LES PRINCIPES DE LA THEOLOGIE CATHOLIQUE 19

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Le problème fondamental des temps modernes

tradition ou rupture de tradition comme chemin vers l'humanité?

 

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--------- A la fondation de l'humanité par la tradition s'oppose désormais la fondation de l'humanité par la raison émancipatrice, critique de la tradition ; la crise actuelle de l'Église provient pour une part importante du fait que ces deux modèles se heurtent violemment en elle au sujet de sa propre tradition.

 

-------. L'apparition des sciences de la nature telle qu'elle est représentée par Kepler, Copernic et peut‑être plus clairement par Galilée, n'est pas un soulèvement d'une raison libérée contre la tradition. Chez Galilée il s'agit très clairement de l'adoption de la tradition pythagoricienne et platonicienne contre la tradition aristotélicienne. En ce sens il s'agit d'un accord avec la tendance profonde de la Renaissance dans son ensemble: on fait valoir ce qui est purement grec contre la synthèse gréco-chrétienne du Moyen Age; contre une tradition figée et trop unilatérale, on se tourne vers une tradition ouverte qui apparaît ainsi comme une tradition de la raison contre une tradition établie par voie d'autorité. En ce sens, on pourrait instituer un parallèle entre le cheminement intellectuel de Galilée dans le domaine de l'explication mathématique de la nature, et ce qu'a fait Luther dans le domaine ecclésial et chrétien. Le mot d'ordre de Luther est un non décisif à l'oeuvre humaine des traditions, auxquelles il oppose «l'Écriture seule » comme pure parole de Dieu. En réalité l'Écriture est elle‑même

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tradition, et la négation de la tradition par Luther est en fait une protestation contre un type déterminé de tradition auquel il oppose la tradition première qui est pour lui, non pas une tradition historique ecclésiale, mais la parole directe de Dieu, comme pour Galilée le platonisme était important, non comme tradition, mais comme la raison parvenue jusqu'à lui.

 

   Nous pouvons donc, en une première étape, constater que la critique de la tradition exercée par les fondateurs des temps modernes ne concerne pas vraiment la tradition mais les traditions. Elle vit en trouvant la tradition derrière les traditions, et en profitant ainsi de la possibilité de se ranger dans un processus intellectuel dont le maintien et la continuation rendent possible le progrès. ---------

 

--------- ce qu'on veut en vérité c'est la puissance pure de la raison, le pur rapport direct avec la parole de Dieu. Et le fait que l'un et l'autre se trouvent bel et bien dans la tradition, que la tradition n'est pas le contraire de la raison mais son oeuvre propre et caractéristique, et ce qui la fonde en la rendant possible, tout cela perd de sa netteté peut‑être moins chez Galilée que dans la polémique radicale de Luther contre la tradition.

 

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   La démarche de Reimarus comporte cependant quelque chose de symptomatique de la deuxième phase des temps modernes. Elle est à peu près contemporaine de la publication de l'Encyclopédie, dont la mentalité a préparé la Révolution française. L'attaque contre la tradition devient de plus en plus radicale, consciente, mordante, et ce mouvement s'est répandu de plus en plus à l'époque de la raison technique. L'idée d'émancipation est aujourd'hui considérée comme l'antithèse radicale de l'idée de tradition : tous les systèmes du monde en usage doivent être transparents, et dans la rationalité technique l'homme devient le créateur de lui‑même et d'un monde qu'il construit lui‑même par ses propres inventions. Il se reconstruit lui‑même et reconstruit la réalité dans la transparence absolue de sa propre rationalité. Cela trouve son expression philosophique dans l'idée qu'il n'y a pas d'essence préétablie de l'homme, si bien qu'il est libre (et en même temps contraint à la liberté) de s'inventer lui‑même de déterminer ce que l'homme doit être dans l'avenir105. Cette coupure de l'homme par rapport au sol ferme, par rapport au donné qui le porte, se manifeste au plus haut point dans l'idée d'une liberté parfaite de disposer de la vie et de la mort, comme dans la suppression des différences entre l'homme et la femme. Le but de la parfaite émancipation semble devoir être atteint quand l'homme pourra être produit techniquement, quand il ne dépendra plus des hasards biologiques mais quand, scrutant tous les mystères, il pourra se planifier lui‑même dans une pensée qui ne regardera plus en arrière et ne prendra plus comme critères que les besoins et les espérances du futur.

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   Contre cet esprit de non‑retour du voyage interplanétaire de l'esprit, l'Église doit en vérité être comme un « contrôle au sol », une instance de la tradition, tout autant que, inversement, dans d'autres conditions, elle devrait être une station spatiale qui arracherait l'homme au monde fermé de ses traditions et l'amènerait à se critiquer lui‑même. C'est qu'elle provient elle‑même du fait qu'il existe un “péché originel », autrement dit, qu'aucune tradition n'est une base entièrement saine pour fonder l'humain, mais que toutes sont infectées par les puissances anti-humaines qui empêchent l'homme de devenir lui‑même. Dans cette mesure, elle a à voir avec l'esprit du monde moderne et celui‑ci avec elle. Elle ne connaît qu'une tradition saine : la tradition de Jésus qui vit sa vie en la recevant du Père, qui se reçoit lui‑même de lui et qui se donne continuellement à lui en retour.

 

------ Car la figure de Jésus signifie pour la foi que l'homme n'est pas un produit de l'évolution privé d'essence, mais quelque chose de radicalement différent: le contenu de la vie de Jésus consiste justement à être une rencontre et un échange avec celui qu'il nomme Père, à se recevoir de lui et à recevoir de lui son chemin. Croire en Jésus signifie donc croire qu'il n'existe qu'une vérité d'où l'homme provient et qui est sa vérité la plus personnelle et sa véritable essence. S'en émanciper au profit d'une finalisation autonome équivaut à s'émanciper de l'humanité et de la condition humaine. --------

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon