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22. A travers tous ces dangers, toutes ces luttes toutes ces fatigues, dit Berthold, Grégoire VII rentra à Rome au milieu des acclamations de son peuple fidèle qui se porta à sa rencontre et lui fit une réception triomphale1. A côté du pontife marchait la comtesse Mathilde, dont les troupes avaient si vaillamment protégé la personne du vicaire de Jésus-Christ. Quelques historiens modernes ont accusé cette noble héroïne de n'avoir usé de son influence que pour servir les intérêts du roi Henri IV son parent2. Le chapelain de Canosse Domnizo, témoin mieux informé, tient un langage fort différent. « Le coeur de Mathilde n'aimait que la vraie foi, si féconde en grâces, dit-il; elle lui sacrifia l'attachement qu'elle pouvait avoir pour le roi, postposuit regem. Durant les trois mois passés à Canosse par le pape Grégoire, elle le servit avec la piété de Marthe et le dévouement de Marie, recueillant d'une oreille attentive et fixant dans son cœur chacune de ses paroles comme celles du Christ lui-même. Elle fit donation de tout ce qu'elle possédait à Pierre le porte-clefs des cieux. Le portier du ciel était devenu son hôte, elle se fit sa portière et le choisit pour héritier. Le bon pape reçut l'acte écrit de cette donation; puis il consacra l'église de Canosse en lui accordant une charte complète de liberté et de franchise, frappant d'anathème quiconque y porterait atteinte. Ce fut à la prière de la grande comtesse que le pontife nous donna cette charte en l'année du Seigneur mille-soixante-dix-sept. Les mauvais jours étaient venus pour l'univers chrétien : le pape prit soin de fortifier le cœur de Mathilde, l'armant contre l'adversité d'un courage invincible pour qu'elle devînt le bouclier de l'Église, la terreur des impies, l'espoir des opprimés, l'exemple de tous. Comme autrefois la reine de Saba recueillait de la bouche de Salomon les oracles de la sagesse, ainsi Mathilde gravait dans son âme les enseignements du saint pape 3. » L'acte par lequel la grande comtesse léguait tous ses états au saint-siége constituait un événe-
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1. Berthold. Constant., col. 383.
2. Cours complet d'hist. ecclés., tom. XIX, col. 1175 et suiv. 3.Domnizo. Vit. Mathild., 11b. II; Pair. Lat., tom. CXLIV, col. 1000.
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ment politique de premier ordre. En effet le duché de Toscane était le fief le plus considérable du royaume teutonique en Italie. Il comprenait les provinces et les importantes cités de Mantoue, Florence, Modène, Parme, Plaisance, Lucques, Crémone, s'étendant jusqu'à Gênes et à Nice. Au-delà des Alpes Mathilde avait en Lorraine de nombreuses propriétés seigneuriales: selon l'expression de Muratori, nul prince italien n'avait encore réuni de si vastes domaines. Les enlever à la suzeraineté de la Germanie pour les transférer en toute propriété au siège apostolique, c'était dans l'avenir soustraire la papauté et la plus grande part des Italiens à la tyrannie des rois allemands qui seraient tentés de suivre les traces sanglantes de Henri IV. Les périls que venait de courir Grégoire VII depuis son départ de Rome, sa captivité à Canosse, l'espèce de séquestration qui durant près d'une année l'empêcha de communiquer librement avec l'univers chrétien, déterminèrent sans aucun doute cette grande mesure à laquelle les cités italiennes du moyen âge furent redevables de leur indépendance et de leur liberté. Ainsi dans la lutte impie engagée contre le saint pontife par Henri IV, chaque victoire de celui-ci se changeait providentiellement en défaite. Pendant que le jeune roi, véritable fou furieux, croyait tenir le pape comme dans un réseau et punissait de mort quiconque cherchait à rompre cette ceinture de fer, le pape captif recevait des mains de Mathilde un acte qui enlevait au monarque teuton la souveraineté de l'Italie septentrionale presque tout entière.
23. Ce fut pour les Romains un fait qui renouvela les grands souvenirs de Constantin, de Pépin le Bref et de Charlemagne. Réunis dans la basilique du Latran, tous furent témoins de la donation solennelle que Mathilde voulut renouveler en leur présence et confirmer pour ainsi dire à la face de l'univers. On peut juger de l'importance de cet acte par le soin que Henri IV mit plus tard à le détruire, n'en laissant subsister nulle trace. Mais vingt-cinq ans après, Mathilde septuagénaire signait de nouveau son acte de donation et le papa Urbain le faisait graver sur une plaque de marbre dans la basilique de Saint-Pierre à côté de ceux de Char-
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lemagne et de Pépin le Bref. Voici les termes de cette glorieuse charte : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, l'an de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ MCII, le XVe jour des calendes de décembre indiction XIe (17 novembre 1102). Au temps où vivait le seigneur pape Grégoire VII, dans le palais de Latran en la chapelle de Sainte-Croix, en présence des témoins Cencius Frangipani, Gratien, Cencius Francolini, Albéric de Petro-Leone, Benincasa son frère, Hubert de Toscane 1 et plusieurs autres, moi Mathilde comtesse par la grâce de Dieu, pour le remède de mon âme et de celles de mes parents, j'ai donné et offert à l'église de saint Pierre par l'intervention du seigneur pape Grégoire VII tous les biens qui m'appartiennent par droit de propriété, tant ceux que j'avais alors que ceux que je pourrais acquérir dans la suite par succession ou à tout autre titre, tant ceux que je possédais en décà des monts que ceux auxquels j'avais droit au-delà des monts, donation universelle faite et délivrée, comme il a été dit, à l'église romaine par la main du seigneur pape Grégoire VII et dont je fis alors rédiger la charte. Mais comme cette charte a disparu sans qu'on puisse la retrouver nulle part, dans la crainte que l'authenticité de ma donation ne soit révoquée en doute, moi comtesse Mathilde, la renouvelant en ce jour, je donne et offre à l'église romaine pour la merci et remède de mon âme et de celles de mes parents par les mains de Bernard cardinal légat de cette église, comme autrefois je l'ai fait par les mains du seigneur pape Grégoire, tous mes biens tant ceux que je possède actuellement que ceux qu'avec la grâce de Dieu je pourrais acquérir plus tard, tant ceux qui sont situés en deçà des monts que ceux qui m'appartiennent ou que je pourrai encore acquérir au-delà soit par succession soit à tout autre titre. De tous ces biens qui relèvent de moi, de tous leurs tenants et annexes en totalité, je fais en ce jour don et
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1. Quelques fragments du marbre sur lequel Urbain II avait fait graver à Saint-Pierre de Rome la donation de Mathilde ont été découverts en ces derniers temps et reproduits dans le XIIe fascicule des Tavole Cronologiche de Mozzoni p. 135. Nous rétablissons d'après ce texte authentique le nom du personnage Uberti de Thusciâ, que les textes imprimés d'après des manuscrits incorrects nommaient Uberti de Tascio.
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offrande à l'église romaine, confirmant cette donation par la présente charte et par la tradition du couteau, du nœud de paille, du gant, de la motte de terre et de la branche d'arbre 1. Je me déclare donc dès aujourd'hui comme dépouillée, déguerpie et absente de tous mes domaines et biens, les laissant et livrant à l'église romaine qui est libre d’en disposer à son gré sans qu'il puisse y avoir opposition soit de ma part soit de celle de mes héritiers ou de leurs ayant cause. Si une opposition que je ne puis prévoir se produisait, s'il arrivait que moi comtesse Mathilde, ce qu'à Dieu ne plaise, ou quelqu'un de mes héritiers ou de leurs ayant cause, ou tout autre personne, violât en quelque manière que ce soit notre présente charte de donation, il aurait à payer à la partie lésée une amende de mille livres d'or très-pur et de quatre mille livres d'argent. Nous déclarons renoncer à tout droit de répétition ou de revendication, voulant que cette présente charte de notre donation reste pour jamais ferme et inviolable. Et ainsi j'ai levé de terre la feuille de parchemin avec l'encrier, pour les remettre au notaire Guido requis par moi à l'effet d'écrire la présente charte que j'ai confirmée par ma signature et par celle des témoins. Fait heureusement à Canosse.— Mathilde par la grâce de Dieu si peu que je sois j'ai souscrit cette charte faite par moi. Moi Arderic juge je fus présent et ai souscrit. Moi Ubald juge je fus présent et j'ai souscrit. Ont souscrit Atto de Monte, Barranzo et Bonivicino de Canosse témoins requis. Moi Guido notaire du palais j'ai écrit cette charte de donation et en ai fait remise 2 »
24. Tant de formalités et de précautions cancellaresques prises par Mathilde pour donner à son acte tous les caractères de noto- riété et d'authenticité possibles n'eussent cependant point suffi, sans la prévoyance d'Urbain II qui fit graver sur une table de marbre
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1.Per cultellum, festucam nodatam, gantonem et quasionem terne atque ramum arboris. On sait que ces divers symboles étaient usités dans les donationi solennelles au moyen âge.
2. Ckarta donation, comilisss Mathildis. Pair. Lat,, tom. CXLIV, col. 103b, — Watterich, tom. I, p. 407, not. 1. — Mozzoni Tavol. Cronolog., loc.cit.
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dans la basilique de Saint-Pierre l'acte de Canosse. « Nous regardons comme apocryphe le texte de la donation de Mathilde, disait en 1841 un historien d'Italie. Le monument qu'on nous présente est en contradiction avec les renseignements fournis par Domnizo, l'historiographe de la grande comtesse. Domnizo nous apprend en effet que l'acte de Mathilde fut un legs, ne pouvant dès lors avoir de valeur qu'après la mort de la donatrice :
Janitor est cœli suus haeres, ipsaque Pétri1.
Au contraire le texte de 1102 tel qu'on nous le fait lire constitue une donation entre-vifs. Jusqu'à ce jour nul n'a vu l'original de l'acte prétendu. Nous croyons donc que le texte publié est apocryphe. Sans doute il fut fabriqué à une époque postérieure et pour les besoins de la cause 2. » C'est ainsi qu'on écrivait l'histoire à une époque où il était de mode d'accuser les papes de toutes les falsifications, de toutes les impostures. Mais les pierres ont parlé ; le texte lapidaire gravé par ordre d'Urbain II s'est retrouvé à son heure pour protester contre la calomnie. L'authenticité de la donation de Mathilde est maintenant hors de doute, et nous pouvons enregistrer avec certitude ces paroles de la Chronique du Mont-Cassin : « L'an de l'incarnation de Notre-Seigneur 1077, Mathilde comtesse de Ligurie et de Toscane craignant l'armée du roi de Germanie Henri IV offrit dévotement ses états au pape Grégoire VII et à l'église romaine 3. » Quant à l'impression produite à Rome par cette largesse vraiment royale, Domnizo la retrace en ces termes : « Lorsque le grand pontife raconta à la foule assemblée ce que la noble Mathilde avait fait pour lui et pour saint Pierre, le clergé et le peuple éclatèrent en applaudissements. Vivat in aevum ! Qu'elle vive à jamais ! criaient toutes les
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1. Domnizo, Vit. Mathild., col. 1000. '' Léo, Storia d'Italia, tom. I, p. 210. Florence, 1841.
2. Petr. Diac. Chronic. Cass.r lib. III, cap. xlix; Patr. Loi., tom. CLXXIIi, col. 783.
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voix, mêlant à ces transports d'enthousiasme des malédictions contre le roi parjure et excommunié 1 »
25. L'exaspération des Romains contre Henri IV était alors d'autant plus vive qu'on venait d'apprendre en Italie l'arrestation faite par ses ordres du légat apostolique Bernard de Saint-Victor, et la dure captivité dans laquelle il retenait ce représentant du saint- siège. En dépit des mesures prises par le tyran pour intercepter tous les passages des Alpes, l'indignation publique soulevée par tant de crimes se communiquait de proche en proche et finissait par rompre toutes les barrières. Le 31 septembre 1077, le pape s'en exprimait ainsi dans une lettre adressée au métropolitain de Trêves Udo et aux évêques ses suffragants : « Ce que le bouleversement et les troubles du royaume teutonique nous causent depuis longtemps de sollicitudes et d'anxiétés, le Seigneur notre Dieu le sait, lui qui scrute les pensées et sonde les cœurs. Que de prières, de supplications nous avons adressées nous-mêmes à ce grand Dieu, le faisant implorer par toutes les congrégations religieuses, afin qu'il daigne prendre en pitié cette malheureuse nation, qu'il l'empêche de se déchirer elle-même de ses propres mains, qu'il fasse disparaître la cause de tant de discordes et termine sans effusion de sang cette lutte fratricide. Depuis plus de trois mois nous avions envoyé des instructions dans ce sens à nos légats le diacre Bernard et le saint abbé de Marseille 2. On nous apprend que ce dernier est maintenant captif. Nous écrivions en même temps à tous les princes ecclésiastiques et laïques de Germanie, leur prescrivant les mesures à prendre pour prévenir le massacre, les incendies, la dévastation générale. Ces lettres vous sont-elles parvenues ? nous l'ignorons. Peut-être a-t-on cherché à les faire passer pour apocryphes. En tout cas et pour lever tous les doutes à cet égard, nous vous en faisons transmettre de nouveaux exemplaires, vous enjoignant en vertu de la sainte obéissance de pro-
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1. Domnizo. Vil. Mathild., col. 1000.
2. On se rappelle que la lettre de Grégoire VII à ses légats en Allemagne était datée de Carpineta le 18 mai 1077. Cf. n° 12 de ce présent chapitre
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curer par tous les moyens en votre pouvoir l'exécution de nos ordres. Nous joignons à cet envoi une copie du serment souscrit à Canosse par le roi Henri, signé par ses féaux, et remis par lui-même aux mains du vénérable abbé de Cluny. La lecture de cette pièce vous permettra d'apprécier l'infamie de sa conduite à notre égard. C'est par ses ordres en effet qu'on emprisonne nos légats, que Gérald d'Ostie fut incarcéré par les Lombards et Bernard abbé de Marseille par les Allemands. Tels sont les dignes fruits de sa pénitence. A Dieu ne plaise pourtant que nous usions de représailles ! Tant de violences ne nous feront pas sortir des limites de la modération et de la stricte justice. Ni les menaces, ni les prières, ni les sympathies, ni les antipathies personnelles ne changeront rien à notre résolution : la justice suivra son cours. Jusqu'à la fin nous demeurerons avec la grâce de Dieu dans ces dispositions, prêt s'il le faut à les maintenir au péril de notre vie. C'est donc à vous, bien aimés frères, qu'il appartient d'agir ; montrez par votre énergie à quel point la liberté de l'Eglise et le salut de la chrétienté vous sont chers ; car si les choses s'aggravaient, ce qu'à Dieu ne plaise, ce ne serait plus seulement le royaume de Germanie mais le monde catholique tout entier qui serait en péril1. »
20. Cette lettre eut le sort de la plupart de celles que le grand pape adressait en Allemagne. Si elle parvint à destination, ce qui est fort douteux 2, elle resta sans effet devant le mauvais vouloir de Henri. Sur les entrefaites les ambassadeurs de Rodolphe échappés heureusement à toutes les embûches dressées sur leur chemin arrivèrent à Rome. Par eux le pape fut informé des événements accomplis depuis six mois au-delà du Rhin. Les prévisions de Grégoire VII ne s'étaient que trop réalisées. La diète de Forcheim en procédant malgré les avis réitérés du pontife à une élection royale n'avait fait que compliquer une situation extrême. Au lieu d'un roi, l'Allemagne en avait deux : les Saxons sans doute s'ap-
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1. S. Greg. VII. EpUt. vn, lib. V, col. *92. ' Cf. 2. Cf. 19 de ce présent chapitre.
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plaudissaient de vivre sous le sceptre paternel de Rodolphe, mais le reste de la Germanie, les provinces en deçà du Rhin, la Lombardie tout entière se rattachaient avec une déplorable persistance à la domination de Henri. Plus que jamais la guerre civile redoublait de fureur. Le pontife ne pouvait donc que persister dans le système politique adopté par lui dès le principe. « Sa réponse aux députés saxons, dit Berthold, fut qu'il s'en tenait aux instructions contenues dans ses précédentes lettres aux légats et aux princes allemands1. « J'ai attendu jusqu'ici et j'attends encore avec la plus vive impatience, dit-il, qu'on veuille enfin s'y conformer2. » Il était trop évident en effet que le patriotisme local des Saxons en circonscrivant la question dans les limites d'un intérêt particulier, quelque légitime qu'il fût, loin de servir la cause de la pacification générale avait pour longtemps compromis l'unité de l'empire et la paix de l'Église. La réponse de Grégoire VII aux ambassadeurs de Rodolphe ne fut ni mieux comprise ni mieux exécutée que les premières. C'est Berthold qui nous l'apprend. « Lorsqu'elle fut transmise au cardinal romain Bernard, dit-il, celui-ci qui était déjà fort irrité contre la violation de la trêve et contre les agissements tyranniques du roi Henri, se crut autorisé par les termes mêmes de la lettre pontificale du 15 mai à procéder à des mesures de rigueur. Il convoqua donc à Goslar pour le second jour des ides (12 novembre 1077) une réunion des évêques et des princes de la Saxe. Là par une sentence rendue au nom et par l'autorité du seigneur apostolique, il sépara de la communion du corps et du sang du Seigneur, exclut des temples de la sainte Église catholique et déclara déchu de tout droit au trône le roi Henri, pour s'être montré désobéissant au souverain pontife, pour avoir abusé d'une absolution qui lui avait été donnée à titre particulier et s'en être servi comme d'un acte de réha-
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1. Le continuateur du Cours complet d'histoire ecclésiastique invente à propos de cette lettre un véritable roman, où il fait jouer à Udo de Trêves le rôle d'un intrigant et d'un fourbe (tom. XIX, col. 1164). Aucun chroniqueur n'a fait la moindre allusion à l'épisode imaginé par le moderne écrivain
2.Berthold. Constant. Annal, col. 402.
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bilitation qui le relevait de sa déchéance prononcée dans un concile romain, enfin pour s'être fait le fauteur du schisme, de la discorde, de la guerre civile, de toutes les violences et de tous les crimes qui désolaient la Germanie. En même temps il confirmait en vertu de l'autorité apostolique le roi Rodolphe dans la possession de son titre et de sa dignité, ordonnant à tous les fidèles d'Allemagne de lui obéir et garder fidélité comme au seul souverain légitime1. » Tout cela était intrinsèquement juste et canonique. Mais excepté pour les évêques et les princes saxons réunis à Goslar, la nouvelle sentence n'était qu'une formule vaine. Le but poursuivi par Grégoire VII n'était point celui-là. Au lieu d'une diète provinciale, le grand pape voulait la convocation de tous les états de l'empire sous sa présidence, afin de terminer du consentement de tous un procès qui intéressait le salut de tous. Le cardinal légat ne le comprit point et nous ne saurions le lui reprocher beaucoup, puisque de nos jours cette grande politique de Grégoire VII trouve encore des esprits réfractaires même parmi les écrivains catholiques. Tant il est vrai que plus un pape reproduit ici-bas les caractères de grandeur et de majesté du Fils de Dieu dont il est le vicaire, plus son nom et sa mémoire deviennent « un signe de contradiction. » Quant à la sentence de Goslar elle ne fit que raviver toutes les haines. « Des deux côtés, dit Berthold, les phalanges ennemies se reformèrent avec une implacable animosité dans toute l'Allemagne. Mais ce fut surtout sur les bords du Danube que se déploya la fureur belliqueuse, chaque parti se signalant par la rapine, l'incendie, l'invasion des domaines particuliers et des biens ecclésiastiques2. »
27. « L'une des personnes qui avaient le plus travaillé à prévenir et à conjurer tant de désastres, continue le chroniqueur, la pieuse impératrice Agnès mourut en ce temps de la mort des justes, le XIX des calendes de janvier (14 décembre 1077). Depuis vingt-deux ans elle portait le voile des religieuses qu'elle avait reçu de
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1 Berthold. Constant. Annal, col. 403, * 1,1. Ibid.
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saint Pierre Damien comme un diadème d'honneur. La psalmodie, l'oraison, le travail manuel remplissaient ses jours et ses nuits. Crucifiée avec Jésus-Christ, elle avait dompté la chair et ses concupiscences. Les larmes dont elle avait reçu le don étaient son pain quotidien : comme le roi Ezéchias, elle repassait dans l'amertume de son âme ses années écoulées. Plus elle avait été grande dans le siècle, plus elle s'humiliait au-dessous des sœurs les plus obscures. Elle se confessait chaque jour, soigneuse de purifier ainsi son âme des moindres taches et de régler tous les mouvements de son cœur, toutes ses paroles, toutes ses pensées, toutes ses actions. Sans rechercher l'exagération dans ses jeûnes, elle vivait avec une simplicité et une sobriété extrême : la lecture spirituelle qu'on lui faisait durant le repas était le mets le plus exquis et la vraie nourriture de son âme. Le Christ était toujours son convive dans la personne des pauvres. Suivant le mot de l'évangile, elle s'était fait des amis « du mammon d'iniquité;» ses immenses revenus passaient tous en aumônes. Son lit consistait en une natte étendue à terre, elle y prenait quelques instants de sommeil et se relevait presque aussitôt pour continuer ses veilles et ses oraisons. Invincible au travail, elle passait les jours et les nuits à coudre des vêtements pour les pauvres ou à soigner les infirmes ; de préférence elle adoptait les malades les plus repoussants, couverts de lèpre, de teigne et d'ulcères ; elle les baignait elle-même, pansait de ses mains leurs plaies fétides et les revêtissait avec une tendresse maternelle. Ses largesses impériales s'étendaient dans tout l'univers catholique aux saintes communautés et aux diverses congrégations religieuses dont elle sollicitait en retour l'union de prières et d'œuvres saintes. Inexorable pour les nicolaïtes (clérogames) et les simoniaques, elle refusait absolument tout rapport avec eux, leur opposait une résistance magistrale sans aucune acception de personnes. Après avoir épuisé tous les efforts de son zèle et de son tendre amour près du roi son fils pour le détourner de ses voies criminelles, il lui avait fallu renoncer à ses espérances les plus chères en voyant ce prince ajouter sans cesse de nouveaux forfaits aux anciens et combler la mesure de
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ses iniquités. La pieuse impératrice reportant alors vers le ciel toutes ses pensées et tous ses désirs n'aspira plus qu'aux joies de l'éternité. Quand les premières atteintes de la maladie se déclarèrent par une fièvre lente, elle témoigna une joie visible. Cependant elle ne refusa point de recourir aux remèdes ordinaires, et comme elle était elle-même assez instruite dans la science médicale, elle prit les précautions accoutumées. Le mal ne céda point : durant quatorze jours qu'elle vécut encore, la servante du Christ perdant à chaque instant les forces corporelles semblait redoubler d'énergie dans son cœur et dans son âme. Quand la dernière heure fut venue, après avoir en présence du seigneur apostolique et des plus nobles personnages de Rome fait ses dispositions testamentaires et institué pour héritiers les pauvres et les églises, elle reçut très-dévotement la sainte eucharistie, puis rendant grâces et mêlant sa voix à celle des assistants qui récitaient les psaumes et les oraisons, elle remit en allégresse son âme aux mains de Dieu et des saints apôtres Pierre et Paul. Le seigneur apostolique présida lui-même les obsèques, avec célébration durant quelques jours des messes solennelles, des vigiles, et distributions d'aumônes pour le repos de l'âme de l'auguste défunte. Puis le corps sacré de l'impératrice Agnès tant de fois bénit et muni des indulgences apostoliques par Grégoire VII fut déposé par lui, au chant des hymnes sacrés et au milieu des larmes du peuple romain, dans un sarcophage de l'église de Sainte-Pétronille. près du maître autel, à côté des reliques de la sainte 1. »
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1 Voici l'inscription que Grégoire VII fit graver sur le tombeau de la mère de Henri IV : Anno MLXXVII ab incarnatione D. N. J. C. Ind. I, Anno Vpon-tificatus domini Gregorii paps VII, Agnes imperatrix aitgusta post mortem viri sui Henrici imperatorîs II anno XXII, XIIII die mentis decembris, animam bonis operibus fœcundam, Lateranis Salvatori suo atque omnium benorum Dco reddidit. Et hic ubi antea militaverat clavigero cœlipro cuj vs amore ibidem pere-nrinata fuerat, quinta die mensis lanuarii, expectans spen : beats resurrectionis et adventum ghriœ magni Dei, membra carnis commeniavit in pace, Amen. (Watterich, t. I, p. 410, not. 2. — Berthoid. Constant., col. 405).