Grégoire VII 43

Darras tome 22 p. 174

 

§ IX. Départ de Grégoire VII pour Augsbourg.

46. « Aussitôt après le départ des ambassadeurs allemands, dit

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1. Et, postponentes omnium ^.delium noslrorum consilium, ita profeclionem noslram malurare ut VI idus Januarii apud Manluam velimus esse. M. Villemain en traduisant ce membre de phrase a commis deux erreurs qu'il faut attribuer sans doute à une inadvertance involontaire, car elles n'intéressent en rien les questions sur lesquelles l'éminent professeur affichait un parti pris d'hostilité. Voici sa traduction : « Nous avons résolu de hâter si bien notre déport, sans attendre la présence du plus grand nombre de nos féaux, que nous soyons le 15 janvier à Mantoue, » [Hist. de Grég. VII, tom. II, p. 96.)

2. S. Greg. VII, Epist. sxx, extra. Registr.; Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 678

3. Berthold., loc. cit.

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Berthold, le pontife déterminé comme un bon pasteur à livrer son âme pour ses brebis se disposa à quitter Rome. » Les instances les plus vives lui furent faites afin de le dissuader de ce voyage. Il ne s'agissait point seulement pour l'auguste vieillard d'affronter, malgré la faiblesse d'un corps exténué par le jeûne et les veilles, l'âpreté d'un hiver exceptionnellement rigoureux, la traversée des montagnes couvertes de neiges et de glaces ; un danger plus prochain et plus redoutable l'attendait en Lombardie, où tous les évêques schismatiques venaient de prononcer sa déchéance dans leurs conciliabules. Wibert de Ravenne, l'intrus de Milan Thédald, Denys de Plaisance, Benzo d'Albe et tant d'autres qui se faisaient gloire de s'appeler eux-mêmes les tauri cervicosi du royaume lombard, n'étaient pas hommes à reculer devant un parricide. Seigneurs temporels en même temps qu'évêques, ils disposaient des forces militaires de leurs provinces ; schismatiques obstinés, simo-niaques notoires, ils étaient tous du parti de Henri IV et avaient à leurs ordres une armée de clérogames. Les Allemands au profit desquels le pape allait, de gaîté de cœur, s'exposer à tant de périls, n'avaient guère jusque-là fait preuve de sincérité dans leurs rapports avec le saint-siége. Les actes schismatiques du conventicule de Worms n'avaient-ils pas été provoqués, approuvés et signés par les mêmes évêques germains qui sollicitaient aujourd'hui le pontife, naguère anathématisé et déposé par eux, de venir les arracher à la tyrannie d'un despote dont six mois auparavant ils baisaient les mains sanglantes ? Que n'avait-on pas dit en Allemagne pour contester à la papauté le droit d'excommunier un prince parjure ? Des circonstances locales, l'intérêt de l'état, le leur propre, forçaient maintenant les princes et les évêques de Germanie à tenir un autre langage. Mais pouvait-on répondre que si les événements politiques changeaient de face, ils ne reprendraient pas leur ancienne hostilité ? La ville de Rome n'était d'ailleurs pas à l'abri d'un coup de main. L'ambitieux duc de Calabre et de Sicile, Robert Guiscard, n'avait point encore fait sa soumission au pape. Peu soucieux de se faire absoudre de la sentence d'excommunication qui pesait sur lui depuis trois ans, il venait de

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s'allier avec la cour schismatique de Byzance et de fiancer sa fille Hélène au prince porphyrogénète Constantin, héritier pré- somptif de l'empereur Michel Ducas1. Grégoire VII mieux qu'aucun de ses conseillers appréciait les dangers de la situation; cependant il passa outre. « Sauf la comtesse Mathilde, cette fille très-chère et très-fidèle du bienheureux prince des apôtres, écrivait-il plus tard, tous nos fidèles presque sans exception s'opposèrent à notre départ, mais l'œuvre de Dieu ne souffre pas de délai2.» S'arrachant donc aux prières et aux larmes du clergé et du peuple romain, il se mit en route. Le jour même de son départ, il adressait aux princes et évêques allemands par un courrier spécial la dépêche suivante : «Grégoire évêque serviteur des serviteurs de Dieu à tous les archevêques, évêques, abbés, ducs, margraves(marchionibus), comtes et à tous les défenseurs de la religion chrétienne et de la foi du bienheureux Pierre habitant le royaume teutonique, salut, bénédiction et absolution de tous leurs péchés au nom des apôtres Pierre et Paul.—Moi humble pontife, serviteur du prince des apôtres, malgré la résistance et contre l'avis des Romains, je viens à vous, confiant dans la miséricorde divine et dans la sincérité de votre foi catholique, prêt à subir s'il le faut la mort même pour la gloire de Dieu et le salut de vos âmes. C'est par les tribulations qu'il nous faut marcher pour conquérir le repos du ciel. Quant à vous, frères très-chéris et tant désirés, faites tous vos efforts pour qu'avec l'aide de Dieu je puisse parvenir jusqu'à vous et accomplir utilement ma mission. Vous bénisse Celui par la grâce duquel il me fut dit le jour de ma consécration sur le tombeau du bienheureux Pierre : « Tout ce que tu béniras sera béni, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les ci eux3. »

 

   47. «  L'intrépide pontife se dirigea vers la Lombardie, escorté,

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1 Cf. Baron. Annal. 1076, cap. lxi — Greg. VII.  Epist. xi, lib. III, col. 443. — Muratori. Annal. Rai. 1076. 2. Greg. VII. Epist. XXXITT, e.rtr. Registr., col. 679.  3. S. Greg. VII. Epist. XXXI, ext. Regi$tr.,col. 677.

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dit Lambert d'Hersfeld, par une petite troupe que la comtesse Mathilde commandait en personne. Depuis la mort de Béatrix sa mère, Mathilde ne quittait presque plus le pape ; elle restait à ses côtés, lui prodiguant tous les hommages de la plus profonde vénération. Sa souveraineté s'étendait sur la plus grande partie des provinces septentrionales de l'Italie, ses richesses égalaient sa puissance, elle mettait son pouvoir et ses trésors à la disposition du pape, le révérant comme son seigneur et son père. Les fauteurs du roi Henri, les clercs scandaleux dont Grégoire VII faisait rompre les mariages illicites, ne manquèrent pas de calomnier à ce sujet le grand pontife. On disait publiquement en Lombardie que veuve à la fleur de l'âge, Mathilde refusait toutes les propositions de mariage, uniquement pour continuer ses rapports criminels avec le pape. Mais l'absurdité de ces rumeurs sautait aux yeux des moins clairvoyants, ajoute l'annaliste. La vie tout apostolique et la sublimité des vertus du saint pape écartaient jusqu'à l'ombre du soupçon. Rome entière, cette ville où l'affluence des étrangers jointe à la foule des habitants réunissait tant de témoins, protestait contre de telles infamies. Les miracles quotidiens obtenus par l'intercession de Grégoire, sa ferveur incomparable, son zèle ardent pour la discipline, ecclésiastique le défendaient victorieusement contre la langue empoisonnée de ses détracteurs1. » On voit, d'après ce récit de Lambert d'Hersfeld, quelles haines sataniques poursuivirent l'immortel pontife à son passage dans les cités lombardes. Nous ferons observer de plus que la comtesse Mathilde, « cette Jeanne d'Arc du onzième siècle, » selon l'heureuse expression de M. Villemain1, en «'associant de la sorte au voyage si pénible

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1. Lambert. Hersfeld., foc. cit., col. 1236.

2. Voici les paroles de M. Villemain ; nous les citons parce qu'elles font
honneur à sa mémoire. « Tous les dons semblaient orner Mathilde ; elle dominait sans effort tout ce qui approchait d'elle. On eût dit un ange à l'épée
de feu, envoyé d'en-haut pour la défense de l'autel et le salut de l'Italie. Cette
céleste figure, dont bien des traits sans doute sont perdus pour nous, resta longtemps vivante dans les cœurs italiens. Dès l'âge suivant, elle fut retracée
d'après la tradition par le pinceau naïf de Cimabuë, sous l'aspect d'une vierge


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de Grégoire VII, faisait acte non-seulement d'héroïque énergie, mais de politique vraiment chrétienne. Loin de céder aux instances du roi excommunié, qui l'avait chargée d'obtenir pour lui l'autorisation de passer en Italie, elle avait au contraire pris l'initiative d'escorter le pape dans son voyage à Augsbourg, et par conséquent d'assurer la tenue de la diète qui devait renverser toutes les espérances de Henri IV1. On arriva à Florence pour y célébrer les fêtes de Noël. A la sollicitation de Raynier évêque de cette ville, Grégoire VII délivra le V des calendes de janvier (28 décembre 1076) un diplôme par lequel les domaines de la cathédrale étaient placés sous la sauvegarde du saint-siége1. De Florence, le voyage se continua jusqu'à Mantoue, capitale des états de Mathilde, où selon sa promesse le pape fit son entrée solennelle le VI des ides de janvier (8 janvier 1077). « Là, dit Bonizo, il fut

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en habit de guerre, le visage demi-voilé, les yeux brillant d'inspiration et de fierté, guidant d'une main un cheval fougueux et portant de l'autre une grenade symbole de sa pureté sévère. Mais pour les contemporains, à l'heure du combat et des haines, cette ferveur si pure de Mathilde était loin d'être comprise et honorée de tous. La grande comtesse de Toscane fut calomniée comme l'humble villageoise de France, Mathilde comme Jeanne d'Arc. Tant de honteuses faiblesses, de simonies et de vices que Grégoire VII contrariait de la rigueur de ses institutions et de sa discipline, se vengeaient en accusant l'innocence de sa vie et la sainteté de ses amitiés. » [Hist. de Grég. VII, tom. II, p. 114-116.)

1.Un historien catholique dont la bonne foi est incontestable, mais à qui l'étude des sources fait trop souvent défaut, se livre ici à un singulier écart d'imagination. Il s'exprime en ces termes : « Tout n'est pas dit cependant, quand ces grossières calomnies ont été écartées. Les relations de cette nature ont un autre genre de péril plus subtil et plus délié. Elles soumettent l'homme le plus saint et le caractère le plus ferme à d'inévitables influences. Or, Mathilde, ainsi que Béatrix, ainsi qu'Agnès, a-t-elle toujours échappé à celles qui viennent des liens du sang, de la bonté du cœur et des qualités mêmes de son sexe ? C'est demander si notre grand pape n'en subira pas quoique atteinte imperceptible. Notre admiration dira toujours non ; mais la question viendra quelquefois se poser devant nous. » (Cours compl. d'Hist. ecclés., tom. XIX, col. 1120.) Au moment où l'auteur se pose à lui-même ce point d'interrogation, Mathilde faisait précisément tout le contraire de ce que « les liens du sans, la bonté du cœur et l'indulgence naturelle « à son sexe » auraient pu lu inspirer en faveur du roi Henri son cousin.

2. S. Greg. VII., Episi. xxxii extr. Rejisl>\  col. 677

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rejoint par l'évêque de Verceil Grégoire, chancelier du royaume de Lombardie, qui avait reçu des princes l’ordre de se porter à la rencontre du pontife après que celui-ci aurait franchi les Apennins et de l'escorter jusqu'en Allemagne1. » L'itinéraire se poursuivit de la sorte non sans les plus grandes difficultés, summa cum difficultate, jusqu'aux environs de Trente1. L'escorte allemande qui devait attendre le pape à Klausen dans les gorges du Tyrol, n'était point encore arrivée. Ce retard dont on ignorait la cause, compromettait singulièrement l'issue de l'entreprise. Plusieurs jours s'écoulèrent dans une vive anxiété 1.

 

48.   Soudain  un  courrier   arriva porteur de   dépêches   pour l'évêque chancelier Grégoire. La surprise de celui-ci en les lisant dut être extrême. On lui annonçait que le roi Henri IV venait de franchir les Alpes, qu'il avait précipitamment traversé la ville de Verceil et qu'il marchait avec une armée formidable à la poursuite du pape. Ainsi l'excommunié avait rompu son ban, il avait quitté sa retraite de Spire, il apparaissait sur le territoire d'Italie en vainqueur irrité. « En qualité de chancelier de Lombardie, titre que l'évêque de Verceil tenait du roi, il était, dit le Codex  Vaticani, attaché du fond du cœur à la cause de ce prince. Toutefois dans une circonstance  si grave  il eut la loyauté  de prévenir sur-le-champ Grégoire VII, et lui donna fidèlement communication du message 4. » On disait que le roi se montrait résolu, si le pontife

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1. Boniz. Sutr. Ad amie, Iib. VIII ; Pair. Lai., tom. CL, col. 846.

2.Non procul a Tridento, dit Muratori ad Arnulphi Hist. Mediolan., Iib. I, n° 23). C'est donc à tort que la plupart des historiens modernes, trompés par une fausse indication de la notice pontificale connue sous le nom du cardinal d'Aragon., croient que Grégoire VII se rendit de sa personne à Verceil, tandis que ce fut l'évêque de cette ville qui vint le rejoindre. Un pareil détour n'aurait fait qu'allonger inutilement un voyage déjà si pénible.

3. Plus tard dans une lettre aux évêques et aux princes allemands, le pape faisait allusion à la douloureuse surprise que lui avait causé cet incident et disait : « Si l'escorte se fût trouvée au temps et au lieu précédemment convenus, nous aurions atteint le terme d'un voyage accompli au milieu de tant de dangers et de fatigues. » (Greg. VII. Epist. xxxm extr. Registr., col. 679.)

4. Codex Vatican., ap. "Watterich, tom. I, p. 330.

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ISO PONTIFICAT  DE   GREGOIRE  VII   (1073-1085).

 

passait les Alpes, de se rendre à Rome pour y faire sacrer un antipape 1. Cette nouvelle était tellement imprévue, elle paraissait si peu vraisemblable que Grégoire VII hésita quelque temps à y ajouter foi. Mais bientôt des rapports circonstanciés et les témoignages les plus sérieux vinrent de toutes parts la confirmer. Il devenait impossible au pape de rester avec sa petite escorte dans les montagnes de Trente, où il eût été facilement cerné par l'armée royale. On ne pouvait plus désormais compter sur l'arrivée des troupes allemandes promises par les princes; leur retard s'expliquait maintenant ; il avait été impossible de les rassembler après que l'évasion du fugitif de Spire et son arrivée en Italie avaient été connues en Allemagne. Dans un danger si pressant, l'héroïque Mathilde sut trouver une ressource. Elle offrit au pape de le conduire sur-le-champ dans la citadelle de Canosse, au centre des montagnes de Reggio. C'était une marche de quarante lieues en arrière, mais d'une part on se trouverait à couvert d'un coup de main, de l'autre on pourrait encore conserver des communications avec la frontière de Germanie. La forteresse de Canosse bâtie sur un rocher inexpugnable, entourée d'une triple enceinte de remparts était restée depuis l'époque de l'impératrice Adélaïde le patrimoine des margraves ancêtres de Mathilde. Celle-ci en avait hérité ; elle y commandait en souveraine. La grand pape accepta cette offre ; la route fut rapidement franchie et quelques jours après Domnizo, biographe de Mathilde et chapelain de Canosse, agenouillé aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, s'écriait : « Le prince des pasteurs est parmi nous; Canosse est devenue une Rome nouvelle 2. »

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1. Bruno Magdeburg. Bell. Saxonic. Pair, lat., tom. CXLVII, col. 551,

2. Opilio dignus Canossam venit et intus.
Ex me fitque nova, dum fiunt talia Roma.

Domnii. Vit. Mathild., lib. II, cap. i ; Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 997.)

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p181 CHAP.   II.  — HENRI IV  EN ITALIE.


§ X. Henri IV en Italie.


49. Les circonstances dans lesquelles Henri IV s'était évadé de Spire ne furent pas aussi romanesques que certains auteurs, ses contemporains, l'ont supposé. Lambert d'Hersfeld par exemple croyait que le jeune roi s'était mis en route sans argent, sans escorte, emmenant avec lui la reine Berthe et leur fils Conrad, enfant de deux ans. « Un seul serviteur, dit-il, avait consenti à les accompagner. Vainement Henri s'était adressé à ses anciens courtisans, gorgés par lui de richesses, pour en obtenir les subsides nécessaires à une telle entreprise ; aucun d'eux ne se laissa toucher par le souvenir des bienfaits passés ni par le spectacle de la misère présente 1. » Les choses ne se passèrent point ainsi. Il est vrai que les secours dont Henri avait besoin ne lui furent pas fournis par des Allemands, mais ils lui vinrent directement de Lombardie, cette province restée, en haine de la papauté, si profondément dévouée à la cause du roi schismatique. Le fait nous est attesté par Berthold de Constance qui s'exprime en ces termes : « Pendant que dans sa retraite de Spire Henri songeait aux moyens de se procurer de l'argent et des soldats pour rentrer sur la scène du monde et donner libre carrière à ses vengeances, un margrave nommé Opert (Autpert), qui arrivait de Lombardie, lui vint puissamment en aide et se distingua entre tous par sa libéralité et son dévouement. Aussi plus tard le roi le combla d'honneurs et de richesses. Mais cela servit peu à Opert; au retour de l'expédition d'Italie, en traversant Augsbourg, il mourut subitement d'une chute de cheval. Le malheureux sut alors ce que pesait l'anathème apostolique qu'il avait jusque-là compté pour rien 2. » Ce fut donc par l'entremise du margrave Opert que les schisma-

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1. Lambert. Hersfeld., toc. cit.

2.Berthold. Constant. Annal., loc. cit., col. 377-378.

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tiques lombards firent parvenir à Henri les sommes d'argent dont il avait immédiatement besoin, avec la promesse de tenir une armée prête à le recevoir aussitôt qu'il aurait franchi les Alpes. Dans ces conditions, la fuite du jeune roi n'était pas à proprement parler une aventure ; l'évêque de Verdun, Thierry, favorisa l'évasion du prisonnier remis par la dicte entre ses mains. Henri sortit de Spire avec sa femme et son fils, sous la protection du margrave Opert et de ses hommes d'armes, sans courir le moindre risque. Son itinéraire calculé de façon à éviter les passages des Alpes gardés par les princes sur la ligne allemande du Tyrol, de la Carmole et de la Carinthie, avait été tracé par la Bourgogne, le Jura, la Savoie et le Mont-Cenis. Dans tout ce parcours il était sûr de rencontrer un accueil sinon désintéressé, du moins bienveillant et favorable. « Arrivé à Besançon 1 la veille de Noël (25 décembre 1076), dit Lambert d'Hersfeld, il fut magnifiquement reçu par le comte Guillaume, oncle de sa femme, haut et puissant seigneur dont les richesses et l'influence étaient souveraines en ces contrées. Le lendemain de la solennité, il reprit son voyage. En arrivant au pied du Mont-Cenis, in locum qui Cinis dicitur2, sa belle-mère la comtesse de Suse Adélaïde, et le jeune prince Amédée de Savoie son fils, venus tous deux à sa rencontre, le reçurent avec honneur. » Toutefois ils exigèrent avant de lui laisser le libre passage sur leurs terres la cession des cinq évêchés de Genève, Lausanne, Sitten (Sion), Tarentaise et Belley. C'était toute la Suisse, la Savoie et le Bugey. «La condition était dure, elle parut inacceptable à tous les conseillers du roi, reprend le

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1 In loco qui dicitur Bisenzun. C'est la première fois que l'antique nom de Vesontio se rencontre dans sa forme vulgaire sous la plume des chroniqueurs,

2. Cf. note 456 de I'édition de Lambert d'Hersfeld dans les Monumenta Germaniae de Pertz, reproduite Pair. Lat., tom. CXLVI, col. 1233. Les Historiens modernes avaient cru devoir corriger le texte latin qui porte dans tous les manuscrits Cinis, et interpréter ce mot par Vivis, Vevey. D'après cette modi-Scation arbitraire, ils supposaient que le roi fugitif aurait traversé les Alpes par le grand Saint-Bernard, passage difficile en toute saison, mais presque impraticable dans le rigoureux hiver de 1076. (Cf. Villemain. Hist. de Grêg. Vil, tom. II, p. 104 ; Voigt, Grtg. VU H son siècle, trad. Jager, éd. in-12, p. 420.)

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chroniqueur. Mais l'inéluctable nécessité ne permettait pas à Henri le moindre délai. N'ayant pu fléchir par la voix du sang ni par le spectacle de sa détresse actuelle le cœur d'Adélaïde et de son fils, il céda fort à regret cette riche province de Burgundie et à ce prix obtint le libre passage. Tant l'indignation du Seigneur avait aliéné du roi excommunié et parjure même ses amis les plus chers et ses parents les plus proches ! Quelque pénibles qu'eussent été ces négociations préliminaires, la véritable difficulté commença lorsqu'il fallut entreprendre la traversée. Le froid était horrible, les gorges du Mont-Cenis étaient comblées de neige, les sommets hérissés de glaces énormes se perdaient dans un nuage sombre et permanent. Les pieds des chevaux et des hommes n'auraient pu tenir sur les pentes bordées de précipices. Cependant l'anniversaire de la sentence d'excommunication portée contre le roi était proche. Passé ce terme il n'y avait plus d'espoir pour Henri, puisque la diète avait décidé que s'il n'était pas à cette époque relevé de l'anathème sa déchéance demeurerait perpétuelle et irrévocable. A prix d'argent, les guides montagnards se chargèrent de déblayer un peu la route et d'aplanir la neige sur le passage de l'escorte. Ce travail long et pénible permit d'arriver après d'incroyables fatigues au sommet de la montagne. Mais l'autre versant plus âpre et plus raide du côté de l'Italie était comme une mer de glace coupée à pic. Les chevaux ne pouvaient y prendre pied ; on en suspendit quelques-uns en les soutenant avec des cordes, on en fit glisser quelques autres les jambes liées, immobiles, sur des planches, mais la plupart dans le trajet furent tués ou mis hors de service. Les hommes tantôt rampant sur les mains et les pieds, tantôt essayant quelques pas, puis tombant et roulant, atteignirent quelques pentes moins rapides. La reine, son jeune fils et les femmes de leur suite furent placés sur des traîneaux faits avec des peaux de bœuf; les guides armés de crampons de fer et marchant en avant pour les soutenir à travers les précipices réussirent à les amener sans accident à Suze 1. »

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1 Lambert. Hersfeld., loc. cit., col. 1234-1236.

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p184 PONTIFICAT  DE   GRÈGoiitE  VII   (1073-1085).

 

  50. Là Henri IV se retrouvait roi. Sans nul souci du serment d'Oppenheim, il reprit les insignes de la royauté et en exerça les pouvoirs. «Le bruit de son audacieuse expédition et de son arrivée sur le sol italien se répandit en Lombardie avec la rapidité de l'éclair, continue le chroniqueur. Les évêques, princes, ducs et comtes accoururent et lui firent une réception triomphale. En quelques jours il se vit entouré d'une armée innombrable, infinitae multitudinis exercitus. Depuis son avènement au trône les Lombards l'attendaient. Acharnés dans leur haine contre le pape Grégoire VII, ils croyaient que le roi venait le déposer, et leur allégresse était sans bornes 1. » Ce fut au milieu de ces ovations enthousiastes qu'après avoir traversé Turin et Verceil, Henri parvint vers le 15 janvier 1077 à Pavie. Dans cette cité depuis si longtemps dévouée à sa cause, « il convoqua en une sorte de conseil synodal, dit Berthold, toute la foule des évêques schismatiques qui l'avaient rejoint, et dans un discours artificieusement calculé leur expliqua le motif de son voyage. « C'est pour vous que je suis venu, leur dit-il, afin de prendre en main votre cause et de la couvrir en quelque sorte sous l'inviolabilité royale. Je veux donc m'aboucher avec le pape pour lui demander raison moins de l'injurieux anathème lancé contre moi, que de celui dont vous avez été vous-mêmes indignement frappés. » A cette première ouverture les prélats schismatiques se récrièrent. « Hildebrand a cessé d'être pape, dirent-ils. Nous l'avons d'après votre ordre et conformément aux règles de la justice déposé du souverain pontificat. Il n'a plus aucun droit à porter le titre d'apostolique. Il reste frappé de l'anathème qui l'a pour jamais séparé du corps de l'Église et de la communion catholique. » Le roi fut alors obligé de leur apprendre l'indispensable nécessité où il se trouvait, par suite des conventions prises avec les princes germains à Tribur, de se faire immédiatement relever de l'excommunication sous peine de ne jamais remonter sur le trône d'Allemagne. Cette confidence ébranla les schismatiques. Privé de ses états d'outre-Rhin et réduit à la

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1. Lambert. Hersfeld., loc. cit., col. 1238.

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couronne de Lombardie, Henri n'aurait plus été assez puissant pour les défendre eux-mêmes : ils reconnurent donc qu'il devait se prêter aux circonstances et se ménager une hypocrite réconciliation avec Grégoire. Ils espéraient du moins, lui dirent-ils, qu'après cette entrevue indispensable il s'unirait à eux de nouveau pour s'affranchir définitivement, lui et son royaume, du despotisme d'un pape sacrilège ; autrement il pouvait s'attendre à se voir quelque jour privé du trône et peut-être de la vie par ce tyran plein de ruses et de perfidie qui se décorait du beau nom d'apostolique, pendant qu'eux-mêmes et ceux qui avaient jusqu'ici bravé tous les périls pour soutenir la cause royale seraient perdus sans retour 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon