfaits produite à Ingelheim. Nous ne l'avons plus. Mais il paraît qu'elle était complète, puisqu'elle renfermait l'articulation du crime d'idolâtrie, telle que nous l'avons rencontrée sous la plume du vénérable Géroh de Reichersperg. Le pseudo-empereur s'avoua coupable de tout le reste, « sauf du crime d'adorer les idoles, » excepta quoi idola non adoraret. On peut lui laisser le bénéfice de sa protestation; les monstrueuses passions auxquelles il avait jusque-là sacrifié tant d'innocentes victimes ne constituaient peut-être pas en effet un culte idolâtrique proprement dit.
45. Parallèlement au récit d'Ekkéard et à celui des Annales d'Hildesheim, se contrôlant et se confirmant l'un par l'autre, l'écrivin Vita Henrici anonyme de la IV nous a laissé, de la conférence
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d'Ingelheim et de l'abdication de Henri IV, une narration beaucoup plus dramatique. «La diète de Mayence, dit-il, avait accueilli avec des applaudissements et des transports de joie la nouvelle de l'incarcération de l'empereur par son fils. Ce crime était exalté comme un acte de suprême justice, cette trahison semblait le comble de la vertu. Le jeune roi expédia sur-le-champ un message à son père, lui signifiant, s'il voulait éviter la mort, d'avoir à faire sans délai la remise de la croix, de la couronne, de la lance et des autres insignes royaux, avec celle des places fortes encore en son pouvoir. L'empereur n'hésita point à faire tout ce qu'on demandait ; il estimait la conservation de ses jours préférable à celle du trône. Mais ce sacrifice ne parut point encore suffisant. On voulait le voir comparaître en personne et déclarer lui-même en présence de tous qu'il renonçait à l'empire. Il vint donc, ou plutôt on l'amena ; car il n'était pas libre. On ne lui donna point de siège. Lui, le souverain, il était seul debout devant ces princes dont aucun n'eût osé naguère s'asseoir en sa présence. Il dut subir jusqu'à la fin son rôle de captif; il en tint jusqu'au bout le langage. Sa parole même n'était plus libre. On lui demanda s'il renonçait spontanément et de plein gré à l'empire. Sa réponse, contraire à sa pensée véritable mais commandée par l'inexorable nécessité, fut celle-ci : « Je renonce volontairement à l'empire, sans y être ni contraint ni forcé. Je ne me sens plus assez de forces physiques pour tenir les rênes du commandement. Le pouvoir n'a plus aucun charme pour moi. J'ai appris par une longue expérience qu'il donne plus de soucis que de gloire. Il est temps pour moi de déposer l'honneur et le fardeau de la royauté, pour ne songer plus qu'au salut de mon âme. Je demande seulement à mon fils de se conduire à mon égard d'une façon qui ne soit indigne ni de lui ni de moi. » Ces paroles de l'empereur et le spectacle de son infortune émurent un grand nombre d'assistants, qui ne purent retenir leurs sanglots et leurs larmes. Mais le cœur de son fils resta insensible à la pitié. Prosterné à ses pieds, l'empereur le conjurait d'écouter la voix de la nature et de lui accorder quelque signe de compassion ; il ne put en obtenir même un regard. Ce fils ingrat ! c'était lui plutôt qui aurait
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dû se jeter aux genoux d'un père, d'un souverain qui l'avait choisi pour héritier de son trône, et aux bienfaits duquel, dans son impatience de régner, il répondait par une infâme usurpation. L'empereur demanda ensuite pardon à tous ceux qu'il avait pu léser injustement durant son règne. Puis s'approchant du légat apostolique, il s'agenouilla à ses pieds, le priant et le suppliant de l'absoudre du ban de l'anathème et de le rétablir dans la communion de l'Église. Les laïques du moins avaient montré des sentiments de miséricorde en accordant le pardon que leur demandait l'empereur; mais le représentant du seigneur apostolique demeura inxorable; il refusa de prononcer la sentence d'absolution, affirmant que cela n'était point en son pouvoir, et que l'empereur devait recourir directement au pape. Tout était terminé; l'abdication impériale était consommée. Henri IV, redevenu simple particulier, se retira dans une ville dont son fils lui laissait la jouissance pour son entretien 1. »
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1 « Tum vero curia plausu lartitiaque resoDabat; et nefas justitiae, fraudem virtuti ascribebant. Statim, misso legato, patri mandavit [filius], ut si vitam servare vellet, absque mora sibi crucem, coronaui et lanceam, caeteraque rega-lia transmitteret ; et munitiones quas firmissimas tenebat in manum ejus transferret. Nec ille cunctabatur omnia quat jussus est facere, nec imperium pluris habebat quam se. Sed non in hoc satisfecisse videbatur, nisi et ipse coram veniret, et iu conspectu omnium imperio renuntiaret. Veuit ergo, non sua; po-testatis, sed comprehensione adductus. Solus coram eis qui dudum coram se steteranl, stetit; nec orationis libertatem habens, ut captivi fortuna postulabat, loquebatur. Inquisitus de spontanea imperii renuntiatione, non quod voluntas babuit, sed quod nécessitas coegit respondit. Se videlicet imperio renuntiare non vi coactum sed propria voluntate inductum; sibi jam defecisse vires ad moderandas regni habenas ; non se ejusjam cupiditate teneri, quod longo usu didieisset babere plus molestise quam gloriaa : tempus esse ut bonore cum onere deposito provideret anirnœ sure : tantum filius caveret ne quid taie faceret in se quod indiguum esset et illurn facere et se pati. — Multos et oratio impera-toris et fortuna ad gemitus et lacrymas commovit; filium autem ad miseratio-nem nec ipsa natura movere. Et cum caderet ad pedes filii orans ut recogitaret in se saltem jus natura;, nec vultum nec animum ad patrem reflexit; cum ipse potius ad patris pedes advolvi debuisset, eo quod illi regnum cujus haeres ab ipso designatns fuerat, impatiens raoree, prœripuisset. Praeterea veniam preca-batur ab omnibus quos unquam injuste lsesisset; sed et pedibus apostolici le-gati advolvitur, orans et obsecrans ut se a banno solveret et communioni Eccle-sia; redderet. Laici misericordia moti veniam dabant; legatus autem domini