St Grégoire 13

Darras  tome 15 p. 230

 

   37. Grégoire le Grand reçut ces heureuses nouvelles quelques mois après son avènement au siège de saint Pierre. Voici en quels termes il répondit à saint Léandre : «Mes paroles ne sauraient vous exprimer la joie que ressent mon cœur, en apprenant la

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1 Psalm. il, 8. — 2 Luc, il, 14. — 3 S. Leand.', In conversione gentis homil., pass. ; Patr. lat., tom. LXX1I, col. 893-898.

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p231 CHAP.   IV.     CONVERSION  DES  ROIS  ARIENS  D'ESPAGNE.

                                                   

conversion sincère à la foi catholique, le zèle et la piété de notre commun fils, le très-glorieux roi Récarède. Ce que vous me dites de ses mœurs, me le fait chérir avant même que j'aie pu le con­naître. Que votre sainteté veille attentivement sur cette âme noble et généreuse. L'antique ennemi devra chercher encore à la séduire, car il s'attaque de préférence à ceux qui l'ont vaincu une première fois. Enseignez donc à votre royal disciple à persévérer dans la voie de la vertu, à glorifier par des œuvres saintes la pureté de sa foi; préservez-le de l'orgueil, afin qu'un règne long et heureux sur la terre soit pour lui le prélude de la gloire du ciel, et qu'un jour il n'ait qu'à passer d'un royaume à un autre 1. » Le pape terminait cette lettre en autorisant saint Léandre à conférer le baptême par une seule immersion. Le concile de Tolède avait jugé que cette modifi­cation de l'antique discipline serait nécessaire en Espagne, pour combattre dans l'esprit des peuples le préjugé arien, qui voyait dans la triple immersion une preuve que les trois personnes de la Trinité, au nom desquelles elle se faisait, n'étaient point consubstantielles. A propos de la décision du pape, ratifiant en ce point celle du concile de Tolède, les Bénédictins, éditeurs des œuvres de saint Grégoire le Grand, font remarquer que jusque-là les pères et les conciles semblaient considérer la triple immersion comme abso­lument nécessaire pour la collation du sacrement. La déclaration pontificale a donc ici la valeur et la portée d'une définition dog­matique, qui depuis a fait loi dans l'Église.

 

   38. Récarède se montra digne de sa mission de premier roi catholique. Une correspondance s'établit directement entre lui et saint Grégoire le Grand, sur un ton plein de filiale soumission d'une part et de tendresse paternelle de l'autre. Le roi commençait par envoyer un calice d'or au pape, et lui disait : « Daignez offrir au très-bienheureux Pierre, prince des apôtres, cet hommage que je voudrais n'être pas trop indigne de lui et de vous. Je serais heu­reux si votre celsitude m'honorait de quelques-unes de ses lettres sacrées, lettres d'or pour tout l'univers. J'aime à me persuader

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1 S. Greg. MagQ., lib. I, Epist. xliii; Pair, lut., tom. LXXVII, col. 497.

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que l'inspiration de Dieu, qui réside en vous, vous a déjà fait connaître à quel point je vous vénère et vous aime. Il arrive par fois que la grâce de Jésus-Christ unit, à travers les espaces, des hommes inconnus les uns aux autres; ceux qui ne vous ont jamais vu jouissent de votre bonne renommée. Je recommande en toute vénération à votre sainteté l'évêque de Séville, Léandre, qui a servi d'intermédiaire pour me concilier votre bienveillance. Combien de fois nous nous entretenons ensemble des merveilles de votre vie, nous humiliant l'un et l'autre de nous trouver en tout si inférieurs à un pontife tel que vous! Très-saint et révérendissime père, je vous supplie de n'oublier jamais devant le Sei­gneur un roi et un peuple que vous avez vu gagner de votre temps au Christ. La largeur du monde nous sépare, mais que la vraie charité nous réunisse en Dieu pour jamais 1. » — «Très-excellent fils, répondait saint Grégoire, les expressions serviraient mal ma pensée, si je voulais vous dire toute la joie que vos œuvres et l'édi­fication de votre vie causent à mon cœur. En voyant de nos jours, par un miracle nouveau d'apostolat, toute la nation des Visigoths ramenée par votre exemple de l'erreur arienne à la solidité de la foi véritable, il nous est permis de dire avec le prophète : « La droite du Très-Haut a fait ce changement2. » C'est là pour moi un sujet de véritable admiration et d'entretien continuel avec les fils qui m'entourent. C'est aussi, je l'avoue, l'occasion d'un re­proche incessant que je m'adresse à moi-même. Que dirai-je au souverain juge, si j'arrive les mains vides à son tribunal, quand votre excellence paraîtra suivie de tant de milliers de fidèles convertis à sa voix? Croyez cependant, vertueux roi, que je me console en vous, et que j'y aime le bien que je ne puis trouver en moi-même. Il n'est pas nécessaire de vous dire que le bienheureux Pierre, prince des apôtres, accueille favorablement vos offrandes. Les bénédictions qu'il ne cesse de répandre sur vous et sur vos états en sont la preuve. Redoublez de zèle, de pureté et de foi

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1 S. Greg. Magn., lib. IX, Epist. LXi; Patr. lat., tom. LXXVIIj col. 998. — 2 Vsalm. lxxvi, 11.

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pour lui plaire. Je ne saurais trop vous recommander la modé­ration et la douceur dans le gouvernement de vos sujets. Pour bien régner, un prince doit savoir avant tout se défendre contre l'orgueil du trône. Je vous envoie une clef d'or qui a reposé sur le corps du bienheureux Pierre, et dans laquelle sont renfermées quelques par­celles des chaînes qu'il portait en allant au martyre. J'y joins une croix renfermant un morceau du bois sacré de notre rédemption et des cheveux de saint Jean-Baptiste. Je transmets en même temps à notre révérendissime frère et coévêque Léandre le pallium, hon­neur que nous aimons à lui rendre, en conformité avec les tra­ditions de son église métropolitaine, avec vos propres désirs, et selon la mesure de son mérite et de sa vertu 1. » Avec le pallium, saint Léandre reçut le titre de légat apostolique en Espagne. Il devança de deux années saint Grégoire dans la tombe, et mourut en même temps que Récarède, en 601. L'Espagne a toujours honoré en lui son docteur et son apôtre, l'auteur principal de son retour à l'unité. Il laissait un successeur digne de lui, dans la per­sonne de son frère saint Isidore de Séville.

 

§ VII. Saint Grégoire et les rois Francs.

 

   39. Dans le temps où sa main s'étendait pour bénir le berceau de la catholique Espagne, le pape veillait à l'éducation chrétienne de la France. Le roi des Burgondes, « le bon roi Gontran, » ainsi que le nomme Grégoire de Tours ; le « saint roi Gontran, » ainsi que l'appelle le martyrologe romain, avait été mêlé aux grands évé­nements accomplis en Espagne. Après le meurtre d'Herménégild, il avait hautement déclaré, comme autrefois Clovis son aïeul, «  qu'il était temps de chasser les horribles Goths ariens, dont la présence souillait le territoire de la Gaule 2, » et il avait aussitôt fait marcher son armée contre la ville de Carcassonne, chef-lieu de la Septimanie. Cette expédition fut malheureuse ; cependant elle effraya d'abord

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1 S. Greg. Magn., lib. IX, Epist. cxxv. — 2. Greg. Tur., Hist. Franc, 1. VIII, cap. xxx.

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Leuvigild, le roi parricide. Il eut peur, et se hâta d'écrire à Frédégonde : «  Faites promptement périr nos ennemis. S'il vous faut de l'argent, nous ne vous en laisserons pas manquer : mais agissez sur-le-champ 1.» Ces ennemis dont parlait Leuvigild étaient sa propre belle-fille Brunehaut, reine d'Austrasie, et le jeune Childebert son fils, ainsi que le roi des Burgondes Gontran. Des émissaires envoyés par Frédégonde, munis de poignards empoisonnés, se diri­gèrent les uns en Austrasie, où une première et une seconde fois ils manquèrent leur coup, les autres en Burgondie, où ils ne réussirent pas davantage. L'un de ces derniers, Faraülf, ancien cubicularius (chambellan) de Chilpéric, entra dans cette horrible conspiration. Gontran était alors dans la cité des Parisii. Un mendiant auquel, selon sa coutume, il donnait l'aumône, lui dit à l'oreille : « Écoutez, ô roi, la parole que j'ai à vous dire. Faraülf, le chambellan de votre frère, doit vous assassiner demain, quand vous entrerez à l'église pour la prière des matines. Je l'ai entendu combiner ce crime avec un de ses compagnons. » Gontran fit sur-le-champ mander Faraülf, qui nia énergiquement; mais, à quelque temps de là, le Seigneur punit le traître en le frappant de mort subite 2. Une autre fois, Gontran était à Chalon-sur-Saône et assistait à la messe, le jour de la fête de saint Marcel3, en l'honneur duquel il avait élevé une église et un monastère demeurés célèbres dans notre histoire na­tionale. Comme il approchait de l'autel pour communier, un homme se précipite, ayant l'air de vouloir lui parler, et dans la rapidité de son mouvement à travers la foule, laisse échapper de sa ceinture un poignard. On arrête l'inconnu : il tenait de la main gauche un second poignard dissimulé sous son manteau. L'assassin, immédiatement traîné hors de la basilique, fut mis à la torture et avoua qu'il était venu pour tuer Gontran. «La personne qui m'a envoyé, dit-il, m'avait prévenu que le roi se fait partout escorter

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1 Greg. Tur., Ilist. Franc, lib. VIII, cap. sxvin. —2ld., ibid., cap. xvm.

3 La fête du martyr saint Marcel, enterré vif à Cabillouuin (Chalon-sur-Saône), lors de la quatrième persécution générale sous l'empereur Marc-Aurèle, en 179 (Cf. lom. Vil de cette Histoire, pag. 367), se célèbre le 4 sep­tembre.

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de ses gardes, sauf à l'église, où j'aurais toute facilité de l'at­teindre. » Gontran fit grâce au meurtrier; ne voulant pas, dit Gré­goire de Tours, laisser mettre à mort un criminel saisi dans un sanc­tuaire qui jouissait du droit d'asile 1. Ce fut sans doute à l'occasion de ces attentats multipliés par Frédégonde contre tous les princes mérovingiens, que le roi burgonde crut devoir faire appel à la fidé­lité et au dévouement de son peuple. « Un dimanche, pendant la célébration de la messe, continue Grégoire de Tours, après l'Evan­gile, quand le diacre eut commandé le silence aux fidèles, Gontran se tourna vers l'assistance et dit : Hommes et femmes ici présents, je vous adjure de me rester fidèles et de ne point me mettre à mort, comme on a fait pour mes malheureux frères. La race mérovin­gienne est presque éteinte par tant de forfaits. Il ne reste plus avec moi que deux enfants, Childebert et Clotaire, mes neveux. Laissez-moi du moins les élever à l'âge d'homme ; autrement le Dieu vengeur vous abandonnera sans défense à vos ennemis, et vous n'aurez plus un seul descendant de Clovis pour vous protéger et pour maintenir l'honneur des Francs. — A ces mots, le peuple éclata en cris d'amour pour le roi, et pria avec ferveur pour la conservation de ses jours 2. » On voit que le métier de souverain n'était guère plus facile en ce temps-là que maintenant. La conver­sion de Récarède au catholicisme amena la paix entre l'Espagne et la Gaule ; mais la perfidie de Frédégonde et sa rivalité contre Brunehaut ne laissèrent point de trêve à Gontran. Parrain du jeune fils de Clotaire et de Frédégonde, tuteur de Childebert, fils de Brunehaut, qu'il avait fait, par un traité solennel à Andelot (587), son héritier présomptif dans le cas où il viendrait à mourir sans enfants mâles, cette situation lui créa jusqu'à son dernier jour des difficultés et des embarras sans cesse renaissants.

 

   40. Sa patience et sa mansuétude en triomphèrent. C'est que  lui aussi avait, à la seconde période de sa vie, sous l’influence puissante de la grâce, retrempé son âme dans une conversion sincère. «Il y avait, disent les hagiographes3, un saint prêtre nommé Verolus

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1 Greg. Tur., llist. Franc, lib. IX, cap. i. — » ld., ibid., cap. vin. — 3 Bolland., Act. Sanct., 17 jun.

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(saint Vorle), qui édifiait alors toute la Burgondie par ses vertus et ses miracles. Né d'une riche famille gallo-romaine, dans la villa de Marcennacum (Marcenay 1), il devint prêtre, et comme jadis saint Médard à Salency, se fixa dans sa résidence natale, sans accepter jamais, ainsi que le fit plus tard l'évêque de Noyon, les honneurs et les dignités ecclésiastiques qui lui furent offerts. II était le thaumaturge de la Burgondie. Un dimanche, Gontran, qui se trouvait dans les environs, voulut assister à la messe du saint prêtre, et s'y rendit avec toute sa cour. Après le premier Évan­gile, au lieu de continuer la célébration des saints mystères, Verolus parut s'endormir d'un sommeil extatique qui dura environ une heure, ensuite il acheva la messe. Mon père, demanda Gon­tran à l'homme de Dieu, que vous est-il survenu tout à l'heure? — Verolus répondit : J'étais allé arracher aux flammes un petit en­fant que ses parents avaient laissé seul dans leur maison, au ha­meau de Platanus (Plaine 2), pour aller eux-mêmes assister aux divins offices à Musciacum (Mussy-sur-Seine). Durant leur absence, l'ennemi du genre humain voulait incendier la demeure de ces bons fidèles. — A cette réponse, Gontran et ses officiers manifestèrent un étonnement voisin de l'incrédulité. Le roi dépêcha immédiate­ment des cavaliers au lieu désigné, c'est-à-dire à une distance de près de six milles (trois lieues). Ils y trouvèrent toute la popula­tion réunie autour d'une maison qui fumait encore, et attestant avoir vu le bienheureux Verolus éteindre l'incendie et arracher aux flammes un enfant qu'on leur montra vivant dans son berceau. Ce miracle de bilocation, dont la vie de saint Ambroise nous a déjà fourni un exemple 3, et que nous verrons se renouveler en la per­sonne de saint Alphonse de Liguori, eut dans la contrée un tel retentissement qu'aujourd'hui encore il n'est pas un habitant qui n'en sache tous les détails. Il eut pour effet immédiat la conver­sion du roi burgonde 4. La première jeunesse de Gontran avait

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1 Aujourd'hui village de l'arrondissemeut de Chatillon-sur-Seine, à trois lieues 0. de cette ville (Côte-d'Or).

2Aujourd'hui village, à 1 lieue de Mussy-sur-Seine (Aube). — 3 Cf. tom. XI de cette Histoire, pag. 80, 87. — 4 Cf. P. Legrand, Histoire sainte de la ville de Châtillon-sur-Seine au duché de Bourgogne. Autun, 1651, pag. 25.

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eu, nous l'avons dit précédemment 1, toute la fougue désor­donnée d'un sang encore à demi barbare. Ce prince avait en der­nier lieu épousé Austréségilde, une franque, digne d'être la con­temporaine de Frédégonde. Atteinte d'une dyssenterie endémique qui résista à tous les remèdes, Austrégésilde demanda aux deux médecins qui la soignaient s'il restait quelque espoir de guérison. Ceux-ci l'engagèrent à songer au salut de son âme. La reine com­prit que tout espoir de guérison était perdu; elle fit alors mander Contran et lui dit pour dernier adieu : « Jurez-moi qu'aussitôt après mon dernier soupir, vous ferez trancher la tête aux deux médecins. Du moins leur famille ne se réjouira pas, quand la mienne sera dans les larmes. » Gontran fit ce serment homicide, et il eut la cruauté de le tenir2. « Quel viatique d'enfer, pour une reine de Bourgogne! » s'écrie naïvement un vieux chroniqueur 3.

