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30. La reine et l'évêque déterminèrent Éthelbert à accorder une entrevue aux missionnaires. La conférence eut lieu en plein air, dans l'île de Thanet. Augustin et ses compagnons s'y rendirent processionnellement, précédés d'une croix et d'un tableau représentant l'auguste image du Sauveur. Le roi les fit asseoir et ils commencèrent à lui annoncer l'Évangile. Éthelbert écoutait en silence un discours si nouveau pour lui. Sa réponse fut admirable de sagesse et de prudence. « Vos paroles et vos promesses sont fort
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belles, dit-il, mais comme elles sont nouvelles et incertaines, je ne puis y acquiescer de suite, ni renoncer soudain aux anciennes croyances de la nation des Angles. Cependant, puisque vous avez pris la peine de franchir les mers pour nous apporter une doctrine que vous croyez la meilleure, nous voulons vous bien recevoir et vous accorder tout ce qui sera nécessaire à votre subsistance1.» Il leur permit donc de s'établir dans la ville de Durovernum (depuis Cantorbéry), sa capitale. Les missionnaires y entrèrent procession-nellement, suivant leur coutume, et prirent ainsi possession d'une terre qui devait rester fidèle aux croyances catholiques, jusqu'à ce qu'un prince voluptueux et cruel la jetât dans les voies de l'erreur et de l'infidélité. La sainteté des hommes de Dieu, leur frugalité, leur désintéressement, et par-dessus tout le don des miracles que le Seigneur leur accorda, touchèrent un grand nombre d'idolâtres qui renoncèrent à leurs superstitions et demandèrent le baptême. Éthelbert lui-même, ravi de la pureté de leur vie et de la sublimité de leur doctrine, se convertit; son exemple fut suivi par une multitude innombrable de ses sujets.
31. Pour donner une forme à cette Église naissante et la constituer d'une manière durable, saint Grégoire le Grand éleva Augustin à la dignité épiscopale, et lui ordonna d'aller se faire sacrer par Virgilius, évêque d'Arles et vicaire du saint siège dans les Gaules. Après sa consécration épiscopale, Augustin retourna en Angleterre, où Dieu couronna son zèle apostolique par les plus éclatants succès. Il baptisa plus de deux mille personnes à Cantorbéry, le jour de Noël (597). Ces heureuses nouvelles comblèrent de joie le cœur de saint Grégoire. Il écrivit à la reine Berthe une lettre de félicitations, où il laissait déborder les sentiments dont son âme était pleine. « Nos chers fils le prêtre Laurent et le moine Pierre, disait-il, arrivent d'Angleterre et nous apprennent ce que votre gloire a fait pour notre très-révérend frère et coévêque Augustin ; quel appui, quel concours, quelle charité vous avez déployés pour le succès de sa mission. Béni soit le Dieu tout-puissant, qui a daigné
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1 Vener. lied., llist. Eccl., lib. I, cap. xxv; Pair. M., toui. XVC, col.
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récompenser votre zèle par la conversion de la noble race des Angles. Jadis, pour incliner le cœur des Romains sous le joug de la foi, il choisit la pieuse Hélène, mère du grand empereur Constantin. Aujourd'hui vous êtes devenue l'instrument de ses miséricordes pour la nation anglaise. Fortifiez donc dans l'amour de la vraie foi le cœur de notre glorieux fils le roi Éthelhert, votre époux. Qu'il s'applique avec une ardeur toujours croissante à la conversion des peuples soumis à son sceptre. Tel est le sacrifice d'agréable odeur que Dieu demande de lui et de vous. Déjà la renommée publie vos saintes œuvres non-seulement ici en Italie, où nous prions tous pour votre prospérité, mais jusqu'à Constantinople, à la cour du très-sérénissime empereur, où votre nom est béni. Complétez la joie que ces heureux événements font naître de toutes parts, et que les anges du ciel aient à se féliciter eux-mêmes du plein succès de votre œuvre. Ainsi puissiez-vous tous deux régner longtemps, en une paix fortunée, sur cette terre que vous édifiez par vos vertus, et vous préparer dans les cieux une couronne immortelle 1. « Ailleurs, commentant une parole d'Éliu, dans le livre de Job, saint Grégoire s'écriait : « Vous venez d'entendre la prophétie d'Éliu. Aujourd'hui même, grâce à Dieu, nous en avons sous les yeux l'accomplissement. Le Seigneur a réuni dans une même foi les extrémités de l'Orient et de l'Occident. « Il a fait briller d'en haut sa lumière, et couvert de sa gloire les portes de la mer 2. » Déjà la langue des bretons, qui n'exprimait qu'un grondement sauvage, redit l’Alléluia des Hébreux. L'océan abaisse la hauteur de ses flots sous les pieds des saints : ses vagues soulevées, que les princes de la terre ne pouvaient dompter avec leurs bataillons, la bouche des prêtres les enchaîne par de simples paroles, en leur imprimant la terreur du nom de Dieu. Le fier insulaire, qui jamais tant qu'il fut infidèle ne sut ce qu'était l'effroi, tremble en écoutant les plus humbles des hommes. Les paroles célestes qui frappent son oreille, les miracles qui se
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1 S. Greg. Jlagn., lib. XI, Epist. xxix ; Patrol. lai., tom. LXXVII, col. 1142. 2. Si voluerit extendere nubes quasi tentorium suum, et fulqurare lumine suo de-super, cardines quoque maris operiel. {Job., xxxvi, 19, 20.)
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produisent à ses regards, ont répandu dans son âme la connaissance du vrai Dieu. Retenu sur la pente du mal par la crainte de la divine majesté, il s'élance de tout l'effort de ses désirs vers l'éternelle patrie 1. » (601.)
32. Ethelbert se montra digne des espérances que le pape fondait sur lui ; il fut mis depuis au nombre des saints. Grégoire envoyait en même temps d'autres ouvriers apostoliques dans la Grande-Bretagne, afin de recueillir cette moisson mûre pour les greniers du père de famille. « Qui pourra dire, écrivait-il à saint Augustin, quelle joie s'est élevée ici dans le cœur de tous les fidèles, en apprenant que, par la grâce de Dieu et par les travaux de votre fraternité, la nation des Angles, dégagée des ténèbres de l'erreur, éclairée des saintes lumières de la foi, foule aux pieds les idoles, obéit avec un cœur pur au Dieu tout-puissant, et se soumet sincèrement à ses divins préceptes 2 ! » Dans une autre lettre, le pape règle l'établissement des évêchés en Angleterre. « Nous vous accordons, dit-il, l'usage du pallium, mais seulement pour la célébration de la sainte messe. Vous établirez douze évêques qui vous seront soumis. Plus tard, l'évêque de Londres deviendra aussi métropolitain et recevra le pallium du saint-siége. Vous enverrez pour évêque, à York, un homme plein de zèle et de charité. Si cette ville et les lieux voisins reçoivent sa parole, il devra à son tour ordonner douze évêques dont il sera métropolitain. Nous nous proposons de lui donner le pallium, mais nous voulons qu'il demeure soumis à votre direction durant toute votre vie. Après votre mort, il sera le supérieur des évêques qu'il aura ordonnés, et ne relèvera plus en aucune manière de l'évêque de Londres ni de ses successeur. Le rang entre l'évêque de Londres et celui d'York se réglera suivant l'ordination. Nous voulons de plus que tous les évêques de la Grande-Bretagne vous soient soumis, durant le cours de votre vie3. » Dans d'autres instructions plus détaillées, saint Grégoire le Grand fixait en détail une foule de points douteux de discipline,
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1 S. Greg. Magn., Moral., lib. XXVII, cap. XI; Patr. lat., t. LXXV1, col. 410. 2. S. Greg. Magn., Epist. xxvn, lib. XI ; Patr. lat., tom. LXXV1I, col. 1139. A. 3. S. Greg. Magn., Epist. LSV, lib. XI; tom. cit., col. 1200.
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que saint Augustin lui avait soumis 1. Il conseillait, entre autres choses, de ne point abattre les temples des faux dieux, mais seulement les idoles, et de consacrer au christianisme les édifices païens qui seraient encore en bon état de conservation, « afin, disait-il sagement, que le peuple, voyant qu'on respecte les monuments auxquels il est accoutumé, s'y rende plus volontiers2.» Ces paroles de saint Grégoire répondent victorieusement aux accusations calomnieuses qu'on a essayé de faire revivre de nos jours contre son auguste mémoire. «On lui a reproché, dit M. de Montalembert, d'avoir détruit les monuments antiques de Rome, brûlé la bibliothèque Palatine, anéanti des écrits de Cicéron et de Tite-Live, expulsé de Rome les mathématiciens. » La vérité est qu'il poursuivit de ses anathèmes non pas les mathématiques, mais l'astrologie judiciaire, cette ridicule et idolâtrique superstition ; il n'eut point à brûler la bibliothèque Palatine, la chose avait été faite par les Vandales, et par conséquent ceux des livres de Cicéron et de TiteLive qui nous manquent aujourd'hui n'existaient déjà plus de son temps. Ajoutons que ceux qui restent nous ont précisément été conservés par la science bénédictine, dont saint Grégoire fut l'un des plus illustres représentants et des plus ardents propagateurs. Enfin, reprend l'auteur des Moines d'Occident : « Les témoignages authentiques nous montrent saint Grégoire nourri aux disciplines savantes de l'ancienne Rome, entouré des prêtres et des moines les plus savants de son temps, faisant, dit son biographe, des sept arts libéraux, les nobles colonnes du portique de la chaire apostolique3. »
§ VI. Conversion des rois ariens d'Espagne.
33. Le pontificat de saint Grégoire fut l'époque des grandes conversions sociales en Occident; il marqua ainsi une ère nouvelle et fut réellement le berceau de nos modernes nationalités. L'Es-
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1 S. Greg. Magn., Epist. lxiv, col. 1183. — 2. Id., Epist. lxxyi, col. 1215. A. — 3 Moines d'Occident, taxa. 11, p. 165. Cf. Joan. Diac, Vit. S. Greg., lib. 11, cap. xni, XIV; Pair. lat., taxa. LXXV, col. 92. D., 93. A.
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pagne, en 585, s'était unifiée sous le sceptre des rois visigoths qui mirent fin à la domination des Suèves. Mais, comme les Lombards en Italie, et comme jadis le grand Théodoric, l'honneur de leur race, les Visigoths étaient ariens. Rois et reines, dans cette monarchie Ibérique, luttaient de fanatisme et de cruauté. « La persécution que subissent les catholiques en Espagne, disait Grégoire de Tours, est horrible : exil, confiscation de biens, emprisonnements, flagellations, massacres, ils endurent tout; et l'un des supplices le plus ordinaire, mais non le moins cruel, est de les faire mourir de faim. Une femme assume la responsabilité de tant de forfaits ; c'est Goswinthe, la veuve d'Athanagild, qui a épousé en secondes noces le roi Leuvigild. Mais Dieu la punit en ce moment d'une façon exemplaire. Après avoir fait arracher les yeux à tant de catholiques par la main du bourreau, elle vient d'être frappée de cécité. Ses yeux se sont éteints sous le voile épais d'une cataracte 1. » Goswinthe, dont l'évêque de Tours flétrit de la sorte la tyrannie, était mère de Brunehaut, issue de son premier mariage avec Athanagild. Son second époux, Leuvigild, avait d'abord été marié à Théodosia, tante de saint Léandre et de saint Isidore de Séville, dont il avait eu deux fils, Herménégild et Récarède. Durant la vie de leur mère, l'éducation de ces jeunes princes fut confiée à saint Léandre leur oncle, qui venait d'établir à Séville une école épiscopale destinée à jeter tant d'éclat au sein de l'Espagne catholique 2(379). Sous cette direction, Herménégild et Récarède durent puiser des sentiments plus sympathiques à l'orthodoxie. Cependant l'un et l'autre continuèrent à professer officiellement l'arianisme. Sans doute Léandre ne crut pas devoir, surtout après la mort de Théodosia, précipiter une abjuration qui eût armé contre ses neveux toute la colère de Goswinthe leur marâtre. «Or, continue Grégoire de Tours, on négocia le mariage d'Herménégild avec Ingonde, fille de Sigebert et de Brunehaut3. La princesse austra-
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1 S. Greg. Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. xxxix; Patr. lat., Iota. LXXI, col. 353.
2. Cf. L'école chrétienne de Séville sous la monarchie des Visigoths, par M. l'abbé Bourret. Pari3, 1855. — 3 Voir plus haut, p. 207.
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sienne, envoyée en Espagne avec une escorte magnifique, fut d'abord comblée des plus grandes démonstrations d'amitié par Goswinthe, son aïeule et belle-mère. Mais bientôt les caresses se changèrent en fureur. Sollicitée d'apostasier le catholicisme et de se faire rebaptiser par les ariens, Ingonde résista héroïquement. Il me suffit, répondit-elle, d'avoir été baptisée une fois, et régénérée au nom de la Trinité sainte, dont j'adore les trois personnes consubstantielles et égales. Telle est la croyance de mon âme, je vivrai et mourrai avec elle. — Goswinthe se précipitant alors sur la courageuse princesse la saisit aux cheveux, la jeta à terre, et de ses talons lui mit tout le corps en sang. Enfin elle la fit dépouiller de ses vêtements et plonger nue dans l'eau d'une piscine, pour lui infliger de force une rebaptisation dont elle ne voulait pas. » Cette horrible scène fut suivie d'un accommodement dont Grégoire de Tours ne nous apprend pas les clauses. Nous savons seulement que peu après Leuvigild, dans un synode arien, fit déclarer qu'à l'avenir on n'obligerait plus à un second baptême les catholiques qui consentiraient à embrasser l'hérésie. Puis il associa solennement Herménégild au trône, et le laissant à Séville avec sa jeune épouse, il alla fixer sa cour à Tolède, qui devint dès lors la capitale des Visigoths. « Cependant, reprend l'historien, Ingonde détermina son mari à abjurer lui-même l'arianisme et à professer la foi catholique. Herménégild reçut donc l'onction du chrême des mains de Léandre son oncle, et prit le nom de Jean, sous lequel il voulut désormais se faire appeler1. »
34. Cette nouvelle arrivait à Leuvigild et à Goswinthe au moment où, vainqueurs des Suèves, nation récemment convertie au catholicisme, laquelle avait jusque-là formé un royaume indépendant au nord-est de l'Espagne, ils déployaient contre leurs nouveaux sujets toute la barbarie des plus sanglantes persécutions 1. Ce fut alors que le saint abbé Vincent, l'un des patrons actuels de
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1 Greg. Tur., loc. cit.
2. Nous avons précédemment raconté la conversion des Suèves au catholicisme par leur apôtre saint Martin de Dume, évêque de Braga. (Cf. chap. I de ce volume, pag. 11.)
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l'Espagne, fut immolé avec douze religieux devant la porte de son monastère, à Léon, pour n'avoir pas voulu renier la foi catholique. La perte d'Herménégild fut jurée. Celui-ci l'avait prévu. Il se hâta d'envoyer à Constantinople son oncle le saint évêque Léandre, pour solliciter de l'empereur des secours contre un père dénaturé. L'ambassadeur du roi de Séville rencontra à cette occasion l'apocrisiaire du saint-siége qui devait dans peu illustrer la chaire apostolique sous le nom de Grégoire le Grand. « Il se forma entre eux, dit M. de Montalembert, une de ces tendres et fortes amitiés dont on aime à trouver dans la vie des saints tant d'exemples. Les instances fraternelles de Léandre se joignirent à celles des religieux que le saint docteur avait amenés avec lui de Rome, pour lui imposer le Commentaire de Job, que plus tard devenu pape, il dédiait à l'évêque de Séville. La tendresse intime et persévérante qui unit ces deux grands hommes, éclate à divers endroits de la correspondance de Grégoire, et lui dicte de ces accents qui conservent à travers les siècles l'immortel parfum du véritable amour. «Absent par le corps, écrivait-il 1, vous êtes toujours présent à mes regards, puisque je porte gravés au fond de mon cœur les traits de votre visage. Vous saurez lire dans votre propre cœur quelle soif ardente j'ai de vous voir, car vous m'aimez assez pour cela. Quelle cruelle distance nous sépare? Je vous envoie mes livres ; lisez-les avec soin, et puis pleurez mes péchés, puisque j'ai l'air de si bien savoir ce que je fais si mal. Ma lettre est bien courte ; elle vous fera voir à quel point je suis écrasé par les procès et les orages de mon Église, puisque j'écris si peu à celui que j'aime le plus au monde. » Et plus tard : « J'ai reçu votre lettre écrite avec la plume de la charité. C'est dans votre cœur que vous avez trempé votre plume. Les gens sages et honnêtes qui l'ont entendu lire en ont été sur l'heure émus jusqu'au fond de leurs entrailles. Chacun s'est mis à vous tendre la main de l'amour; on semblait non pas seulement vous entendre, mais vous voir, avec la douceur de votre âme. Tous se sentaient enflammés d'admiration,
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1 S. Greg. Magic, Epist. xlhi, Hb. I; Pair, lat., tom. LXXV1I, col. 497, 49S.
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et cette flamme de vos auditeurs démontrait la vôtre : car on n'allume pas le feu sacré chez les autres sans en être soi-même consumé 1. »
35. L'apocrisiaire du saint-siége à
Constantinople dut mettre toute son influence au service de l'évêque ambassadeur, pour intéresser l'empereur Tibère, qui vivait encore, à la cause d'un prince persécuté par son père en haine du catholicisme. La cour de Byzance avait conservé en Espagne quelques possessions maritimes gouvernées par un préfet. Ce dernier reçut l'ordre de soutenir la cause d'Herménégild, et d'envoyer au besoin les troupes grecques à son secours. Mais l'or de Leuvigild et de Goswinthe fut plus puissant sur le cupide fonctionnaire que les instructions impériales. « Au prix de trente mille solidi d'or, dit Grégoire de Tours, la trahison fut consommée. Dès l'abord, et avant d'en appeler aux armes, Leuvigild avait fait dire à son fils : Viens me trouver; j'ai à t'entretenir de choses graves. — Le jeune prince lui fit répondre : Je n'irai point à cette conférence 2. Je sais que vous êtes irrité contre moi parce que je suis catholique. » — Après cette rupture en forme, les deux armées marchèrent l'une contre l'autre, et l'on vit un roi parricide commander les troupes destinées à massacrer son fils. Herménégild comptait sur les Grecs auxiliaires qui avaient rejoint son camp. Mais soudain ces traîtres lâchèrent pied, et passèrent à l'ennemi. Le malheureux prince rentra précipitamment à Séville et se jeta dans une église, croyant y trouver un asile inviolable. Ingonde s'enfuit, passa en Sicile, puis en Afrique, où elle mourut de misère et de faim. Son fils, le jeune Athanagild, réclamé au nom de l'empereur Tibère par le perfide préfet, fut embarqué pour Constantinople, où il termina obscurément sa vie. Quant à Herménégild, son frère Récarède vint lui dire : Notre père m'envoie près de toi ; il te fera grâce si tu veux te prosterner à ses pieds et lui demander pardon. — Trompé
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1 S. Greg. Maga., lib. IX, Epist. cxxi; Pair, lai., tom. cit., col. 1050; Moines d'Occident, tom. II, pag. 215-216.
2. Greg. 'fur., llist. Franc, lib. V, cap. xxxix; Patr. lat., tom. LXXI, col. 354. A.
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par ces avances, que Récarède lui-même croyait sincères, le roi vaincu donna sa promesse. Leuvigild parut; son fils se jeta à ses pieds, le vainqueur le releva, l'embrassa sur les deux joues et l'emmena dans son camp. Mais ce n'était qu'une nouvelle perfidie. A peine entré sous la tente royale, Herménégild fut dépouillé des insignes de son rang, et séparé de tous ses serviteurs. Transporté ensuite à Valence, il fut jeté au fond d'un cachot 1. « La prison devint pour lui le vestibule du ciel, dit saint Grégoire. Comme si le poids des chaînes n'eût pas suffi à ses mains habituées à porter le sceptre, il voulut, prisonnier du Christ, se couvrir le corps d'un cilice, cherchant force et courage dans la prière qu'il adressait sans cesse au Dieu tout-puissant, et méprisant d'autant plus le monde qu'il était lui-même un vivant exemple de sa fragilité. Or, aux approches de la solennité pascale, son père, ou plutôt son bourreau, lui envoya un évêque arien chargé de lui offrir une communion sacrilège, au prix de laquelle on lui promettait l'oubli du passé et la restitution de son trône. Le captif, dominant son interlocuteur de toute la sublimité d'une âme que la foi fait libre, lui reprocha sa perfidie et la lâcheté de son rôle. L'évêque arien sortit sans avoir pu vaincre sa généreuse résistance. A cette nouvelle, Leuvigild dépêcha sur-le-champ des meurtriers qui égorgèrent son fils dans la prison même2. » (Samedi saint, 43 avril 586.)
36. « Les miracles ne manquèrent pas au cachot du roi martyr, continue saint Grégoire le Grand. Au milieu du lugubre silence qui suivit l'exécution, des concerts angéliques se firent entendre ; on dit que la prison fut soudain illuminée comme par l’éclat de lampes invisibles. Le tombeau d'Herménégild devint l'objet d'un culte public. Les remords pénétrèrent enfin dans le cœur du roi parricide ; il déplorait son crime, mais il n'osa cependant point rompre avec l'arianisme, ni réparer ses forfaits par une pénitence efficace. Sur son lit de mort, il rappela d'exil saint Léandre et lui recommanda Récarède, son fils et successeur, le priant de reporter
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1 Greg.Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. xxxix. — 2. S. Greg. Magn., Dialog., lib. 111, cap. xxxn.
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sur lui l'amour qu'il avait eu pour Herménégild. Ayant ainsi parlé, il mourut. Récarède, à peine monté sur le trône, s'empressa d'abjurer l'hérésie; son exemple ramena toute la nation des Visigoths à la vraie foi 1. » Cet heureux retour d'un peuple entier au sein de l'unité catholique était dû, dans une certaine mesure, à l'influence d'une princesse d'origine franque, Rigonthis, épouse de Récarède et sœur de Clotaire II. Il fut consommé dans un concile national, le IIIe de Tolède, composé de soixante-dix-huit évêques, sous la présidence de saint Léandre. Le roi, entouré de ses guerriers, prit séance et déclara que l'illustre nation des Goths, séparée jusqu'alors de l'Église universelle par la malice de ses docteurs, revenait à l'unité et demandait à être instruite dans toute l'orthodoxie de la doctrine catholique. Il remit ensuite à Léandre sa profession de foi écrite de sa main, signée par huit évêques jusque-là ariens, et acceptée par la noblesse et tout le peuple. De ce jour date véritablement la monarchie si longtemps glorieuse de la catholique Espagne. Récarède voulut recevoir l'onction royale des mains de saint Léandre. (589.) «Maintenant que, par la miséricorde du Christ, la paix nous est enfin rendue, dirent les évêques, le saint concile déclare rétablie en Espagne l'autorité des anciens canons et la vénérable discipline de l'Église. Les constitutions des précédents conciles et les épîtres synodiques des saints évêques de Rome reprendront toute leur vigueur 2. » Après cette déclaration préalable, on formula une série de vingt-trois chapitres (capitula) disciplinaires, que Récarède souscrivit en ces termes : « Flavius Récarède, roi, j'ai signé en la confirmant cette délibération définie avec le saint synode3. » Un édit royal, promulgué en même temps, donnait force de loi aux ordonnances du concile dans toute l'étendue de l'Espagne, sous peine pour les contrevenants de confiscation de leurs biens, de l'exil ou d'une simple amende, suivant la gravité des cas. Tous les nobles voulurent, avec le roi, signer ces constitutions, et le peuple s'y unit par des cris d'enthou-
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1 S. Greg. Magn., Dialog., lib. III, cap. xxxn. — 2. I.abbe, ConciV. Tolet. m, tom. V, col. 1013. Maneant in suo vigore conciliorum omnium constituta, simul et synodica sanctorum prœsulum Romanorum. — 3. Labbe, loc. cit., col. 1015
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siasme. Prêtant sa voix à l'allégresse unanime, saint Léandre, dans le discours de clôture, s'écriait : « La joie de cette solennité dépasse celle de toutes nos autres fêtes ; l'Église voit en ce jour se presser sur son sein des peuples qui la déchiraient naguère, et dont la cruauté s'est changée en amour. Nos persécuteurs d'autrefois sont devenus par leur conversion notre couronne. Tressaille d'allégresse, réjouis-toi, et chante, ô sainte Église de Dieu ! lève-toi dans la splendeur de ton unité, ô corps mystique de Jésus-Christ ! revêts-toi de force dans la jubilation du triomphe, parce que tes larmes ont été changées en joie, tes habits de deuil en vêtements de gloire. Ne pleure plus la mort de tes enfants immolés ; il t'en revient d'autres par centaines de mille. Ceux-là furent la semence, ceux-ci sont la moisson. Et ce qui se passe parmi nous, se réalisera dans tout l'univers. Je n'en doute pas, le monde entier est fait pour croire au Christ, et pour s'identifier dans l'unité de la catholique Église. S'il est encore, dans de lointaines contrées, des races barbares que le rayon du Christ n'ait point illuminées, leur jour viendra, et elles croiront. C'est à l'Église et à son Christ que le Seigneur disait par la bouche du prophète: « Je te donnerai pour héritage les nations , l'étendue de la terre pour royaume1.» — « Gloire donc à Dieu dans les hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté2! » Devenus en ce jour, dans l'unité d'un même cœur et d'une même foi, les fils du royaume de Jésus-Christ, que nous reste-t-il à faire? sinon à prier le Seigneur pour la stabilité du royaume terrestre, en attendant la félicité du royaume des cieux, afin que, rois et peuples, après avoir glorifié le Christ ici-bas, nous soyons tous couronnés par lui dans les siècles éternels3. »