Darras tome 21 p. 225
Factus apostolici consors et compar honoris, Duxit apostolicam factis et nomine vitam1.
83. Un berceau à côté d'une tombe, c'est le contraste que présente à chaque pas l'histoire humaine, lutte perpétuelle entre la vie et la mort. Léon IX en quittant le saint ami qu'il ne devait plus revoir sur la terre trouva la Germanie en fête. De son mariage avec Agnès d'Aquitaine Henri III n'avait eu jusque-là que des filles; Dieu venait de combler ses vœux en lui accordant un fils dont la naissance fut saluée par les peuples allemands comme un gage de prospérité et d'avenir (10 novembre 1051). Toutes les bénédictions du ciel et de la terre semblèrent descendre sur l'impérial enfant. Saint Hugues de Cluuy fut mandé pour le lever des fonts du baptême 2. On lui donna le nom de son père dans l'espoir qu'il en ferait revivre les vertus. L'église et l'empire si étroitement unis voyaient dans ce berceau un gage de perpétuité pour leur alliance. Hélas ! le jeune prinee sur la tête duquel reposaient tant d'espérances les démentit cruellement plus tard. Henri IV d'Allemagne, indigne fils de l'empereur Henri III, devait être un persécuteur acharné de l'Église et le fléau de l'empire. En signalant la date exacte de sa naissance telle que les Bollandistes l'ont établie d'après les monuments les plus authentiques, nous devons relever l'erreur de quelques historiens modernes qui, sur la foi plus que suspecte des chroniqueurs gibelins, affirment que le fameuxIlildebrand,avant son séjour à Cluny et son retour à Rome avec le pape saint Léon en 1049, avait été précepteur du jeune Henri IV 3. Comme celui-ci naquit seulement en 1051, l'erreur est flagrante. Mais plus tard en dépit de la chronologie on imagina cette légende, dans le but de présenter sous des couleurs plus odieuses la ferme altitude de Grégoire VII vis à vis d'un prince dont il aurait dirigé lui-même l'éducation. On allait jusqu'à dire que durant ce préceptorat imaginaire
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1. Jbid. col. 1344.
2. Vita S. Hugon. Cluniac. Patr. Lat. Tom. CLIX, col. 8G4.
3. Cf. Yoigt. Hist. de Grégoire VII. Trad. Jager. Edit. in-12. Liv. I. p. 5.
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Hildebrand avait manifesté contre son élève une haine telle que l'impératrice Agnès justement alarmée en avait fait confidence à son époux Henri le Noir. En punition de son humeur farouche, le précepteur aurait été jeté dans un cachot, puis relâché après un an de dure captivité à la condition de sortir d'Allemagne, ce qu'il avait fait sur-le-champ pour aller chercher un refuge à Cluny. De toute cette fable il ne reste aujourd'hui que l'effort impuissant de calomniateurs acharnés contre la radieuse mémoire de saint Grégoire VII.
84. L'intervention de Léon IX, puissamment aidée par une ambassade de saint Hugues de Cluny député en qualité de légat apostolique près du roi de Hongrie, aboutit à un accommodement dont la durée ne devait malheureusement pas compenser les labeurs d’une négociation si épineuse (décembre 1052). Le long séjour du pape en Allemagne fut d'ailleurs utilisé pour le bien des églises de Germanie et marqué par une série de réunions episcopales qui en firent comme une sorte de concile ambulant. Au mois d'août, Léon IX procédait à Ratisbonne à la canonisation solennelle de saint Wolfgang et à la translation de ses reliques. Il s'occupa aussi d'une controverse ardente qui venait de surgir entre les deux monastères de Saint-Emmeran à Ratisbonne et de Saint-Denys près Paris au sujet des reliques du glorieux patron de la France. Les moines de Saint-Emmeran soutenaient qu'en 888 un seigneur allemand nommé Gisalbert, banni de sa patrie pour crime de concussion, s'était réfugié au monastère de Saint-Denys, dont l'abbé était alors le vaillant Ebles(Ehulo), si fameux par ses exploits durant le siège de Paris par les Normands 2. Gisalbert aurait abusé de l'hospitalité qui lui fut offerte en dérobant le corps de saint Denys pour le rapporter à Ratisbonne. L'empereur Arnulf, en récompense de ce larcin patriotique mais sacrilège, aurait comblé de biens le ravisseur. Qu'il y ait eu en 888 un audacieux imposteur du nom de Gisalbert lequel avait fait payer au poids de l'or à l'empereur Arnulf de pré-
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1. S. Hugon. Cluniac Vita; Patr. Lat. Tom. CLIX, col. 864.
2. Doiu Féltbien. Hist. de l'abbaye royale de Saint-Denys. Livre II, p. 99t
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tendues reliques de saint Denys, cela est fort possible. Mais l'imposture de Gisalbert est historiquement démontrée. En 888 les reliques de saint Denys et de ses compagnons Rustique et Eleuthère n'étaient point dans la célèbre abbaye où le seigneur germain prétendait les avoir volées. Dès l'année précédente, à l'approche des Normands, les religieux les avaient transportées à Reims où après avoir été solennellement reçues par l'archevêque Foulques elles demeurèrent trois ans, c'est-à-dire jusqu'en 890, époque où les religieux purent en sécurité les réintégrer dans le royal monastère1. La prétention des moines de Saint-Emmeran quelque peu justifiée qu'elle fût souleva en France une vive émotion. Ils faisaient courir le bruit que saint Léon IX avait reconnu l'authenticité des reliques dont ils étaient possesseurs 2. Loin d'autoriser cette intrigue, le pape au contraire avait répondu qu'il fallait avant de prendre aucune décision s'assurer de l'état des reliques de l'abbaye de Saint-Denys pour savoir si le corps du glorieux patron de l'a France y était toujours conservé 3. Deux ambassadeurs du roi Henri I se trouvaient à Ratisbonne au moment où Léon IX fit cette judicieuse réponse. A leur retour en France, ils la communiquèrent à leur maître. Hugues abbé de Saint-Denys, de concert avec le roi et les principaux évêques, fixa pour le V des calendes de juin (28 mai 1053) la cérémonie solennelle de l'ouverture de la châsse du saint patron et la reconnaissance de ses reliques. «A l'époque indiquée, dit l'hagiographe, une foule immense de tout âge, de tout sexe, de toute condition se réunit au monastère. Parmi les dignitaires de l'ordre épiscopal, on remarquait les archevêques Guy de Reims et Robert de Cantorbéry, les évêques Imbert de Paris, Elinand de Laon, Baudoin de Noyon, Gauthier de Meaux, Frolland de Senlis,
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1. Une bulle pontificale dont les paléographes allemands, Hunckler entre autres, s'accordent eux-mêmes à reconnaître la fausseté, fut fabriquée de toutes pièces, par les moines de Ratisbonne pour mettre leur légende sous le patronage de saint Léon IX. (Léon. IX. Epist spuria. Patr. Lat. Tom. CXLIII, col. 790).
2 Haymo. Detectin corporum Dionysii AreopayiUe soeiorumque ejus. Féli-bien. Pièces justifie II" partie, p. clxviii. Cette curieuse relation manque à la collection de la Patrologie Latine.
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tous accompagnés des personnages les plus considérables, clercs ou laïques, de leurs diocèses respectifs. A côté du seigneur Hugues abbé de Saint-Denys prirent place ses vénérables collègues Albert de Marmoutier, Jean de Fécamp, Landry de Saint-Père-de-Chartier, Robert de Saint-Pierre-des-Fossés, Rodulf de Saint-Pierre-de-Lagny, Gaufred de Sainte-Colombe au diocèse de Sens. Le roi se fit représenter pendant la première partie de la cérémonie par le comte Eudes son frère, autour duquel se pressait une brillante noblesse : Wallier comte de Pontoise, Guillaume de Corbeil, Ives de Beaumont, Waleran de Melun et cent autres chevaliers. Eudes en présence de la foule attentive prit la parole. Il déclara que par humilité le roi son frère s'abstenait d'assister à l'ouverture de la châsse, se croyant indigne de contempler de ses yeux les ossements sacrés du patron de la France. Il ne doutait pas en effet que la clémence divine ne fit retrouver ce précieux trésor, et il envoyait le plus riche tissu de pourpre qui se fut trouvé au palais pour envelopper les saintes reliques après leur reconnaissance officielle. Or, les trois glorieux martyrs avaient été dès l'époque de Dagobert déposés dans des châsses d'argent massif, portant la première le nom de saint Denys, la seconde celui de Rustique et la troisième d'Eleuthère. On apporta donc en grande révérence la châsse d'argent inscrite sous le nom de saint Denys. Elle était munie d'antiques serrures qui n'avaient jamais été ouvertes; on eut beaucoup de peine à en faire jouer les ressorts combinés avec un art merveilleux. Lorsqu'enfin le couvercle fut enlevé, on vit les ossements de l'apôtre de la France enveloppés dans un tissu tellement ancien qu'en le touchant il se pulvérisait sous les doigts comme une toile d'araignée. Un parfum céleste s'exhalait de la châsse précieuse. Toute la basilique retentit d'acclamations de joie et d'actions de grâces au Seigneur. L'abbé Hugues enveloppa les saintes reliques dans l'étoffe de pourpre offerte par le pieux roi, les replaçant avec un soin pieux dans leur position primitive. Informé de l'heureux événement par le comte son frère, Henri I vint, pieds nus, vénérer les saints ossements qui furent portés en procession dans la basilique. Durant quinze jours la précieuse châsse gardée par les religieux resta déposée sur le maître-autel,
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afin de satisfaire la dévotion de la multitude accourue de tous les points de la France. Avant de refermer le couvercle Hugues y déposa un procès-verbal détaillé, dont il envoya des copies au pape et à l'empereur d'Allemagne1.»
85. De Ratisbonne où Léon IX avait ordonné cette enquête si intéressante pour notre hagiographie nationale, le s'était rendu avec Henri le Noir à Bamberg (octobre 1052) et avait présidé à l'inhumation solennelle des restes de son prédécesseur Clément II (Suidger) dans le magnifique mausolée construit à la cathédrale pour les recevoir. Quelques jours après, il ouvrait à Mayence un concile dont les actes sont perdus, mais dont les annales de Lorsch nous disent que « les décisions furent nombreuses et importantes, » multa de ecclesiasticis sanctionibus disposuit2. Enfin dans une diète de l'empire tenue à Worms à l'époque des fêtes de Noël, il obtint non plus la promesse mais l'assurance formelle qu'une armée allemande franchirait les Alpes dès les premiers jours du printemps de l'année 1054 pour délivrer l'Apulie de la tyrannie des Normands. Pour bien comprendre ce qu'était cette tyrannie, il nous faut reproduire le tableau que le saint pape en a tracé lui-même. « C'est, disait-il, le triomphe d'une race impie dont la cruauté dépasse toutes les horreurs du paganisme. Les massacres s'accomplissent avec des raffinements de torture qui révoltent l'imagination. On n'épargne ni l'âge, ni le sexe, ni le sacré, ni le profane; des villages entiers, maisons, églises sont livrés aux flammes et tous les habitants égorgés. Certes je ne veux pas la mort des Normands, moi qui leur reproche de s'être faits les meurtriers et les exterminateurs des populations italiennes. Je ne veux la mort d'aucun homme vivant, il me suffit que les pécheurs se convertissent ; mais je veux que les lois divines et humaines soient observées -sur cette terre; je veux que les princes qui ont mission de les faire respecter accomplissent le devoir de leur charge en proté-
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1. Haymo, loc. cit. cap. v-vm.
2. Codex Lauresham. Pertz. Tom. VI, p. 801.
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géant ieurs sujets contre une exécrable tyrannie 1. » Ainsi parlait l'héroïque pontife dans une lettre à l'empereur de Byzance Constantin IX Monomaque. Le langage qu'il tint à Henri le Noir dut être semblable. Monomaque, vil aventurier que la folle passion d'une impératrice sexagénaire, la trop fameuse Zoé, avait fait succéder sur le trône de Constantin le Grand au calfat Michel, était incapable de comprendre l'élévation et la noblesse de la parole pontificale. Henri III au contraire avait le sentiment de ses devoirs et de sa responsabilité. Il entra pleinement dans les vues du saintpape : la paix conclue avec André roi de Hongrie rendait les forces impériales disponibles; il leur donna l'ordre de se disposer à l'expédition d'Apulie. Léon IX aiteignit donc enfin le but si longtemps poursuivi par sa magnanime politique.
86. Le plein de joie et de reconnaissance, il prit congé de l'empereur et se rendit par Augsbourg à Mantoue (février 1053). « Il avait résolu, dit Wibert, de tenir dans cette dernière ville un synode pour le rétablissement de la discipline ecclésiastique. Mais ceux des évêques lombards qui avaient à craindre la juste sévérité dont l'homme apostolique usait contre les simoniaques et les concubinaires, organisèrent à Mantoue une véritable émeute. Pendant que le concile était en séance, une troupe armée se rua sur l'escorte pontificale qui stationnait à la porte de la basilique. Un tumulte effroyable et une lutte sanglante interrompirent les délibérations. Le saint pontife quittant son trône se fit ouvrir la porte de la basilique et se présenta à la multitude. Mais les séditieux sans respect pour la majesté du vicaire de Jésus-Christ continuèrent le massacre sous ses yeux. Les malheureux serviteurs du pape, à la vue de leur auguste maître, étaient accourus pour se ranger autour de lui; une grêle de pierres et de flèches les poursuivit à ses côtés ; il y en eut de tués jusque sous les plis du manteau pontifical dont ils cherchaient à le couvrir. » Impassible au milieu de cette horde sauvage, Léon IX
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1 S. Léon IX. Epist. an, ad Consiantinum Monomachvm. Pair. Lat. T. CXLIII-«61. 718.
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put comprendre comment les peuples savent récompenser leurs plus illustres bienfaiteurs. « Les pierres et les flèches volaient autour de lui, reprend Wibert, il ne semblait pas même y prendre garde. Cette lutte meurtrière et sacrilège dura longtemps. Quand il plut aux chefs qui l'avaient organisée d'y mettre un terme, le pontife se retira. Le lendemain on le supplia de sévir contre eux, il répondit qu'un pape n'avait point à venger ses injures personnelles, qu'il était père et qu'un père pardonne toujours à des fils repentants1.» Le concile de Mantoue fut comme la première station de la voie douloureuse dans laquelle Léon IX entrait pour aboutir au calvaire. A Rome, où il arriva pour les fêtes de Pâques, il trouva la moitié de la ville incendiée 2. Le feu avait été mis par la même faction qui avait armé les assassins de Mantoue et préparé le poison dont le vénérable Halinard était mort. Un crime du même genre venait de mettre fin aux jours du pieux marquis de Toscane Boniface, le père de la comtesse Mathilde et le plus fidèle défenseur du saint-siége en Italie. Deux de ses vassaux l'avaient poignardé dans une forêt entre Crémone et Mantoue. Partout soufflait l'esprit de révolte. L'église d'Afriqne jadis si florissante ne comptait plus que cinq évêques disputant péniblement leur vie aux Sarrasins; encore étaient-ils divisés entre eux pour une question de préséance ! Léon IX entendit leurs députés dans le concile qu'il célébra pour la quatrième et dernière fois à Rome, au mois d'avril 1053. Il confirma l'église métropolitaine de Carthage dans ses droits antiques de juridiction. En notifiant cette décision par un rescrit pontifical 3 aux évêques d'Afrique, il leur disait : « Quand je lis qu'autrefois deux-cent-cinq évèques assistaient au concile de Carthage tandis qu'aujourd'hui cinq seulement restent sur cette terre d'Afrique, la troisième partie de notre monde corruptible, je suis ému d'une compassion qui déchire mes entrailles. Mais quand je vois ces restes d'une chrétienté disparue se disputer entre eux dans une
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1. Wibert. Vit. S. Léon. Lib. II, cap. yiii; Patr. Lat. T. CXLIII, col. 497.
2 Magna pars urbis cremata est in festo sancti Eustachii (20 septembre). Cf, Watterich. Pontifie, roman, vitse. Tom. I, p. 93.
3. S. Léon. IX. Epist. cxxxm. Patr. Lat. Tom. cit. col. 728.
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pensée de misérable vanité l'honneur du principat, je ne trouve pour exprimer ma douleur d'autre parole que celle du prophète Amos : « Pardon, Seigneur, pardon, je vous en conjure. Qui donc ressuscitera la race de Jacob réduite à ce néant 1 ? »
87. Quelques jours après le concile de Rome, Léon IX partit pour pour le Mont-Cassin, où il voulut attendre l'arrivée des auxiliaires impériaux. « Comme l'abbé Richer avait montré beaucoup de zèle pour arrêter les progrès des envahisseurs normands, dit M. Dantier, le
souverain pontife fut d'autant plus généreux dans ses concessions. Outre la confirmation générale des biens possédés par l'abbaye, il lui accorda pleine juridiction sur l'église de Saint-Etienne de Terracine et sur le monastère de Sainte-Croix-en-Jérusalem à Rome. De plus, il affranchit de toute redevance ceux de ses navires qui entreraient au port d'Ostie, privilège attestant que l'administration du Mont-Cassin envoyait alors ses vaisseaux dans les ports de la Méditerranée, pour y porter ou pour y recevoir des chargements de toute nature. Parmi les personnages accompagnant Léon IX dans sa visite au Mont-Cassin se trouvaient Godefroi, l'ancien duc de Lorraine, commandant un corps de troupes pontificales, et le nouveau cardinal son frère, Frédéric, chancelier du saint-siége 2. » Tout se préparait donc pour la lutte décisive. « En quittant les religieux, dit le chroniqueur du Mont-Cassin, Léon IX se recommanda avec les plus instantes supplications à leurs prières, » valde suppliciter se fratribus commendavit 3. Hélas ! le grand pontife avait le pressentiment qu'il courait au martyre. « Une vision prophétique, dit Wibert, lui avait révélé que, pareil au froment mis en réserve par le Père céleste, il serait broyé pour le salut de tous. Pendant qu'il se dévouait au salut de la chrétienté, une ligue jalouse de sa vertu et de son zèle s'était formée contre lui à la cour d'Allemagne. L'empereur Henri III circonvenu par de puissantes
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1 Parce, Domine, parce, obsecro : Quis suscitabit Jacob, nam parvulus est. Le texte de la Vulgate porte au lieu du premier membre de phrase : Domine Deus, propitius esto, obsecro (Amos vu, 2.)
2. Dantier, Les monastères bénédictins d'Italie. Tom. I, p. 240.
3. Léo Ostiens. Çhronic. Cassinens. l'air, lai. Tom. CLXXIII, col. 6S9.
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intrigues prêta l'oreille aux calomniateurs, et tout fut perdu 1. » L'archidiacre de Toul qui écrivait ces lignes quelques mois seulement après la mort de Léon IX, son pape, son évêque et son ami, ne pouvait en dire davantage. Les personnages dont il aurait eu à citer les noms étaient alors les plus augustes du monde. Léon d'Ostie dont la chronique ne fut écrite que cinquante ans plus tard n'était pas tenu à la même réserve. « L'empereur, dit-il, avait alors pour archichancelier un homme d'une sagesse et d'une capacité universellement reconnues, c'était Gébéhard évêque d'Eichstadt, originaire du Norique. A une profonde connaissance des affaires politiques Gébéhard joignait le discernement des hommes et une habileté rare. Ce fut lui qui prit l'initiative d'un conseil dont les résultats devaient être si funestes. L'armée impériale avait déjà franchi les Alpes lorsqu'il démontra si énergiquement le danger résultant pour l'Allemagne de cette expédition lointaine, qu'il obtint l'ordre de rappeler subitement les troupes. Des coureurs furent expédiés en toute hâte ; l'armée revint en Germanie. Cinq cents hommes seulement, tous parents ou amis dévoués du seigneur apostolique, refusèrent de rétrograder et poursuivirent leur marche vers l'Apulie 2. » Quels motifs invoqua Gébéhard pour arracher à Henri III un contre-ordre aussi fatal à l'église qu'à l'empire? le chroniqueur ne le dit pas. Vraisemblablement il dut insister sur la possibilité d'une nouvelle révolte des Hongrois, sur l'attitude hostile de Conrad de Bavière qui attaquait en ce moment le territoire de Ratisbonne. Bref, les prétextes ne manquent jamais aux hommes d'état quand il s'agit de faire échouer les plus nobles entreprises. Gébéhard réussit donc dans son opposition malencontreuse. Il ne devait guère tarder à s'en repentir. « Devenu pape à son tour, reprend Léon d'Ostie, chaque fois qu'il éprouvait un mécompte il s'écriait : «Je n'ai que ce que je mérite ; j'expie la faute dont je me suis rendu coupable envers le seigneur Léon mon maître; » ou bien il disait avec amertume : Quod fecit Saulus, Paulum pati ne-
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1. "Wibert. loc. cit. col. 476.
2. Léo Ostiens, Chrome. Cassinens. loc. cit. col. 683.
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cesse est; « Il est juste que Paul expie la faute que Saul a commise 1. »
88. Ignorant ce qui se passait, dit Wibert, Léon IX se rendit à Civitella dans la Capitanate 2, pour attendre l'arrivée d’une armée déjà dissoute et vaincue d'avance. La petite troupe de Germains commandée par Garnier de Souabe2 se grossit en Campanie et à Bénévent d'une poignée d'Italiens, sous la conduite de Rodolphe récemment investi par Léon IX au nom du saint-siége de la principauté de Bénévent. Godefroi de Lorraine avec une centaine de chevaliers compléta cette escorte militaire dont l'aspect était tellement peu celui d'une armée que Wibert la désigne sous le nom de « famille du très-doux pape. » Les Normands qui s'attendaient à trouver devant eux toutes les forces de l'Allemagne avaient groupé les leurs, cavaliers, fantassins et archers, sous le commandement des comtes Humphroi, Richard et Robert Guiscard. Dès le premier choc les Italiens se débandèrent et prirent la faite. Les soldats germains se firent tuer sans reculer d'un pas. Aucun n'eut survécu saus la générosité de Robert Guiscard qui fit cesser le carnage et mit en liberté ce qui restait de cette troupe héroïque (18 juin 1053). Godefroi de Lorraine eut ainsi la vie sauve. Dieu le réservait à d'autres combats. Cependant les vainqueurs, maîtres de la plaine de Dragonara où l'engagement avait eu lieu, se précipitèrent sur le castrum de Civitella. Ils ignoraient que le pape y fût enfermé. Léon IX fit ouvrir les portes et se présenta aux Normands ivres de sang et de rapines, comme il s'était présenté quelques mois auparavant aux séditieux de Mantoue. Mais le résultat fut bien différent. «A peine les Normands l'eurent-ils reconnu, dit Wibert, qu'ils se prosternèrent à ses genoux, baisant la trace de ses
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1. Ibid. col. 692.
2. Pessima gens Normannorum, peracta ejede familis mitissimi papee, aggre-dilur oppidum Civitaiulam cognominaium, ubi idem beatus, ignarus eorum quee acta erant, tardantem smtm expectabat comitatum. (Wibert, loc. cit. col. 500). Ces paroles du biographe établissent clairement que Léon IX ne prit aucune part à la bataille, ainsi que la plupart des historiens modernes voudraient le faire croire.
3.Léo Obtiens, loc. cit. col. 699.
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pas, le suppliant de leur pardonner et de les bénir. Le saint pontife leur parla avec sa mansuétude accoutumée; tous les cœurs s'ouvrirent à sa voix. Il les conduisit sur le champ de bataille et sous sa direction les vainqueurs, vaincus à leur tour, procédèrent à l'inhumation de leurs victimes. Dans le voisinage d'une église ruinée, le pape fit creuser une fosse où furent déposés le corps des généreux soldats morts sous l'étendard de saint Pierre 1. » Les chefs normands lui firent hommage de leurs conquêtes sur les Grecs, jurèrent de respecter désormais les droits de l'humanité et d'être en tout de fidèles enfants de l'Église. Après la ratification solennelle de ce traité, ils ramenèrent en triomphe le saint pontife à Bénévent.