Darras tome 11 p. 215
48. Théophile n'était ni l’un, ni l'autre. Sa mesure contre l'Anthropomorphisme n'avait rien que de parfaitement orthodoxe. Mais il n'était pas irréprochable an point de vue fort différent de l’Origénisme. La gloire toute alexandrine d'Origène l'avait séduit. Indépendamment du point de vue théologique, le patriarche n'envisageait, dans la renommée universelle d'Origène, que le côté par lequel cette réputation versait un nouvel éclat sur son siège épiscopal. Il était origéniste à Alexandrie, comme on serait, par exemple, un admirateur exclusif de Bossuet à Meaux. Ici et là, ce culte de deux incomparables mémoires est également explicable, et, en un certain degré, également légitime. Toutefois, la vérité est bien plus haute encore que le génie d'un homme, n'importe lequel, et il faut savoir lui sacrifier même l'amour-propre patriotique et les sympathies nationales. Or, Théophile était origéniste d'instinct. Quand sainte Mélanie et Rufin avaient parcouru l'Egypte, Théophile leur avait recommandé l'étude des écrits d'Origène. Il pouvait, en leur faisant cette invitation, s'appuyer sur l'exemple de saint Jérôme lui-même, lequel, à chaque page de ses livres, citait les Hexaples d'Origène, les commentaires bibliques d'Origène, les homélies et les Exgèsétika d'Origène. Il est vrai que saint Jérôme puisait dans l'arsenal du docteur alexandrin des armes pour fortifier sa propre orthodoxie, et se gardait bien d'en extraire les erreurs évidentes qui s'y étaient glissées, soit du fait même d'Origène, soit à la suite des interpolations hérétiques dont elles avaient été l'objet. Rufin ne fut pas si judicieux. Moins profond dogmatiste que saint Jérôme, il prit au pied de la lettre la recommandation du patriarche Théophile, et, de retour à Jérusalem, il se plongea dans l'étude des œuvres d'Origène. L'Apologie de ce grand homme, composée par le martyr saint Pamphile, fut sa première lecture. Il en donna bientôt une traduction latinn. Successi- vement, il passa aux divers traités du docteur alexandrin. À mesure qu'il se familiarisait avec le puissant génie, il en subissait de plus en plus le charme, et bientôt Rufin fut complètement origéniste. Cela n'intéressait encore que sa propre personnalité, et l'histoire n'aurait pas à se montrer bien sévère à son égard, s'il n'eût cherché
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à faire du prosélytisme. Sa première conquête, transitoire il est vrai, fut sainte Mélanie, qui s'éprit un instant de ces doctrines fantastiques! Bientôt, il eut un second adhérent dans la personne de l'évêqne Jean de Jérusalem, lequel devait, comme sainte Mélanie elle-même, l'abandonner plus tard.
49. Pour le moment, Jean de Jérusalem était un véritable prosélyte. Ce prélat, avant son ordination, avait successivement donné dans les erreurs d'Arius, puis dans celles des Pneumatomaques. L'abjuration sincère qu'il avait faite, entre les mains de l'Église, prouvait en faveur de sa bonne foi ; mais de pareils antécédents ne laissaient pas supposer une grande capacité théologique, Rufin n'était donc pas lui-même fort habile, en cherchant à se couvrir derrière une autorité doctrinale si discutable. Quoi qu'il en soit, Rufin ne vit pas le danger. Les doctrines de l'Origénisme, dont il possédait le secret, assuraient son crédit près de l'évêque. Celui-ci, de son côté, avait besoin, en ce moment même, d'un homme aussi influent que Rufin, pour l'appuyer dans une lutte de juridiction, fort légitime d'ailleurs, qu'il soutenait contre le métropolitain de Césarée, lequel revendiquait à tort la prééminence administrative sur le siège patriarcal de Jérusalem. Cette question d'indépendance hiérarchique tenait au cœur de l'évêque. Rufin, servant à la fois ses propres antipathies et les ressentiments du patriarche, lui fit observer que Jérôme était en relations épistolaires suivies avec le métropolitain de Césarée, et qu'une telle conduite prouvait assez le peu de cas qu'on faisait de son autorité patriarcale dans les monastères de Bethléem. La calomnie était habile. Jean la prit au sérieux, sans réfléchir que Jérôme entretenait un commerce de lettres avec presque tous les évêques du monde bien avant qu'il fût venu se fixer en Palestine, et que ses lettres au métropolitain de Césarée n'avaient aucune espèce de rapport avec la question de préséance actuellement agitée. Mais les hommes sont ainsi faits. La passion personnelle les aveuglera toujours.
50.Les choses en étaient là. Une défiance malveillante et une jalousie à peine dissimulée avaient pris la place des sentiments de concorde et d'amitié dans les cœurs, lorsque survint à Jérusalem un
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moine alexandrin, Aterbius, chargé par ses confrères les Anthropomorphites de parcourir l'Orient pour y étudier l'état des esprits au point de vue de la controverse suscitée par l'Origénisme. Aterbius assista à quelques-unes des homélies de l'évêque Jean. Il n'eut pas de peine à y découvrir la trace des erreurs attribuées à Origène. II s'en ouvrit à Rufin, lequel lui déclara, avec une certaine hauteur, qu'en Palestine, évêque, clergé et fidèles, tous professaient l'Origénisme et s'en faisaient gloire. « Jérôme, lui-même, ajouta-t-il, pense comme nous sur ce point. » Aterbius accepta cette calomnie. Sans prendre la peine de poursuivre davantage son enquête, ni de se mettre en relations avec saint Jérôme, il se résolut à un coup d'éclat. Le dimanche suivant, en présence de tous les fidèles réunis dans la basilique constantinienne, il lut un manifeste dans lequel il dénonçait le patriarche Jean, les prêtres Rufin et Jérôme comme entachés d'hérésie et fauteurs des doctrines impies de l'Origénisme. Jean de Jérusalem voulut faire saisir le moine séditieux, mais Aterbius parvint à s'échapper et publia son manifeste dans toutes les églises de Syrie et d'Egypte. Saint Jérôme, averti de cet éclat, accourut immédiatement à Jérusalem et protesta, devant les fidèles et le clergé réunis, que, pour ce qui le concernait personnellement, il réprouvait les erreurs accréditées sous le nom d'Origène, qu'il ne les avait jamais enseignées, et que, tout en citant à l'occasion les travaux exégétiques de ce grand docteur, il avait toujours en soin de réserver, au point de vue de l'orthodoxie, les erreurs qui avaient pu être introduites par les hérétiques dans les ouvrages publiés sous son nom. La profession de foi de saint Jérôme était explicite; elle satisfit pleinement les auditeurs catholiques. On s'attendait à une déclaration analogue de la part de Jean de Jérusalem et de Rufin; mais elle n'eut pas lieu. Tous deux gardèrent le silence Rufin se renfermait dans son monastère des Oliviers, et ne se laissait voir à personne. Le patriarche, obligé par ses fonctions de paraître en public, montrait un visage courroucé, se plaignait hautement de ce qu'il appelait le coup de tête de Jérôme, et ne se rétractait pas (392).
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51. On conçoit facilement quelles devaient être les préoccupations et l'anxiété générales en Palestine, dans des circonstances si difficiles, et vis-à-vis d'une situation aussi tendue. Cependant l'Esprit de paix qui avait déserté le monastère des Oliviers et la demeure patriarcale de Jean de Jérusalem, continuait à se reposer sur les établissements de Bethléem. Jérôme, fort du témoignage de sa conscience et du devoir généreusement accompli, ne semblait pas se douter des orages qui grondaient autour de sa pieuse retraite. Il dictait, en ce moment, sa fameuse lettre à Népotien, sur les devoirs du sacerdoce. Népotien était un jeune dalmate, neveu d'Héliodore, évêque d'Altinum (Elten en Westphalie). Son oncle le pressait de se consacrer au Seigneur. Népotien hésita longtemps ; il reculait devant la responsabilité d'un tel ministère. Enfin, quand il eut pris le parti de la soumission, il s'adressa à saint Jérôme, pour en avoir une règle de conduite. Le grand docteur lui répondit en ces termes : « Vous me demandez, mon bien-aimé Népotien, de vous tracer brièvement une règle de conduite. Vous voulez savoir comment un laïque qui se fait moine ou clerc devra se comporter dans sa profession nouvelle, pour se tenir droit dans le chemin du Christ, et ne pas incliner, de côté ni d'autre, sur l'abîme du désordre et du péché. Il me souvient qu'à votre âge, au sortir de l'adolescence, alors que j'essayais au désert de réfréner les passions qui débordaient dans mon âme, je m'adressai à votre saint oncle, Héliodore, pour lui demander les conseils que vous réclamez aujourd'hui de moi. Ma lettre était toute chaude de larmes ; elle était écrite avec cette emphase de rhétorique juvénile, où le sentiment s'exagérait par la description et se couronnait des fleurs de l'école. Maintenant mes cheveux ont blanchi, les rides ont labouré mon front. Comme le bœuf dont parle Virgile, j'ai blanchi sur le sillon :
Frigidus obsistit circum prœcordia, sanguis1.
Je puis dire à mon tour :
Omniu fert œtas, animum quoque…..
2. Virg., Georg., lib. II.
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ou bien, si vous le voulez, ces autres vers du même poëte:
Nunc ablita mihi tôt carmina, vox
quoque Mœrin
Jam fugit ipsa 1
Mais c'est assez d'érudition profane. Écoutez les enseignements de l'Écriture. David unnos notas septuaginta, brilicosub quandam vu', seneciule frigiïscen'e, non poterat calefîeri. (jnœritur iiaqve puella de unîversis finiùus hrael, A/jisuy Sunamilidis, qucc senile corpus calefa-cersl. Quelle est cette Sunamite, épouse et vierge, chaste dans l'union conjugale, sainte dans la charité? Entendez le pacifique Salo-mon; il va vous la dépeindre. «Mon fils, dit-il, cherchez la sagesse, acquérez à tout prix l'intelligence. Quand vous l'aurez obtenue, ne l'abandonnez jamais; aimez-la et elle sera votre sauvegarde. Environnez-la d'honneur et elle vous glorifiera vous-même; elle couronnera votre front de gloire; elle fera vos délices, votre sûreté et votre paix 2. » Voilà, mon bien-aimé, la véritable Sunamite. Avec l'âge, toutes les autres vertus vont déclinant chez les vieillards. Les jeûnes, les veilles, les aumônes, les chameuniae 3, les pèlerinages, les fatigues de l'hospitalité, le soin des pauvres, l'assiduité à l'oraison, la visite des malades, le travail des mains, toute activité enfin s'anéantit dans un corps épuisé. Seule, la sagesse augmente avec l'âge et s'accroît dans le déclin de tout le reste. Voilà ce que je tiens à vous dire, ô mon bien-aimé, afin, comme parlait le bienheureux Cyprien, de vous transmettre l'avis qu'on adresse aux forts et non pas une lettre de rhéteur. Écoutez donc la parole d'un de vos frères dans le sacerdoce, père par l'âge, ami par le cœur, lequel vous a vu naître, vous a suivi, dès les jours de votre enfance, et voudrait faire profiter votre jeunesse de l'expérience que lui ont valu les années. Je sais que votre oncle, le bienheureux Héliodore, ce pontife de Jésus-Christ, vous a nourri dans la science des saints; que chaque jour ses exemples vous entretiennent dans la noble discipline des vertus. Accueillez toutefois ces avis que je vous
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1. VirsU., Eglog. VIII. —2. Proverb., iv, 5, 6, et 599. — 3. X»|iai-evvi) : Coucher sur la dure.
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adresse en toute humilité. Ils pourront faire de vous le modèle des clercs, après que votre bienheureux oncle vous a déjà rendu le modèle des moines. Clerc, tel est le nom qu'un serviteur de l'Église doit étudier d'abord, pour en comprendre la haute signification et Ie sens mystérieux. Etymologiquement clerc vient du grec xlèros (sors), parce qu'en effet, d'une part, les clercs sont la portion d'héritage (sors) que le Seigneur s'est réservée, et, d'autre part, que le Seigneur lui-même est exclusivement leur partage. Donc l'or, l'argent, les vastes domaines, les meubles précieux, tout cela est étranger au patrimoine du clerc. Le Seigneur seul est son partage. Donc encore, je vous prie, mon bien-aimé, et vous supplie de ne jamais confondre la cléricature de Jésus-Christ avec la milice du Siècle; de ne pas chercher sous l'étendard du Dieu crucifié les lucra sœculi. N'ayez jamais plus que ce que vous possédiez, quand vous vous êtes fait clerc. Votre table, si vous en avez une, doit être celle des pauvres et des étrangers, si vous voulez que Jésus-Christ ne dédaigne pas d'être lui-même votre convive. Vous avez ouï parler de clercs entendus aux affaires de ce monde, qui de pauvres sont devenus riches, de paysans se sont faits grands seigneurs; fuyez-les comme la peste. Dans la petite cellule que vous habitez, ne recevez jamais de femmes, ou du moins fort rarement. Les vierges du Seigneur, les servantes du Christ, n'en connaissez aucune, ou aimez-les toutes également. Ne demeurez jamais avec elles sous le même toit. Ne présumez point de votre vertu. Vous n'êtes ni plus saint que David, ni plus sage que Salomon. N'oubliez jamais que le premier habitant de l'Eden en fut dépossédé par une femme. Si vous êtes malade, faites-vous soigner par quelque saint frère, ou bien encore par votre mère, par votre sœur. Que si leur assistance vous fait défaut, l'Église nourrit la vieillesse de pauvres veuves. Employez-les. Elles ont besoin d'aumônes : votre maladie sera pour elles l'occasion d'un gain légitime, et pour vous celle d'une charité bien faite. Combien n'en ai-je pas vu qui, faute de cette précaution, en guérissant quant au corps, sont devenus malades quant à l'âme ! Periculose tibi ministrat, cujus vultum fréquenter attendis. Le tête-à-tête, en secret, et sans témoins, évitez-le touiours.
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Il faut prévenir jusqu'à l'ombre du soupçon. Point de ces menus présents, mouchoirs, dentelles, broderies, mets friands, accom- pagnés de lettres d'envoi. Est-ce que l'amour de Jésus-Christ connaît ces sortes de choses? Oh ! quelle récompense Dieu réserve dans les cieux aux prêtres qui n'ont point espéré de récompense ici-bas! Oh ! que de sueurs honteusement perdues à poursuivre d'inutiles richesses ! Plût à Dieu qu'on mît autant d'ardeur à rechercher la perle précieuse dont parle l'Évangile ! Lisez souvent la sainte Ecriture; ou plutôt que ce livre sacré ne quitte jamais vos mains. Pratiquez ce que vous devez enseigner aux autres. Que votre conduite ne démente pas vos discours. Autrement, en vous entendant prêcher dans l'église, les fidèles se diraient tout bas : Pourquoi ne fais-tu pas toi-même ce que tu nous recommandes ! En vérité, c'est un beau prédicateur que celui qui, le ventre plein, parle de la loi du jeûne! Dans un prêtre du Christ, la bouche, le cœur, les mains doivent s'accorder pour enseigner la même doctrine. Soyez soumis à votre pontife, aimez-le comme le père de votre âme. L'amour, c'est le privilège du fils, la crainte est le sentiment des esclaves. Pour vous en particulier, le pontife a plus d'un titre à votre tendresse : il est à la fois, moine, évêque et oncle, un oncle qui vous a élevé dans la science des saints. D'ailleurs, je ne veux pas non plus vous le dissimuler. Les évêques doivent se souvenir qu'ils sont prêtres et ne pas affecter l'attitude de dominateurs. Qu'ils traitent donc les clercs avec les égards dus à la cléricature, s'ils veulent que les clercs leur rendent à eux-mêmes l'honneur dû aux évêques. C'est le mot de l'orateur Domitius à un consul : « Si vous voulez que je vous traite en prince, commencez d'abord par me traiter en sénateur. » Quand vous prendrez la parole dans l'église, ne recherchez pas les applaudissements du peuple, mais ses sanglots et ses gémissements. Les larmes des auditeurs sont la couronne du prédicateur. Le discours d'un prêtre doit être parsemé des textes de la sainte Écriture. Ne tombez jamais dans la déclamation, la scurrilité, ni le bavardage. Montrez-vous un interprète sérieux de la parole sacrée, un docte commentateur des mystères divins. Laissez les sots faire parade d'une élocution facile, où l'abondance et la
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rapidité des paroles couvrent la nullité du fond. Rien n'est plus ordinaire que de surprendre ainsi l'admiration de la multitude illettrée et ignorante. Cardez-vous de ces triomphes qui sont de véritables défaites. Quant à l'habillement, quelle que soit sa couleur, blanc ou noir, il ne doit être affecté ni comme luxe ni comme abjection. L'extrême, d'un côté ou de l'autre, serait également répréhensible. Il en est qui font parade d'un vêtement sordide. J'épargne pour les pauvres! disent-ils; et souvent ils épargnent pour la satisfaction d'une avarice lamentable. J'estime qu'il est préférable de recevoir moins d'aumônes pour les pauvres que de les quêter sous cette forme hideuse. Il y a une autre sorte d'abus. On trouve des évêques qui édifient de vastes églises, avec de superbes colonnades, des autels éblouissants, où le marbre, les pierreries et l'or étincellent. Toute leur attention est absorbée par ces soins matériels, et pendant qu'ils construisent le temple extérieur, ils négligent l'examen des vocations sacerdotales et le choix des ministres de Jésus-Christ. Qu'on ne me dise pas, en manière de justification, que le temple de Jérusalem était riche, que la table de propitiation, les lampes, les encensoirs, les coupes, les patènes y étaient d'or massif. Je le sais aussi bien que qui que ce soit, mais je n'ignore pas non plus que nous servons maintenant un Dieu crucifié, aux veux duquel toutes les richesses de la terre sont de la boue, et que l'or qu'il préfère pour ses ministres est celui d'une conscience pure. Voilà pourquoi encore je vous recommande de ne point inviter à vos repas les séculiers, et surtout les puissante du monde. Il est inconvenant de voir à la porte d'un prêtre du Christ, ce Dieu qui vécut pauvre et mourut sur une croix, des licteurs et des factionnaires attendre que leur consul ou leur général ait achevé, dans cette sacerdotale demeure, un festin plus splendide que celui qu'ils eussent trouvé au palais. Vous me direz qu'en agissant ainsi, vous vous ménagez, en faveur des pauvres et de l'Église, les faveurs du magistrat. Croyez-moi, un juge du siècle aura plus de déférence pour votre sainteté que pour votre luxe; pour votre mortification que pour l'étalage de vos richesses. Et s'il était assez malheureux pour ne prêter l'oreille aux misères des
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pauvres et aux réclamations des prêtres que le verre à la main, faudrait n'en tenir aucun compte et se rappeler le mot de l’Écriture : Melivs est confidere in Domino quam confidere in homine. Pour vous, n'oublies jamais la loi sacerdotale du Lévitique, confirmée par l'Apôtre : « Quand ils servent à l'autel, les ministres du Seigneur ne doivent boire ni vin ni sicera1. » Sous cette dénomination de sicera, la langue hébraïque comprenait toutes les boissons fermentées qui peuvent procurer l'ivresse, telles que le liquide qu'on obtient avec le blé, celui qu'on tire du suc des pommes (cidre), celui que les barbares fabriquent avec la décoction du miel (hydromel), celui qu'on exprime en pressant les fruits du palmier (vin de palme), ou en laissant fermenter de l'eau avec des fruits secs. Donc tout ce qui enivre et fait perdre la raison, évitez-le, comme le vin lui-même. Certes, quand je vous parle ainsi, je n'entends point proscrire, par un anathème insensé, les choses que Dieu a créées pour notre usage. Je sais que les Pharisiens donnaient à Notre-Seigneur lui-même l'injurieuse épithète de potator vini 2. Je sais que saint Paul ordonnait à son disciple Timothée de réconforter par un peu de vin son estomac délabré. Ce n'est donc point l'usage légitime que je défends. Mais il faut observer les proportions d'âge, de santé, de tempérament, si l'on veut prévenir l'abus. De même pour le jeûne. Imposez-vous-Ie dans la mesure où vous le pouvez supporter. Point de superstition : mais pureté, chasteté, modération, simplicité et discipline. J'en vois qui se feraient scrupule d'user d'huile à la collation, mais auxquels il faut des figues de Carie, des noix fraîches, de la fleur de farine, du miel, des pistaches, et que sais-je? On force la culture des jardins pour fournir à ces délicats le moyen de jeûner à leur aise. Hélas ! à la poursuite de ces prétendues délices, ils perdent le royaume des cieux! On me dit qu'il en est de plus raffinés encore, lesquels prétendent s'affranchir de toutes les règles de l'humaine nature. Ceux-là ne mangent même plus de pain et ne boivent même plus d'eau. On leur sert une décoction
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1. Levit., x, — 2. Matth., si.
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substantielle de légumes hachés, et ils la boivent à petites gorgées, non dans des coupes, mais dans une coquille d'huître. 0 honte ! Ne rougissons-nous pas de ces inepties? Ne prendrons-nous pas en horreur ces ridicules superstitions? Il est donc vrai qu'on recherche la gloire jusque dans la pratique de l'abstinence! Mon bien-aimé, sachez-le, le jeûne des vaillants consiste dans le pain et l'eau. Mais, comme c'est le lot commun des mortels de vivre de pain et d'eau, les raffinés dédaignent cette sorte de jeûne. Pour vous, n'ayez nul souci de l'opinion que les hommes se font de vous. « Si je voulais plaire aux hommes, dit l'Apôtre, je ne serais plus le serviteur du Christ 1. » A travers la bonne et la mauvaise renommée, à droite et à gauche, le soldat du Christ marche, sans s'enorgueillir des éloges, sans se déconcerter des injures, calme dans la prospérité, patient dans l'adversité, aussi indifférent à la tristesse qu'à la joie. N'allez donc pas afficher vos prières à l'angle de chaque rue, pour que le peuple, en vous voyant, s'écrie : Quel saint ! Point d'affectation. Ce que Dieu veut de vous, c'est la prudence, la justice, la tempérance et la force. Ne les affichez pas, mais pratiquez-les. Gardez-vous surtout du prurit de la langue et des oreilles; je veux dire : Ne faites jamais de médisances et ne souffrez jamais qu'on en fasse devant vous. La détraction est le vice le plus odieux et cependant le plus commun. Mettez une garde autour de vos lèvres. Sachez qu'on vous jugera d'après la sentence que vous aurez portée contre votre frère, et qu'on vous condamnera selon la rigueur de la condamnation que vous aurez prononcée contre lui. Une autre obligation fort délicate de votre ministère est celle de visiter les malades, de connaître les intérieurs et de posséder tous les secrets. Oh ! conservez chastes, non-seulement vos yeux, mais votre langue ; non-seulement votre langue, mais votre cœur Que jamais la maison voisine n'apprenne par vous ce qui se passe dans la maison d'à côté. Jadis Hippocrate faisait jurer à ses disciples, avant de les admettre à ses leçons, un secret absolu. Il leur imposait, comme une loi professionnelle, le silence.
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1. Galat., I, 10.