 

    41. De pareils faits nous donnent la mesure de ce qu'étaient les races barbares contre lesquelles la grâce de Dieu et l’Eglise Jésus-Christ eurent à lutter, avant d'obtenir leur transformation morale. Mais aussi le triomphe de l'esprit chrétien, quand la foi subjuguait vraiment ces âmes farouches, était complet et sans re­tour. Après sa conversion, Gontran « s'adonna tellement aux bonnes oeuvres et à l'action de l'Esprit de Dieu, dit le Martyrologe romain, que sans renoncer au pouvoir dont il se servait uniquement pour le bien, il abandonna toutes les pompes du siècle et distribua ses trésors aux églises et aux pauvres4. » L'Église et les pauvres devin­rent en effet dès lors l'objet exclusif de sa tendresse. Veuf et sans enfants, il refusa de se prêter à une nouvelle alliance ; roi de Burgondie et tuteur de ses deux neveux Clotaire et Childebert, son autorité s'étendait réellement sur toute l'étendue du royaume de Clovis. Il n'en profita que pour multiplier davantage ses largesses ; imposer à tous les fonctionnaires la justice, le désintéressement, la clémence qu'il pratiquait lui-même; réagir contre la simonie et les désordres des clercs; fonder des centres d'éducation monastique

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1 Cf. ch. iI de ce volume, n° 20. — 2 S. Greg. Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. xïxvi; Pair, lai., tom. LXX1, col. 351. — 3Legrand, Uist. de la ville de Châtillon, pag. 18. — 4 Martyr, rom.j 28 murt.

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et religieuse, seul moyen efficace de remédier aux plaies sociales et d'apaiser les esprits en tournant vers Dieu les cœurs. Outre l'église et le monastère de Saint-Marcel de Chalon-sur-Saône, son œuvre de prédilection, il dota richement Saint-Bénigne de Dijon, Saint-Maurice de Toul, Saint-Vincent de Paris. Dans chacune de ces abbayes, il établit le Laus perennis, tel que Sigismond, l'un de ses prédécesseurs sur le trône des Burgondes, l'avait institué à Agaune 1. Comme saint Grégoire le Grand, il avait compris l'importance du chant ecclésiastique et de la musique religieuse; il s'en occupait lui-même et voulait que les églises ressemblassent au paradis, où les anges chantent sans cesse la gloire du Très-Haut 2. Nous avons encore de lui un édit royal pour rappeler à tous ses peuples l'observation du dimanche comme base de toute véritable civilisation chrétienne 3. II combattait à Lyon et à Mar­seille la terrible peste inguinaria, qui désolait alors ces villes, par les mêmes moyens que saint Grégoire à Rome. «Ainsi que l'aurait pu faire le plus zélé des pontifes, dit Grégoire de Tours, le roi chercha dans la prière le remède aux maux du peuple pécheur. Il ordonna un triduum de jeûne au pain et à l'eau. Tous devaient assister aux vigiles dans l'église, et aux rogations ou processions solennelles. Il observa rigoureusement lui-même cette pénitence, multiplia ses aumônes durant ces trois jours, et parut à toutes les cérémonies avec un tel recueillement qu'on l'eût pris non pour un souverain, mais pour un prêtre du Seigneur. On voyait que toute son espérance était en Dieu, et qu'il recommandait à la miséri­corde divine la misère publique, dont sa foi lui faisait entrevoir le prompt soulagement. La vénération qu'il inspirait était telle qu'on attendait de lui des miracles. Une mère dont le fils se mourait d'une fièvre pernicieuse, fendit la foule, pénétra jusqu'au saint roi, sans en être aperçue, et détacha une parcelle de la frange de son manteau. Elle revint près du lit de son cher malade, plongea la relique dans de l'eau et présenta le breuvage à l'enfant, qui re-

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1 Cf. loin. XIV de cette Histoire, pag. 224. — 2Greg. Tur., Hist. Franc, lib. VIII, cap. nj Pair, Int., lova. LXXI, col. 451. — 3 Labbc, ConciL, lom. V, col. 599.

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couvra aussitôt la santé. Je ne fus pas témoin de ce miracle, ajoute l'historien, mais il m'a été raconté par les fidèles de Châlon, et j'y crois sans aucun doute, car j'ai vu d'autres faits non moins mira­culeux se produire ainsi par la vertu du saint roi 1. » Gontran mou­rut en 593, le 28 mars, et fut enterré dans la basilique de Saint-Marcel. Bientôt ses reliques exhumées prirent place sur les autels. Au XVIe siècle elles furent brûlées par les calvinistes : la piété des fidèles Bourguignons ne put sauver que le crâne, demeuré en­core aujourd'hui le plus précieux trésor de l'antique église de Chalon-sur-Saône 2.

 

42. La volumineuse correspondance de saint Grégoire avec l'Église des Gaules ne renferme aucune lettre de ce pape au roi Gontran : c'est que, jusqu'en 595, toutes les communications demeurèrent interrompues entre Rome et les pays situés au delà des Alpes, par la guerre des Francs et des Lombards. La voie de mer permettait seule de hasarder quelques lettres. Il nous en est resté une de l'an 591, adressée par le grand pontife aux évêques Théodore de Marseille et Virgilius d'Arles. « Les circonstances ne m'avaient pas encore fourni une occasion sûre pour communi­quer avec votre fraternité, dit le pape, mais voici que des mar-

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1 Greg. Tur., Hist. Franc, lib. IX, cap. xxi; Patr. lat., tom. LXXI, col. 503.

2 Nous mettons en regard de cette belle et grande physionomie du saint roi Gontran le portrait odieux qu'en a tracé un moderne rationaliste, écri­vain officiel et membre de l'Institut (Académie des inscriptions et belles-let­tres). « Gontran, dit-il, mourut à Chalon-sur-Saône, en 593. Le clergé de son royaume (lisez le Martyrologe romain) l'a mis au nombre des saints, et Gré­goire de Tours lui a attribué des miracles qu'il aurait opérés même de son vivant. On ne s'en étonnera pas, en apprenant qu'il dota toujours richement les églises, fonda plusieurs monastères, et qu'il était, selon l'expression de Frédégaire, comme un prêtre entre les prêtres. Du reste, sa dévotion ne tempérait pas son naturel barbare, et il ne répugna pas à ordonner des tor­tures, des meurtres, ni à répudier trois femmes pour vivre avec des concu­bines. (Ne dirait-on pas que ce sont là les motifs pour lesquels l'Eglise l'a cano­nisé?] Seulement reconnaissons que son caractère, singulièremeut débonnaire (un roi débonnaire qui ordonne tant de meurtres et de tortures!) doit nous le faire distinguer au milieu de tous ces personnages perfides et féroces qui l'envi­ronnent. Cette bonté ne fut d'ailleurs souvent que de la faiblesse, et, comme le dit M. Michelet, ce bon homme semble chargé de la partie comique dans le drame terrible des Mérovingiens. » (Ph. Lebas, France, t. IX, pag. 15-1G.)

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chands juifs, que leur commerce appelle souvent à Marseille et dans les Gaules, sont venus se plaindre à moi de ce qu'en votre pays on contraint par la violence leurs coreligionnaires à recevoir le bap­tême. Je ne doute pas que l'intention qui fait agir ainsi ne soit droite, mais elle n'est ni éclairée ni conforme à l'enseignement de l'Écriture. Ceux qui ont subi cette contrainte retourneront bientôt à leur ancienne superstition, et ce n'est pas la régénération mais la mort spirituelle qu'on leur aura procurée. Votre fraternité ne doit donc employer vis-à-vis d'eux que les charmes de la prédication et la suavité de l'exemple 1. » On se rappelle que, dans les dernières années de son règne, Ghilpéric avait ordonné par décret à tous les juifs des Gaules de se faire baptiser. La lettre de saint Grégoire le Grand cassait cette tyrannique ordonnance; elle dut être portée à son adresse par les négociants de race hébraïque qui l'avaient sollicitée, et qui, alors comme aujourd'hui, savaient le moyen de se glisser sains et saufs, eux et leurs marchandises, à travers les ar­mées belligérantes.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon